Par la fenêtre entrouverte de la voiture, l’air sentait le printemps qui venait lentement. Le vent était chargé du pollen des tilleuls qui fleurissaient timidement et de l’odeur lointaine des embruns, de cette mer qui fracture leurs vies, implacable, dont Don apercevait la ligne sombre à travers le pare-brise comme un horizon lointain dont elle voudrait se saisir. La route défile, monotone, mais le silence est plein de tendresse : du coin de l'œil, elle voit Ame de profil. La courbe innocente de son front capture les rayons du soleil qui l’ornent d’or, et l’enfant lui semble alors très pur, comme un séraphin silencieux au regard absorbé par le paysage qui défile. Elle a les lèvres étirées d’un doux sourire, sa tranquillité rayonnante dans l’espace clos de la voiture qui les mène à New York dans un après-midi tranquille, où tout semble au ralenti.
Ame était de ces enfants qui avaient pris sa main offerte, lentement, en quête d’un parent humain à la quiétude évidente qui pourrait recueillir tous les bouleversements sans fléchir ni hésiter. Don disait enfant, toujours ; les cheveux sombres d'Ame encadraient un visage ingénu aux traits encore juvéniles, alors tant qu’il y avait de la candeur, elle serait toujours cette figure parentale qui ne veut aucune piété et à qui ael n’a jamais à demander pardon. La radio jouait doucement un air de Sinatra qu’elle fredonnait pour elle-même, interrompu parfois par le cliquettement ténu de ses bagues sur le volant.
On arrive bientôt, je reconnais le quartier.
Elle trouvait paisibles ces moments échangés avec Ame depuis l’adolescence, alors qu’elle le conduisait jusqu’à ses concerts dans la fierté silencieuse de le voir s’épanouir comme une belle-de-nuit ; elle se disait alors que tous ses sacrifices n’avaient pas été inutiles : la jeunesse trouverait la joie ici comme elle l’avait fait autrefois. Elle était rassurée, aussi, de le savoir accompagné de sa main encore sûre, s’assurant ainsi de son retour le soir venu, loin de tous ceux que la mort implacable avait emporté—entre le béton des immeubles, ses souvenirs étaient tendres autant qu’ils étaient amers. Elle avait garé la voiture, puis avait ouvert la porte pour Ame sans y penser, forte de ses habitudes de femme galante. La rue bruissait des sons de la ville.
Viens, mon enfant. Je crois qu’on est un peu en avance.

---

Ame était un-e enfant sage, qui à l’âge adulte portait toujours au cœur cette angoisse de prendre trop de place comme un bleuet à la boutonnière. Pour ellui, dont les remerciements étaient toujours sincères, Don était tendre, père ou grand-père sans lien du sang qui n’avait que la douceur à offrir à celleux qui savaient la recevoir. Elle acceptait d’Ame les sourires légers, presque diaphanes, qui portaient une confiance lentement acquise ; le jour était beau mais un peu frais et le vent faisait onduler sur son front les boucles blanches de ses cheveux d’ange.
Ça me fait plaisir, ça me permet de d’entendre jouer.
La rue était à elle, le son du béton sous ses semelles, familier. Don avait arpenté, la jeunesse à l’âme, les avenues interminables de New York, portée par de grands éclats de rire et par l’amour qu’elle vouait à celleux qui l’accompagnaient—c’était il y a longtemps, quand la vie était dure mais pleine de joies intenses.
Quand j’étais jeune, il y avait un deli, dans le coin, que j’aimais beaucoup. On peut aller voir s’il existe encore ?
S’il fallait jouer à la famille, Don partagerait sans craintes ses souvenirs, dénués des ombres qui avaient assombri son passé quand elle n’avait pas encore le recul de l’âge : sa mère, figure arachnide, ne courrait plus les murs de son esprit—elle la savait disparue, peut-être, sans trop le croire ; ce n’était plus qu’une silhouette imprimée dans le panorama de la caravane où elle avait grandi, qui figurait dans ses souvenirs figée comme un personnage dans un diorama dont le sens lui était perdu. Ce n’était rien : elle pouvait ne garder que les après-midi ensoleillées et l’odeur des pins dans les Appalaches, le goût des pêches mûres et la mélodie de l’accent italien ; dans la brume de sa mémoire, elle sacrifierait tout ce dont elle n’avait plus besoin. Elle signe : on pourra manger des cannolis, épelant lettre à lettre le dernier mot dont elle n’avait jamais appris le signe. La rue est bruyante mais Don est enjouée, et les angles des rues ressemblent à ses souvenirs—c'est un printemps heureux et nostalgique.

---

Les rues sont toutes les mêmes mais Don s’était forgée ici, à l’ombre des blocs de béton et des murs de briques rouges où elle avait trouvé sa personne, quand le Tennessee n’était plus qu’une ombre et que les immeubles avaient remplacé la cime des arbres dans ses iris. Quand elle était arrivée à Nausikaa, elle n’avait d’abord pas réussi à dormir, habituée au bruit et à la moiteur des nuits de la ville : elle ne trouvait pas ses repères dans l’oppressant silence de l’île encore jeune, et il avait fallu des mois pour qu’enfin, elle trouve l’apaisement dans le son du vent dans les arbres et l’odeur des embruns. Dans le vide laissé par l’absence du grondement incessant des voitures, qui lui parvenait par sa fenêtre toujours ouverte sur la rue, elle avait perdu ses repères, ceux qui faisaient de New York son foyer, et c’était avec mélancolie et joie qu’elle retrouvait l’agitation du monde. Elle marchait tranquillement, Ame à ses côtés, orientée seulement par ses souvenirs et sans crainte pourtant de se perdre—elle répète deux fois le signe nouvellement appris, puis signe un merci tendre avant d’embrasser le silence.
Son passé loin de l’île était une brume ponctuée de souvenirs vifs, d’impressions d’un quotidien qu’elle voyait sans recul parce qu’il était sien : elle pensait à son passé et n’y voyait qu’une superposition de scènes qui ressemblaient à un film ; les décors étaient troubles et les couleurs délavées par le temps—Don peinait à prendre ancrage dans le glissement de sa mémoire.
C’était très différent, et pareil à la fois, d’un geste de la main, elle englobe la ville qui s’étend devant elleux, New York n’a pas beaucoup changé, dans le fond, c’est une chose immuable—peut-être que c’est moi qui ai changé.
Ce n’était peut-être pas là ce qu’Ame espérait, alors, elle tente de saisir sa nostalgie évasive avant qu’elle ne s’assèche sur le béton ou qu’elle ne tourne au coin de la rue.
Je me souviens, parfois, que je pensais que c’était horrible ; mais c’était il y a longtemps, et maintenant, j’ai laissé filer ce sentiment, je crois, pour me souvenir des choses heureuses.
Dans la rue suivante, le deli est toujours là, comme pour appuyer ce tableau déjà peint d’une ville immuable—Don se dit que rien n’avait changé, la façade était peinte d’une autre couleur mais le nom était le même, et elle entendait toujours sonner la langue familière qu’elle ne parlait plus assez.
C’est ici, viens, je vais prendre un café. On peut s’installer là, si tu veux, en attendant l’heure du concert.
Si tu lui demandes encore, Ame, elle te peindra l'image de sa vie d'autrefois—il lui fallait pour cela le temps de retourner au monde, de sortir de sa torpeur pour à nouveau saisir de ses grandes mains l'ombre de celle qu'elle était il y a cinquante ans.

---

Elle avait croqué les fruits acides de la colère, goûté leur amertume sur sa langue encore jeune quand elle avait prétendu trouver la paix—fausse dans sa tempérance qui ne connaissait pas le jour. Sur ses mains, le sang avait coulé comme une eau claire, jamais lavé par les affres du temps qui alourdissent les peines, noient les joies tranquilles ; et ainsi se trouvait-elle pétrie de cette rage qui, quand venait le soir, devenait ses regrets. Don s’était espérée bien sage, enfin, la nuque appesantie du poids des ans : il n’en était rien.
Je n’ai rien pardonné. C’est là mon problème.
Elle le dit sans tendresse pour elle-même, sans complaisance non plus pour ses péchés dont elle n’avait su s’absoudre ; sa vie déroulée comme un ruban aux yeux du monde portait toujours le deuil, la mort, délavée sous ses angoisses elle s’était teinte d’un mauve vieilli à l’intensité des ecchymoses. Don avait secoué la tête doucement, prière résignée au béton, à l’air tiède de la ville, au petit deli enraciné. Elle leur avait commandé des cafés, une pâtisserie aussi, offrant sans rien dire cet amour tranquille et silencieux qui répondait à ses stigmates. La rue fait un panorama frénétique où elle lit les traces de son passé avec l’intensité des oubliés qui voient le monde tourner sans eux.
J’ai lâché prise—j’ai oublié certaines choses que j’aurais dû pardonner, certainement, mais je n’ai rien pardonné du pire.
Si tu savais, Ame, la violence qui dort dans ses mains braves, serais-tu là avec elle ? C’était très jeune, si jeune, qu’elle avait commis le pire—vois-tu toujours la marque de son crime ? Sans abandon, elle en porte la croix ; ne l’avait confessé qu’une fois dans la faiblesse d’un automne. Ses lèvres se dessinent en sourire placide, celui des saintes et des martyrs, quand elle n’était ni l’un ni l’autre.
Il ne faut pas se laisser ronger ainsi par la colère, par la frustration de son impuissance : cela n’apporte rien de bon.
Il ne faut pas vicier la chair de l'aigreur de ses maux : elle prend une gorgée de café pour se sevrer, enfin, de sa tourmente ; se recompose avec tendresse et indolence.
Enfin, ne parlons pas de ça ! Ce ne sont que des problèmes de vieille dame.

---

Elle se complait un temps dans le silence, ne cherche pas à le combler—les bruits de la ville le font pour elle. En toile de fond de leur discussion, il y a les voix qui s’invectivent en italien et la vaisselle qui cliquette, il y a l’odeur du café et le grondement de la ville : même pour Don, dont le sentiment du foyer familial est lointain, c’est un retour à la maison. Elle n’avait pas de hâte à combler le vide, occuper l’espace, laissait exister la paix qu'apporte la quiétude : c’est une forme de piété. Face à l'inconfort d'Ame, elle n’arbore qu’une constance placide et sans émois ; et dans son port de tête, il y a la sérénité de ceux qui se savent honnêtes, au-delà même de la croyance. Don avait l’arrogance de ne pas maudire son passé, de ne plus le regarder—c’était un lien à trancher d’un coup d’épée, sans trembler, avec la certitude de la justesse de sa propre conscience.
Bien sûr, c’est très difficile. Je te donne des conseils que je ne suis même pas dans ma propre vie—c’est à ça que servent les aînés, je suppose.
Elle reprend une gorgée de café et repose la tasse qui semble minuscule entre ses mains de titan, de figure purement allégorique qu’on ne regarde que d’en bas, comme une montagne ou une statue : Don était de ces êtres qu’on ne découvrira mortels qu’au crépuscule, au soir de son existence. Elle hausse les épaules à en faire trembler le ciel—ce n’est pas de l’indifférence, c’est une résignation tranquille face au passé d’Ame qu’elle connaissait déjà, sans que l’horreur lui soit dite.
Tu ne peux pas le forcer, sa voix se veut tendre, injonction à la patience face à la violence du monde. Je sais que les stigmates sont lourds à porter. Je sais aussi que la paix viendra, un jour, quand tu ne l’attendras pas.
Elle regarde un point derrière la tête d’Ame, n’aperçoit que le courant de la rue par la baie vitrée. Son regard bleu clair, incisif et doux, se repose sur ael. Elle parle pour qu'ael ne se sente pas l'obligation de se livrer.
Je suis désolée. Je sais que c’est très dur.

---

La tasse est vide et il ne reste, collée à la faïence, que l’écume d’un café bu avec l’air abstrait qui caractérise les grands hommes : la situation déployée autour de Don force le panorama d’une vie dont elle voit déjà le soir, et l’accumulation de détails appelle à un quotidien qui n’était plus le sien depuis des décennies. Il y avait dans le goût de l’expresso, dans la petite icône de la Madone au-dessus du comptoir, dans la langue parlée à grands cris et le bruit ténu de la route un empilement de sensations familières et floues, suffisamment lointaines pour qu’il n’en reste que la nostalgie tranquille, défaite des tourments de sa jeunesse—c’était là le privilège de l’âge. Je suis désolée que tu aies eu à vivre tout cela, et je suis contente que tu nous sois arrivé en vie .
Ses deux mains posées à plat sur la table, Don ressemble à un Salomon silencieux et affable qui n’attend que le droit de prononcer une morale à la rigueur biblique. Son visage, dont les traits sont gravés au burin, semble extrait de l’effervescence du monde, et elle porte un recueillement qui lit dans les non-dits d’Ame les lignes d’un dossier arrivé autrefois sur son bureau. Elle n’a, en réponse à la violence, qu’une bienveillance manufacturée de cinquante ans de règne, symbole d’une paix tépide et juste qui avait noyé sa propre colère.
C’est horrible à dire, mais tu apprendras à vivre avec. Ce n’est pas de ta faute, j’espère que tu en es conscient et que tu es clément avec toi-même.
Son sourire sempiternel se veut d’un confort que Don ne peut donner que depuis l’altitude du divin, que le vice n’atteint jamais. Son visage est une montagne sur laquelle s’écrasent et se divisent les colères d’Ame comme le vent du Nord.
C’est bientôt l’heure, je crois que nous devrions nous mettre en route. Viens, mon enfant.

---