CULT LEADER
Dans la bagnole, Ninel se croit en bateau—l’ivre du poème mais aux couleurs bavées. Il porte les taches de vins bleus sous ses yeux et les azurs verts sur le bout des lèvres, comme s'il avait bu la nuit ou bien comme si la nuit l’avait embrassé sur la bouche, et un peu tabassé—flottant et blême noyé pensif, mais pas ravi. Agacé par la ville. La ville avait beau frôler une heure du mat’ qu’elle brillait quand même de mille feux d’un orange sale de lampadaires qui, chaque fois qu’on roulait dessous, flashaient d’un coup l’habitacle. Elle le gênait, avec ses éclairs trop curieux qui savaient tout son soir, sûrement—sûrement qu’elle est au courant, la ville, de comment on l’avait gâché; au parfum et pourtant elle n’a pas réagi, plus tôt à son soir, comme d’habitude elle s’est contentée de le voir alors qu’il se tenait là, debout sur un trottoir dans un quartier scabreux, là qu’il aurait pu lui arriver un drame, encore, et toujours elle admire; elle le gênait, mais parce qu’en vérité elle le vexait copieusement. A tel point que sur la fin du trajet, Ninel voudrait s’y croire mieux—en bateau—et là, peut-être qu’il pourrait vomir au visage de New York. Malheureusement la voiture se range avant la nausée. C’est tout juste s’il a le tournis quand il en sort enfin, claque la portière; sans dire merci.
Comme promis par texto, tu te trouves en bas de l’immeuble—le tien—il était moins gris en photo. Et toi pareil quand j’y pense. Quand je pense à toi, moi je crée des nuances, souvent—je te colorie je dépasse—j’ai conscience que je mens mais je t’aime mieux comme ça. Comme je veux que tu sois. Je veux toi qui m’accueilles tes deux bras grands ouverts et tes dents qui brillent blanches parce que tu me souris, je veux toi qui m’étreins pratiquement qui m'étrangles tellement je te fais plaisir rien qu’en étant venu. Ça m’a coûté trente-cinq dollars et sans doute six amis. Je sens le regard du chauffeur du taxi dans mon dos, cuisant, la brûlure indiscrète entre mes omoplates—il nous mate lâchement comme la ville—« Il faut que tu m’enlaces. » Sans te dire s’il te plaît. S’il me plaît tu dois le faire, après tout, j’ai faussement dit au driver que j’avais une copine—toi—que j’allais la rejoindre pour qu’il me laisse tranquille. Ils me gênent, tous, à vouloir tout savoir à propos de mon soir; comme si la ville au courant n’était déjà pas assez. « Enlace-moi Lady » toi aussi tu le sais « j’ai passé une soirée horrible—je mérite au moins ça. » Et ensuite—je verrai—ensuite je veux toi qui m’invites à monter, qui me sers un café ou quelque chose de fort—plutôt la seconde option—et puis, et puis toi qui me demandes qu’est-ce qui ne va pas Ninel, ou pas; je verrai.

Et c’est faux, c’est du toc, tes bras qui lui jouent des ailes d’ange gardien en plastique, tes plumes polyesters mais il s’en contrefiche, Ninel, il s’y agrippe alors même qu’il les sait mensongères. Ça lui va. Tu lui vas à son teint, sa grise mine azurée. Tu lui vas tellement qu’il s’éternise un peu, nimbé de toi, comme un acteur de misère qui s’aime trop déguisé pour enlever son costume; ne m’arrache pas mon rôle, laisse-le moi une minute. Ma minute de gloire odieuse où je me sens le pire, le plus triste haut la main—mon malheur le meilleur—manquerait plus que je pleure et je serais parfait ! Plus seulement déchiré; parfaitement déchirant. Manquerait plus que je pleure, que je pleure, que je pleure; j’attends quoi ? Je m’attends les orages mais mes yeux restent secs, et toi—toi qui peignes mes cheveux avec une tendresse monstrueuse, tu ne veux pas tirer dessus ? M’arracher quelques mèches pour voir. Si je pleure, peut-être que j’aurai des vraies fleurs. On ne sait pas.

Tu le lâches avant ça, bien avant les sanglots. Le temps qu’ils montent de toute manière vous en avez pour la nuit alors allons-y sans eux. Il fait la poupée de chiffon facilement transportable qui pèse un poids dérisoire entre tes doigts maintenant—qui pourrait en glisser si tu ne serres pas assez—c’est tout juste s’il regarde jusqu’où tu le trimballes, compte distraitement les étages d’ascension silencieuse. Se dit que tu pourrais loger dans un taudis surélevé qu’il ne t’en voudrait pas, Ninel, tant qu’il est presque au ciel. Au septième c’est chez toi.
Il n’a pas reparlé et ne parle toujours pas malgré la dégaine des lieux qui mériteraient une pensée, en deux ou trois mots simples comme j’adore ton salon. J’adore d’abord m’y asseoir comme un roi d’occasion—je dis d’occasion parce que je l’étais tout à l’heure, un roi restauré qu’on fêtait diablement, et que je me suis mis dehors afin que tu me ramasses—j’adore ça, et puis te voir me toucher comme si c’était dommage, affreusement déplorable qu’on me saccage et me jette. Tes pouces qui m’affleurent mon visage à ses coins les plus bariolés c’est de l’inquiétude palpable, et moi j’adore. Ça me lance mais j’adore quand tu fais attention.
Quand tu me sors des pansements aussi mais « Nan—laisse comme c’est. » Comme ces charognes au bord des routes c’est moche, malpropre mais ça ne viendrait à l’esprit de personne de les enlever de la voie, de nettoyer le goudron—sinon qu’est-ce qu’ils mangeront ? Mes amis nécrophages. C’est pour eux, plus tard—pour le moment « C’est pas si grave—c’est bleu tu m’as dit, ça y est ? Tant mieux. » Toute sa tenue se vautre lâchement contre le dossier du sofa dans une posture mauvaise de travail accompli. Il s’autorise carrément à reposer ses yeux. « J’ai demandé son numéro à une fille alors que son mec était dans le périmètre, je sais pas… » Il sait très bien. Hausse les épaules. « De toute façon le gars savait pas cogner. » Ses paupières se rouvrent mais sa bouche, pas encore. Il y sent l’absence de pluie, de dialogues admirables autant que peut l’être un bouquet de pavot, de vert menthe ou chlorophylle ou de toute autre couleur de choses réellement vivaces—il n’y sent qu’un goût de fosse commune où les morts sont tous anonymes, tous innommables. Il déglutit, et le goût ne passe pas. « … J’ai mortellement soif. » Il fait rouler sa nuque sur l’appui-tête pour ne plus fixer ton plafond, en décroche ses prunelles qu’elles retombent dans le noir des tiennes. « T’as de quoi arranger ça ? » J’ai conscience que j’abuse, non pas de ta gentillesse mais de ton professionnalisme lorsque j'ajoute en souriant « T’aurais fait quoi ce soir si j’avais pas été là ? » Tu peux m’inventer des histoires si ça te chante mais raconte ! Qu’est-ce que tu ferais sans moi ?

Je te regarde et je ne te montre rien, rien d’autre à voir qui ne soit pas mon image lissée pour l’occasion puis méticuleusement dégradée pour l’occasion suivante—parce qu’il n’y a pas besoin de révéler l’envers, au recto mon visage au verso mes pensées. Tu n’as pas besoin de savoir que je me baigne les idées dans tes condoléances qu’elles soient artificielles ou non—du moment que tu m’en épands de grands lagons turquoises, moi ça m’importe peu—que je m’y lave mais que je sens le vaseux de leurs fonds, le douteux qu’elles recèlent. Je veux dire. A la première heure du matin tu plains mes malheurs idiots, mes vaisseaux éclatés à coup de poing serré même pas fermement mais avec une force minable d’ivrogne sorti de boîte. Tu me plains et, soit dit en passant, soulignes que l’indigo des coquards me dessert, me gâche mon harmonie tandis qu’il y en a dans un pays voisin ou même le nôtre, en fait, dans cette ville si tu as la flemme de chercher aussi loin—bref, il y en a certains à qui c’est le rouge, le vrai rouge sang qui va rudement mal, il y en a qui sont véritablement laids parce que les tripes à l’air libre, souffrant des attaques au couteau ou des tirs à bout portant le tout au fond d’un caniveau dégueu' plein de flotte, et ceux-là, tu peux les plaindre chaque jour que Dieu fait à la télévision, aux infos de vingt heures, ceux-là ils mériteraient au moins; mais non ! Toi c’est moi que tu prends en pitié, à moi l’empathie, à moi la charité qui servirait les pauvres, les estropiés, les victimes ou leur famille quand les victimes sont en bière. A moi, le verre offert pour fêter ça et moi, j’aimerais boire… « T’as pas du citron vert ? Pour me faire un—... Nan vas-y c’est chiant, laisse tomber—moi je veux bien l’Apérol et le jus de pamplemousse. Les deux mélangés. Trois quarts d’Apérol un quart de jus—à peu près, comme tu sens. » Si tu fais les mixtures comme ta miséricorde je suis à peu près sûr de finir étourdi, vu comment tu me gâtes.

Alors il pense, Ninel, sans sentir le besoin de le penser tout haut, que c’était une honte que de ne pas l’avoir—la honte de lui, de toi, de vous deux réunis—la honte de votre scène célébrant vos déboires comme un anniversaire ou la nouvelle année. Il ne l’a pas non plus quand tu le sers, qu’il se redresse pour boire immédiatement sans porter un seul toast ni remercier personne; il te dirait merci qu’il devrait clarifier, pour quoi—pour l’accueil pour ta porte ouverte pour tes bras, pareil, ouverts et pour la place offerte, au premier rang pour t’entendre lui tirader la nuit et les hommes et la bêtise de ces hommes lorsqu’ils achètent ta nuit—tu vois ce serait long de te dire, merci, pour tout. Pour toi il peut par contre jouer les bons publics, conquis absolument parce que du même avis. Tu soupires, il soupire. En rajoute en levant les yeux au ciel—ça ne lui coûte pas d’effort dans la mesure où « Ils sont horribles ! Les vieux beaux pétés de fric—neuf fois sur dix ils ont des femmes, et tout ce qu’ils trouvent à faire c’est mal baiser d’autres femmes. Je déteste ça. » Ça ne coûte jamais d’effort de détester son père et tout ce qui s’en rapproche. Il s’était tourné de côté pour t’écouter en face et s’accoude maintenant au dossier du divan, une main tenant son verre l’autre soutenant sa tête. Et lui alors, si il avait le contact de la fille du nightclub, « J’aurais rien fait ? J’en voulais pas de son numéro moi je voulais que son mec me casse un peu la gueule—après dans tous les cas je serais parti. » Dans tous les pires des cas je t’aurais appelé, toi.
« Et si tu m’avais pas répondu… »
Déjà Ninel ne serait pas là, à siroter l’alcool comme du lait concentré, à s’avachir entre chaque dose la tempe qui coulerait presque lorsqu’il la pose contre son bras et qu’il songe avec paresse—à sa soirée sans toi « Je sais pas, j’aurais appelé—je sais pas ! Un pote peut-être. Elinor, quand je l’appelle en général il vient—ou peut-être le gars que j’aimais bien avant. Mais on se parle plus, j’aurais appelé pour rien—pour dégrader la qualité de son sommeil si il dormait, sinon » Sa phrase s’arrête soudain, sinon—nada. « Sans toi, je sais pas ce que ferais. » Ce soir fichu, comme tous les foutus soirs. « Quand tout est gâché—» et tout pouvait être sa journée, sa semaine, sa saison son année ou même tout ce qu’il est, Ninel, quand il est tout gâché et qu’il s’en rappelle trop «—je peux plus me les voir, tous. Sauf toi. » Avec toi je peux toujours me voir, moi, même en ruine.
Il peut du coup se voir rire—pour finir, c’est ce qu’il fait.
« Toi ça va ! » Avec toi ça allait.

Habituellement Ninel n’aime pas ni qu’on lui donne des ordres ni qu’on lui guide ses gestes mais il vient de te dire—avec toi ça allait—alors ça lui va d’abandonner son verre au bord de la table quand il te voit t’avancer, tes mains tendues, pour lui céder ton coeur comme une place au soleil. Au soleil, c’est là que sommeillent les serpents. Et tes mots sont des couleuvres et tes bras sont des cobras mais il avale et se blottit sans peur, sans dégoût, sans que son instinct de survie ne lui souffle des mises en garde. Il se tient même à toi en contrariant ses doigts sur ta robe au centre de ton dos—te tiendrait encore mieux si seulement c'était possible, si seulement tes habits puis ta peau puis tes os n'empêchaient pas Ninel d’empoigner tes organes. C’est mal. C’est mal de ne pas voir le mal là-dedans, ou plus exactement de ne pas vouloir le voir. Il a les yeux bien ouverts pourtant et la tempe au plus près de ce qui sonne faux, entend parfaitement le métronome dégénéré qui pourrait saccager le calme—il reconnaît le rythme parce qu’il le connaît à merveille, parce qu’il l’a écouté des nuits ligaturées pareil contre un corps monstrueusement chaud qui chuchotait comme toi. Il chuchotait comme toi. Comme quoi ça irait toujours avec lui qui m’enlace. Toujours ça me trouble et toujours je déteste, parce que je ne déteste pas ça. Je ne déteste pas étouffer un petit peu de force, je ne déteste pas l’impression qui me prend, le sentiment d’être extrêmement seul au monde et de n’avoir personne d’autre que toi, pour m’aimer, moi. Evidemment je déteste celui qui m’a rendu comme cela—incapable de détester tout ça malgré que tout ça soit malsain—et je déteste aussi celles et ceux qui ont laissé faire. Mais pas les gens qui lui ressemblent. Etrangement les possessifs les aliénants les fanas presque fanatiques et les indéniablement déviants, j’apprécie. C’est mal mais je les apprécie beaucoup.

Il t’apprécie beaucoup et ne veut pas que tu le lâches, vraiment pas dans l’immédiat—c’est mal ? Si il reste un moment à plagier la Pietà de façon grossière étant donné que tu n’es pas la Vierge et qu’il n’est pas le Christ, que la pose est loupée. Il se sent fidèle au chef-d’oeuvre dans le fait qu’il se sent mourant. « Tu peux me jurer que tu décrocheras toujours ? » Car je peux te jurer que je ne manquerai jamais de réclamer ta voix. « Et si t’as plus de batterie, et si t’es dans une zone où le réseau est médiocre et que je t’appelle—comment tu décroches ? » Une heure et demie du matin n’est pas une heure décente pour autant de et si, et si, et si Ninel t’en a dit deux il a néanmoins la présence d’esprit de stopper avant le troisième. Et si tu veux sa perte. C’est si inexprimable. « Enfin fais-moi la promesse quand même. Moi je te promets, je t’appellerai toi. » Il promettait généralement très tard, le plus souvent dehors dans un état épouvantable—te promet et, par association, veut cloper en même temps. Ne voulant pas que tu le lâches encore il respire ton parfum pour réfréner l’envie d’inhaler le fléau. « De toute façon j’arrêterai jamais de t’appeler vu que j’arrêterai jamais d’avoir des problèmes. » Et si il cessait de s’attirer des ennuis—c’est un et si tellement insane qu’il le fait largement sourire. « J’arrêterai d’en avoir le jour où je rendrai l’âme. Je te promets ! » Sur tout ce que tu veux, il te promet. Il ne vit plus pour rien, Ninel. Rien que pour les noeuds aux estomacs coupables.

Même si l’adverbe est sépulcral—parce qu’il l’est formellement quand on le place dans des paroles d’honneur, l’adverbe toujours, il jure à demi-mot le respect d’une promesse jusqu’à la fin d’au moins une vie—Ninel n’a pas l’angoisse d’un nous interminable. Nous ne pesons pas lourd sur mes épaules, nous ne sommes pas des menottes imbrisables à mes poignets. Je ne me sens pas captif, moi, en nous. Ça me touche quand tu confies que tu t’embêteras beaucoup, sans nous—personnellement je sais dès aujourd’hui que nous ne m’ennuierons pas, jamais. Nous n’aurons pas le temps de venir à bout de ma patience parce qu’après nous, il y aura toi. Rien que toi. Moi, « ça m’étonnerait que je vive vieux. » Je t’ai marmonné cela comme si c’était là ma pensée, bête et sans réflexion, ma pensée d’une heure et des poussières du matin tellement inintelligente que demain je n’y penserai plus. Ma pensée si crétine que j’en ris, immédiatement, avant de m’écarter de toi l’air de quelqu’un qui n’a pas vraiment dit ça—ou alors qui l’a dit, vraiment, mais de la même manière qu’on dit tout chose improbable. Ca m’étonnerait que j’atteigne trente, quarante, cinquante ans révolus comme ça m’étonnerait que je gagne au loto. Voilà.

Le dos droit, Ninel récupère son verre. En se redressant seul il vous a déconstruit, vos postures effondrées l’une contre l’autre démolies doucement pour se refaire la sienne—sa stature, il la façonne avec un soin particulier, appliqué, il se la sculpte à coup de gestes infiniment légers. Il boit, et ce n’est pas vulgaire quand il le fait car le bord en cristal ne cogne pas ses dents, et l’alcool avalé a beau brûler sa gorge il ne fait pas un bruit de coulée de magma. Il boit et on dirait de l’eau, ou de l’éther. Quand il repose l’Apérol pamplemousse c’est délicat, pareil. Il s’apprête, en fait, depuis qu’il a quitté tes bras. Là il est prêt. Là il te regarde pour te dire en définitive. « Je suis mort une fois déjà tu sais ? » A voix haute et spontanée, de la même manière qu’on dit toute chose probable mais banale a posteriori d’un petit cinéma du corps. Je me suis bien tenu, j’ai bu d’une belle façon, j’ai même placé mes mains sur mes genoux superposés—je suis joli à voir alors que je suis laid à entendre. Je suis mort une fois dans ma vie alors que je ne suis pas censé. Pas devant toi. Pas entre nous. Nous ne sommes pas immortels je sais—je sais ! Du coup j’ajoute, pour dédramatiser je suis mort « Métaphoriquement. » Et puis je te souris comme si j’avais menti.

Mais ça l’a soulagé de t’avoir dit la vérité, à toi qui ne dois pas savoir autant sur les Dieux—qu’il est naïf, Ninel ! Quand il se lève, s’étire, sort ses cigarettes de sa poche pour presque en croquer une et s’en va ouvrir la fenêtre de ton salon, chez toi comme chez lui. Il a la décence de te demander « Ça te dérange si je fume ? » Bien qu’il actionne son feu sans attendre le tien—vert ou non, ça change quoi ? Il vient de te dire. Il est mort une fois.