Moins un. A l’époque, le couple Krieger-Maeda habite à Philadelphie avec leur premier fils, Terrence, âgé de six ans et quelques. Cecil—commerçant déjà l’armement—fait la connaissance d’Aphrodite à l’occasion d’un voyage d’affaire à New York. Leur relation l’exalte parce qu’elle est délinquante, accusable. Drôlement paradoxale puisque lui est un homme enrichi par la Haine tandis qu’elle est la déesse souveraine de l’Amour. En l’apprenant enceinte, Cecil déchante—conçoit sa carrière, sa famille, toute sa vie en péril—tente d'argumenter pour qu'elle ne garde pas l'enfant. Aphrodite, divinement offensée, refuse et pose un ultimatum; si Cecil veut s’éviter la ruine il doit avouer son infidélité, demander pardon à sa femme et que sa femme soit une mère pour sa faute, aussi. A ces conditions, il ne sera pas maudit.

Zero. En résulte Ninel—au ciel la moitié d’un dieu, sur terre la moitié d’un fils. Cette année-là, les Krieger-Maeda déménagent à NYC comme si la précédente n’avait jamais eu lieu.

Un. Et celles qui s’ensuivent sont étonnement tranquilles. A la nouvelle maison l’on traite Ninel comme Terrence, avec la même bienveillance exigeante—tendre et sévère—cache-misère et crève-cœur—dans un sens on s'adore mais avec une forme de décence crispée, difficile à doucir. On s'adore solennel.

Sept. La dernière insouciante. Jusqu’à celle-ci Ninel est un tout petit émotif dont les tantrums font à peine trembler l’entourage parce qu’ils sont comme lui—petits encore. Il écoute à l’école, suit les cours d’athlétisme et de piano sans broncher. Il rechigne devant son assiette à chaque heure du dîner—c’est classique à sept ans—et quand il relationne l’on remarque qu’il n’a aucun filtre. Il ne tracasse personne.

Sept (bis). Il ne tracasse personne alors qu’il faudrait. Depuis que Terrence a l’autorisation d’inviter les amis—les week-ends et uniquement les week-ends—du lundi au jeudi Ninel est plus ou moins tenable. Et puis vient vendredi et ses humeurs en dent-de-scie—infernales. C’est un caprice hebdomadaire constitué de larmes et de cris pour visiblement rien, pour des soirées-pyjama qui ne le concernent même pas, Ninel, même pas dans sa chambre qu’ils seront les copains et donc, pourquoi les crises ? Pour qui ? Il ne donne pas de nom, braille à propos d’un monstre qui raclerait les ombres—c’est classique à sept ans. Les amis de Terrence sont des adolescents. Que l’un d’eux se révèle monstrueux est inimaginable.

Sept (end). A force il ne braille plus à propos ni d’un monstre ni d’un ami, encore moins d’un ami-monstre. Nonobstant, pourvu qu’une broutille le chagrine légèrement il s’égosille gratis. C’est classique à sept ans.

Et à huit ans.

Et à neuf ans.

A dix ans cependant ça commence à lasser. D’autant qu’il n’est plus strictement turbulent Ninel il est aussi un menteur. Ça lui prend par degrés—comme une fièvre—il dit je me suis foulé la cheville pour être privé d’athlétisme il dit je me sens la migraine pour être exempté de piano il dit j’ai vomi dans la nuit de vendredi à samedi et comme ça, pas de soirée-pyjama. Ça va tant qu’il ne fait que dire.

Onze. Dire est insuffisant. Désormais il fait—se fait—des entorses, des maux de tête, des hoquets artisanaux à coup d’index et de majeur carrés au fond du gosier. Sa sœur cadette nait ces temps-ci mais Ninel lui vole la vedette. Il tracasse follement. N’a pas honte.

Quasiment douze. Son père l’accompagne à l’isthme. Ninel rejoint la colonie et s’y plaint immédiatement d’avoir froid soif et faim—et peur des monstres. Le plus intolérable étant qu'il sonne sincère.

Adolescent. Il aurait pu se changer en monstre à son tour mais finalement, il a viré sycophante. N’est pas solitaire, loin de là—il s’entoure et s’attache à tout va, n’importe comment. Ses préférés sont ceux qu’il attriste ou qui l’attristent; quelquefois avec eux, on le voit fournir des efforts.

SEIZE. A un fils de Dionysos, Ninel dit je t’aime bien.

DIX-HUIT. Je t'ai dit je t'aime bien—j'ai menti. Je t’aime tout court. Je t’aime sans rien après je t’aime à part un point peut-être. Ou alors je t’aime, virgule, je pourrais en crever.

Si tu cesses de m'aimer soudain sans prévenir je te le dis
direct; je vais le faire, moi, je vais me foutre en l'air sérieux.

VINGT. Je te dis que je t’aime fatalement—et tu t’en vas ? Mais je t’aime, et je me suis foulé la cheville et je me sens la migraine et j’ai vomi dans la nuit—et tu t’en vas.

VINGT-ET-UN. Mais je t’aime, du coup j’ai recontacté mon père—alors que je ne l’aime pas tant que ça—pour réclamer des études dans la ville où tu vis. Je t’aime maladivement—je t’aime à un stade où te dire, je t’aime en phase terminale, n’est pas hypocrite. Je me fais porter pâle en cours et je vais frapper à ta porte.

VINGT-ET-UN (BIS). Au fils de Dionysos, Ninel dit je te l’avais bien dit. Tu ne peux pas me dire que je ne t’ai pas prévenu. Je vais le faire maintenant—admire ! Dans la cuisine de l’appartement, le tranchoir qu’il saisit des deux mains vient de servir à couper—des grenades—c’est la saison—il le brandit très haut tourné vers lui, hésite un instant mais un instant véloce furieusement névrosé qui s’achève aussitôt; qu’il se plante. Ce n’est pas aussi fastoche que les films le font croire, c’est pénible en plus de lancer en douleurs abominables, de produire un bruit gluant dégueulasse qui râpe contre une côte. Il l’avait bien dit—maintenant qu’il l’avait bien fait il respire et siffle atrocement. Comme une baudruche percée. Il titube. Au fils de Dionysos, Ninel dit « J’ai merdé— » étrangement pas terrifié de s’être troué le poumon « j’ai visé comme un demeuré— » tant pis ! De toute façon ça ne me terrorise pas. Ça fait longtemps que je ne braille plus quand on me commet mon meurtre.

VINGT-ET-UN (END). La bénédiction d’Hébé le ramène intact—nickel chrome.

Plus tard, Ninel se dit qu’il regrette un peu ce qu’il a fait. Il se dit j’aurais mieux fait de me foutre en l’air ailleurs comme sous les yeux de Terrence et des parents. Le fils de Dionysos il ne méritait pas tout ce cinoche.

Bah—peu importe. Je les tracasserai autrement.