Tu ne t'attendais pas à le voir passer la porte. Tu l’accueilles d'un haussement de sourcil, ta façon de demander, muettement, si tout allait bien. Visiblement non. Ce n'est pas la première fois qu'iel vient quérir ta présence ou tes conseils. Tu n'es pas désintéressé du respect qu'iel semble te porter. Tu aspires à lui faire embrasser ta vision du monde, à lui faire comprendre l'importance de fermer vos portes, vous couper du monde. Gloire, prestige, tout ça n'est qu'éphémère. Tu aimes ton père, tu connais l'envie dévorante de plaire, Bellamy. Seulement, tu ne l'aimes pas au point de lui défier le sacrifice de ta vie. Mais, aujourd'hui, tu remarques dans le regard de Cassiopée que votre discussion du jour ne sera pas aisée.

— Je vous en prie, installez-vous.

Iel reste planté là un instant. Tu fronces les sourcils, tu n'as pas souvenir de l'avoir vu aussi troublé. Tu te lèves ta chaise, mais à peine a-t-iel ouvert la bouche tu suspends ton geste. Ton regard s'écarquille brièvement, tu manques de totalement cacher le soubresaut que t'évoque appellation officielle de Duke. En silence, tu te rassois, les épaules plus affaissées. Tu désignes de nouveau le siège en face de toi.

— Asseye- Assis-toi.

Tu te fais violence pour déglutir et reprendre contenance.

— Il semblerait qu'il t'ait marqué.

Tu tires en silence le petit tiroir sur la droite de ton bureau pour en sortir ton paquet de cigarette.

— Je peux ?

Tu ne te sens, honnêtement, pas capable de parler de Duke sans le renfort de la nicotine. Tu pousses un peu sur ta chaise pour te lever et ouvrir la fenêtre. A défaut de lui épargner tes excès, tu lui fais grâce de se noircir les poumons plus que nécessaire.

— J'ai rencontré l'hydre deux fois. Une fois à mon arrivée à la colonie, une autre fois pendant ma cérémonie de la première sortie. Je suppose que c'est celle-là qui t’intéresse ?

Tu glisses ta cigarette dans le creux de tes lèvres.

— Je peux te parler des deux mais, je te préviens, ce ne sont pas de belles histoires.

Prudemment, tu relèves les yeux vers lui, oses demander.

— Es-tu sûr ? Car ça ne va pas te guérir, tu sais ?

S'échappe de tes lèvres un souffle qu'on pourrait jurer être un rire. Le regard braqué sur la fenêtre et le paysage qui s'étend au-delà, tu tires une nouvelle bouffée.

— Inoubliable, en effet.

Tu viens doucement toucher ton épaule, fronces les sourcils. Il t’arrive encore de rêver de lui certains soirs. Dans ces moments de cauchemars, tu jurerais sentir son souffle contre ton oreille fredonner la fameuse chanson. Ces nuits-là, tu te lèves en sursaut, allume toutes les pièces, fouille tout ton appartement avant de te recoucher, sans pour autant être capable de dormir de nouveau.

— Tu veux le comprendre...

Tu te détournes de la fenêtre, presse brièvement ton épaule avant de soupirer.

— Très bien.

Tu prends le temps de l'observer, vraiment. Tu comprends la vengeance, te surprends à malgré tout la craindre. Pour autant, quand tu regardes Cassiopée, aujourd'hui, te sens l'estomac doucement se tordre d'une excitation mal placée. Est-ce qu'iel pourrait comprendre ? Est-ce qu'iel pourrait partager ?

— Je n'ai fait ce récit qu'à très peu de personnes.

Comme pour lui donner une forme de privilège, lui souligner le caractère intime de cette confession. Vivre dans le peur de Duke avait été sans nul doute la pire épreuve de ta vie. Non, réflexion faite, le fait d'avoir dû vivre ça seul, qui était le pire. Désormais tu partages cette folie avec quelqu'un. Mais la chose qui te fait tiquer, c'est que là où tu étais prostré dans ton lit, Cassiopée souhaite se venger. Iel est fort. Iel réveille ton honneur.

— Il m'a pris par surprise. Ce soir-là, je passais le rituel de la première sortie. Mes adelphes avaient caché une coupe appartenant à mon pè- à Mr. D dans les ruines de l'ancienne grande maison. Il m'attendait.

Tu écrases ta cigarette, revient t'asseoir.

— Je n'ai pas compris sur le coup. Je pense que l'Hydre entretient un genre de fascination pour ma capacité à induire la folie chez autrui. Lors de notre premier affrontement, j'étais enfant, j'ai perdu le contrôle. Je crois que ça a provoqué quelque chose chez lui. Il m'a attendu, non pas pour me tuer mais pour que je lui fasse ressentir ce qu'il a ressenti autrefois. C'est du moins l'impression que j'ai eu.

Tu te refuses à humaniser Duke. Tu secoues la tête.

— Je ne veux pas m’interroger sur le pourquoi de ce besoin. Le fait est qu'il n'a reculé devant rien pour me pousser psychologiquement à bout. Il est venu armer d'informations et de menaces pour me faire perdre de nouveau le contrôle et il a réussi.

Tu te souviens de son rire. Mal à l'aise, tu t'agites. Tu tapotes du pied, prends la carafe qui trône sur le bureau pour te servir un verre d'eau.

— Navré.

Tu t'imposes une gorgée, soupires.

— Je n'aurai pas dû survivre. Il m'avait sévèrement blessé et mis à terre. Il a commencé à me... Dévorer. Il semblait revivre. Puis d'un coup, il est tombé et je me suis enfuie.

C'était éprouvant. Tu prends le temps de respirer, comme pour appeler ton corps à se détendre. D'un regard, tu jauges sa réaction. Semble le voir vraiment pour la première fois.

— Il est différent oui. Il a... Quelque chose d'humain dans sa folie.

Et ça te fait peur.

— Comment l'as-tu ressenti, toi ?

Tu sens une tension dans ton dos, Cassiopée décrit à merveille ce que tu as ressentit entre les mains de l'Hydre. Une poupée. Un jouet. Un pantin qui ne s'articule que sous ses doigts. Tu réprimes un frisson, mais hoches en silence la tête. Tu oses tourner vers lui un regard de biais. Iel comprend. Parfaitement, en plus de ça. Tu ne t'es pas encore décidé de si tu trouvais ça effrayant ou réconfortant.

— C'est exactement ça.

Sa question te fait froncer les sourcils. Tu demandes, prudent.

— Est-ce ton cas ?

Tu ignores ce qu'il entend par là, mais tu devines que cette similitude vous ne la partagé pas.

— Je ne suis revenu avec rien d'autre que des cauchemars et une obsession. Mais je devine que ce n'est pas ton cas.

Tu joins les mains sur ton bureau. Si Duke se trouve de la capacité de transmettre quelque chose, n'importe quoi, ça pique ta curiosité. À sa différence, toi tu avais survécu à votre rencontre. Peut-être que le fait d'avoir été mangé change quelque chose. Peut-être que tu t'emballes. Duke est un sujet qui te fait oublier toute forme de retenue.

— Cassiopée, il m'intéresserait d'en apprendre plus. Je pense que tu as dû déjà réaliser que nous sommes peu à pouvoir réellement nous comprendre. J'aimerais te tendre la main, si tu le souhaites.

Tu n'as jamais entendu d'un tel phénomène. La Brume ne communique pas. La brume n'a pas de voix, elle n'était ni vivante, ni consciente. C'était, du moins, ce qui t'avait toujours été inculqué. Tu fronces les sourcils, relèves un regard prudent vers Cassiopée.

— Ne prend pas mal ce que je vais te dire, mais se pourrait-il que ce... Phénomène soit la résultante du choc traumatique ?

La peur rend fou. Parfois, il t'arrivait d'entendre la voix de Duke chantonnant Heartaches alors que tu étais tout à fait seul ou, au contraire, bien entouré. Mais ce n'est pas l'hypothèse que semble avancer Cassiopée. Tu te lèves ton siège, loin de toi l'idée de blesser ou de le vexer. Tu connais l'impuissance et la frustration de ne pas être justement écouté. Face à sa démonstration, tu viens t'asseoir contre ton bureau plus proche de lui.

— Je vois.

Sa confession sonne à ton oreille et tu t'en veux d'avoir pour premier réflexe de la considérer comme une carte à jouer. Depuis quand considères-tu l'affection des autres avec l’œil intéressé ? Il semble que les années t'ont déshumanisé. Machine sinistre ayant pour seul moteur la peur et pour seul objectif l'accomplissement des ses objectifs. Ton regard se pose que Cassiopée. Tu hésites à relever. Tu hésites à te taire. Une partie de toi contemple avec plaisir le pouvoir qui s'offre à toi, les avantages que tu pourrais en tirer pour la cause. Une autre partie de toi à peur, tremble, tu ne sais plus rendre justice aux sentiments des gens. Plus depuis que tu as piétiné la seule femme que tu t'étais jurée, du haut de la fin de ton adolescence, d'aimer.

— J'ignorais que tu me portais un attachement aussi profond.

Finalement, tu es lâche, Bell.

— Je t'en remercie, qu'il vienne de toi me touche.

Lâche et méprisable. Car tu ne dis pas oui, car tu ne dis pas non.
À la place tu ne fais que te rapprocher, poser une main se voulant réconfortante sur son épaule.

— J'ignore le phénomène dont tu es victime. Contrairement à toi, Duke... Pardonne-moi, l'Hydre m'a laissé partir. Il est possible que ce soit un don en sommeil qui le choc a pu réveiller, comme il peut s'agir d'un genre de malédiction que le monstre t'aurait transmis. Nous pouvons chercher ensemble, en tant qu'alliés.

Et le mot sonne flou dans ta bouche. Tu entends une petite voix qui souffle une immondice. Peut-être mérites-tu tout le mal qui t'arrive.

— Je sais ce que représente d'être incompris. Sache que je suis de ton côté. La bibliothèque d'Athéna contient également les archives de l'île. Nous pourrons peut-être trouver des cas similaires aux tiens. Si cette capacité à un jour touchée un habitant de Nausikaa, je doute que cela n'ait pas été consigné quelque part.

— Quoi ?

Tu écarquilles légèrement le regard. Perde Cassiopée ne te plaît pas. Outre sa position, tu appréciais la personne. Le voir partir, c'était voir venir un remplaçant que tu n'étais ni sûr d'aimer et encore moins de t'en faire un allier. Mais à voir son regard, tu comprends que sa décision est irrévocable.

— C'est navrant. Je vais beaucoup te regretter.

Tu hoches doucement la tête, signe que tu comprends.

— Je ferai de mon mieux, Cassiopée. Seulement...

Tu doutes que ce Kastiel soit aussi juste et dévoué qu'iel.

— Mon pouvoir est limité. Sa place au sein des ambassadeurs dépend en grande partie de lui. S'il voit en moi un ami, ce sera avec plaisir que je l'aiderai.

Et tu oses espérer que c'est ce que Cassiopée lui transmettra. Perdre un allié chez les dieux mineurs te coûte.

— J'aimerais également te demander un service.

Tu tiens bien droit, face à lui, un peu plus sérieux.

— Ne gâche pas ta dernière vie.

Tu veux qu'il l'entende.

— Je souhaite que tu nous reviennes vivant, d'accord ? Je n'ai pas pour envie d'enterrer un proche.