J’avais vu les petits vêtements dans la vitrine et j’avais trouvé ça mignon—voilà tout. J’avais tout de suite imaginé Mimi River dans la petite chemise, comme un petit séraphin aux joues pleines et molles, enveloppé dans la dentelle qui ferait ressortir le rose de ses joues ou le bleu (brun ?) de ses yeux ou le blond (roux ?) de ses cheveux ; je ne m’en souviens jamais très bien. Non, pardon, c’est un mensonge : je n’ai pas immédiatement pensé à Mimi River. Je me suis dit que cela serait un charmant cadeau, peu m’importait pour qui, et je ne connais pas d’autre bébé que Mimi River. Je lui avais rendu visite à sa naissance—c’était ainsi qu’il fallait faire. Dans la procession religieuse de la natalité, j’avais touché ses petits doigts tout rouges, et je m’étais dit que c’était une chose vilaine, un bébé ; Mimi River n’était, depuis, plus aussi fripé et plus aussi rouge et, parfois, je m’aventurais à trouver l’enfant mignon, avec ses yeux trop grands et ses mains trop petites.
Libellule est ma sœur de sept ans mon aînée, et je l’aime pour toute l’horreur de sa personne ; je vénère sa colère et ses caprices comme s’ils étaient miens, trouve la beauté dans l’amertume avec laquelle elle repeint mon monde. J’aime et j’abhorre son impolitesse, surtout, celle qui fait se froncer ses sourcils et qui étire d’un rictus en demi-lune ses lèvres en forme de cœur : elle ne porte pas dans sa chair la laideur de notre paternel, mais sous les paillettes et la soie dont elle se drape comme une belle figure dans un tableau, je la vois ma semblable. C’est une difformité qui vient de notre univers : celui des parvenus. Il faut être un peu laid pour s’élever du limon de l’indifférence et devenir quelqu’un, et Libellule et moi avons joué des griffes et des crocs, saigné le monde entier pour arriver à la lumière ; ainsi, nous avions mérité l’horreur que nous portons comme une médaille.

J’avais donné le cadeau très fier de moi : j’espérais qu’elle lirait dans les plis soignés du papier l’adoration terrible que j’avais pour elle, pour son amour dégoûtant que nous savions toutes les deux dissonant. Je l’ai regardée déballer l’offrande terrestre avec un sourire enjoué, plein du soleil de l’après-midi qui réchauffait sa peau et la mienne par la fenêtre du café (le cappuccino est cher et très médiocre) ; les rayons traversaient la vitre et dessinaient sur la table les ondulations du verre trempé. Je l’ai vue ravie, puis déçue, puis cruelle—je connaissais déjà le petit théâtre de ses émotions qui se jouait en toute saison, et pourtant, ça me faisait toujours quelque chose. Comme je la déteste !
Tu déconnes ou quoi ? C’est super mignon, regarde mieux, t’as aucun goût.
J’avais repoussé le cadeau vers elle, comme pour ne pas m’avouer vaincue, mon amour fraternel délié en un instant alors que je la vois bouger, regarder le paquet, son visage dépeuplé de tout bonheur et plein de ce dégoût bien à elle. Moi, je ne suis pas déçu : je suis en colère, et c’est ça qui déforme mon visage, arrondi mon dos comme celui d’un chat—c’est une rage qui s’enroule sur ma joie comme le reflux des vagues.
Non, je la reprends pas. Je l’ai achetée pour Mimi River, pas pour toi.
Je me suis adossé à la chaise, et voilà mon caprice, voilà mon mépris, dont tu n'as pas le monopole ! Je la regarde enfin de haut en bas, pour de vrai cette fois, sans le filtre de la complaisance que je lui accorde parfois parce que nous partageons nos stigmates : je la déteste. Je déteste le rose insolent de ses cheveux et les paillettes dont elle se pare pour refléter les yeux avides, je déteste son bébé que je suis obligé d'aimer pour son innocence, je déteste le sang rouge et dégueulasse que nous partageons à notre insu—je déteste en Libellule tout ce qu'il y a de moi, et en moi tout ce qu'il y a d'elle : la voilà, notre vérité.

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J’entends mon rire crever le jour avec insolence, l’éclat est dégoûtant dans le silence guindé du café où nous sommes, mais je ne peux pas m’en empêcher : c’est une provocation, le cor qui sonne la chasse à l’homme dans laquelle nous nous perdrons, ma soeur et moi, comme nous le faisions souvent. Nos guerres ne sont que de petites occurrences mathématiques, absurdes et aléatoires, qui viennent trancher le fil de nos vies et faire des nœuds dans la soie tranquille de nos existences ; ça devait arriver, comme une tempête qui s’annonce par un temps très clair, et repartir soudainement. Moi, je l’avoue sans peine, j’adore ça, ces guerres pour des bagatelles qui laissent la terre stérile, voir son visage se teinter de déception et jurer avec sa robe si bien choisie qui n’anticipait pas le rouge de ses colères—je trouve ça très drôle. Quand elle jette le couvercle sur le sol, ça me met hors de moi, ce mépris, ce dégoût de ma personne, alors que j’étais venue gentille et les pupilles pleines de tendresse pour son parfait bébé. L’air de l’été m’écrase soudain comme du plomb, je m’y noie mais mon visage ne porte qu’une incompréhension un peu feinte et une condescendance très sincère.
Achète-toi une tenue qui va avec, je sais pas moi ! Pourquoi c’est au bébé d’être assorti à toi et pas à toi d’être assortie à Mimi River, hein ?
En disant cela, je pointe du doigt Mimi River et vois avec douceur ce bébé qui dort dans le prolongement de mon index—c’est drôle, les enfants comme Mimi River, qui pleurent très peu et surtout pas en public ; comme une petite excroissance de sa mère, le bébé est déjà sage et parfait et mou, simple prolongement en rose de sa personne imparfaite. Je me fiche de la foule qui regarde notre dispute, du tableau pathétique qu’on peint en criant notre haine en plein jour avec la ville en arrière-plan ; le monde est à nous, à nous, Libellule et moi l’avons pris, volé, et nous l’embraserons de nos rires ou de nos injures si nous le voulons bien.
Je pense pas à toi ? Moi ? Alors que je prends le temps de te voir, de penser à ton enfant ? Tu crois que j'ai que ça à faire ?
Quand elle se met à pleurer, c’est l’insulte de trop—je la déteste, je la déteste, je voudrais lui sauter à la gorge mais c’est là que mon humanité m’arrête (je ne suis pas un animal). Elle ne trouvera pas de réconfort sur mon épaule ou dans ma paume tiède, et encore moins dans des mots tendres que je ne saurais prononcer : mes yeux se plissent pour mieux la voir, rendre stridents les contours de son individualité atroce qui jure avec le monde entier. Tu gâches tout, tu sais pas apprécier ma gentillesse. Arrête de pleurer, ça me saoule.
La petite chemise est toute froissée et je regrette de lui avoir offert—elle ne mérite rien de mon amour, cette ingrate, rien du tout.

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Ce qui m’agace, c’est que quand elle pleure, je perds toujours : moi, je ne pleure pas. Libellule, elle, a les larmes qui montent avec l’aisance de ces actrices de telenovelas, qui font couler leur mascara et crèvent le petit écran de leurs sanglots incontrôlables—Libellule est comme ça. Je les vois déjà, ses grosses larmes qui roulent sur ses joues roses comme des petites perles de rocailles, toutes nacrées et bleues, des pleurs comme des petits joyaux qui ne la rendent pas plus laide, au contraire, mais bien plus jolie : ma défaite est évidente. Je me fiche des têtes qui se tournent vers nous quand elle se lève alors, ça oui, je m’en fiche ! ils peuvent bien nous regarder si ça leur chante, dévorer des yeux nos vies qui sont un spectacle ; si ma sœur veut jouer la comédie, j’embrasserai son public.
Et, vous voyez, quand elle est sortie pleurer devant la vitre, j’aurais pu regarder ailleurs. Je n’y ai même pas pensé, à vrai dire, et je l’ai regardée respirer, renifler, pleurnicher devant la vitre comme un petit film très court, une scène triste et pathétique de cinéma d’auteur où l’héroïne aux cheveux roses sanglote dans la grande ville, protégée par la carcasse impitoyable des immeubles de Manhattan. J’ai l’impression de voir un film, je regarde Libellule sans la voir vraiment, sans me dire que c’est elle (la vraie, toute en chair rose et cheveux roses) que je vois à l’écran. Elle a laissé Mimi River avec moi, qui dort paisiblement comme ces putti tendres et charnus qui peuplent les cieux dans les tableaux de la Renaissance : c’est une figure d’église, un petit Amour, alors, je lui fais une confidence (elle a un problème, ta mère) avant que Libellule revienne, pitoyable Vénus.
J’invalide tes sentiments ? Ok, ok : pleure si tu veux, je m’en fous ; mais y’a quoi à exprimer là, hein ? Tu pleures parce que t’aimes pas le vêtement que j’ai offert à ton bébé. T’as quel âge ?
Moi, je veux avoir raison : je sais que ses émois sont tout artificiels, des fleurs en plastique jetées à mes pieds pour m’attendrir, mais ça ne marche pas. Je n’ai pas de compassion pour les œillets en tissu—pas plus que je n’en ai pour ceux qui sont vrais, d’ailleurs, car la fragilité ne m’émeut pas ; ça me dégoûte un peu, j'ai le cœur au bord des lèvres. Je sais qu’elle attend que je m’excuse, que je l’implore, petit archange vengeur qui voudrait que je baisse la tête, ploie la nuque pour qu’elle puisse la couper, clac, à la guillotine ! je ne me laisserai pas faire.
T’aurais pu le rendre après, le jeter à la poubelle, je sais pas moi ! Mais non, comme d’hab, il faut que tu fasses une scène, et que tu pleures, et que ça soit à propos de toi.
Je sais que ma voix sonne le glas tranquille du désintérêt, mais ce n'est pas vrai, j'ai les sourcils froncés et la main sur le cœur, empalé par ses maux impitoyables qui sont comme des flèches. Canonisez moi !
Je te ferai plus jamais de cadeau.

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Ça se termine toujours de la même manière, avec Libellule, parce qu’elle croit toujours avoir raison, et s’accroche à cette croyance comme un chien enragé s’accroche à une carcasse. On pourrait s’aimer plus, si elle n’était pas ainsi : elle et moi avons dans nos corps, dans chacun de nos muscles, cette mémoire de la bravoure et de la dignité qui nous empêche de baisser la tête, et c’est cette nuque à la rigueur martyrielle qui ne sait pas s’arrondir en excuse qui fait l’horreur de notre amour. J’aime Libellule, je crois, comme j’aime les jolies choses qui brillent un peu et qu’on affectionne surtout derrière une vitre, protégées et silencieuses. Je l’aime, puis je la vois, et je déroule devant elle toute mon affection sincère, et c’est toujours par l’amertume qu’elle me remercie, oui, par des larmes très amères. C’est une provocation, une injure que je ne la laisserai pas me faire : je ne suis pas désolé.
Cool, super, tu feras ça ! Moi aussi, je m’en fiche, j’ai pas besoin de toi dans ma vie.

Je la regarde se lever et prendre Mimi River avec elle, et j'ai pitié de ce petit être joli et sage—ça me dégoûte de la voir jouer l’effarouchée, de l’entendre renifler comme une malheureuse alors que je lis dans ses iris la profondeur de son élan mauvais. Je ne me lève pas, je ne bouge pas, même, et j’espère qu’elle sent la brûlure de mon regard à l’arrière de son cou, qu’elle gardera l’empreinte de mon mépris et le portera comme un stigmate : je ne veux pas qu’elle pense que je veux la retenir, parce que je veux qu’elle parte. Je dois lui dire, oui, ne pas la laisser m’arracher cette victoire pathétique qu’on remettra sur la table pour notre prochaine dispute, alors, alors, à travers le café, j’assène encore le dernier coup :  Ok bah pars alors ! Salut !
Je l’ai regardée sortir, et j’ai vu à travers la baie vitrée que ses yeux étaient encore un peu rouges—ça m’a fait de la peine, un tout petit peu, et j’espère en fait qu’elle m’aime encore.

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