(cw mort, sang)
Je vais le dire de suite : j’aime bien Daniel, même s’il m’a tuée. En rétrospective, je trouve même cela très drôle ; c’est drôle de se dire qu’on est liés par la mort, par notre mort, et que quoi qu’il nous arrive on ne pourra jamais nous enlever cette nuit sans lune où on s’est vus partir tous les deux, à la lumière ténue du tableau de bord. C’était un rapprochement charnel plus grand encore que celui qu’on s’était promis ce soir là, une union par le corps qui transcende le réel, agite la chair, remue les viscères—personne ne nous enlèvera ça. Je trouve ça très drôle, oui, quand je pense à Dan je vois son corps éclaté contre le volant à la lumière orange du lampadaire, alors que je pensais ce soir-là le voir couché dans ses draps défaits, sa peau moite de sueur et non de sang. C’est très drôle.
Ça me fait rire de le voir me dire belle gosse comme si de rien n’était alors que nous nous savons liés par un serment ultime, un pacte au-delà de la vie qui nous avait tout pris—il n’y a rien de plus intime. On se voyait toujours comme si de rien n’était, comme si on ne s’était pas connus dans nos derniers instants d’humanité cruelle, que nous ne portions pas la marque de la bête – automobile rugissante – qui nous rappelait la misère de nos existences incomplètes (nous n’étions alors pas des dieux, nous en sommes maintenant encore moins). J’aime Daniel dans cette fange, dans ce limon grouillant où nous nous débattons ; ça m’humanise, me rend tangible, et le voir me rappelle la mollesse de ma chair et la couleur de mon sang.
Je l’avais attendu à la sortie de l’ascenseur : il tromperait mon ennui, ce soir, il le faisait toujours (c’était un bon gars qui répondait toujours à mes appels). Je ne sais pas si je veux le voir lui ou un autre ; en tout cas, je honnis le silence et attend qu’il crève le plafond de ses éclats de rire, ceux qui laissent apercevoir le trou noir de sa prémolaire manquante pour dévorer la nuit. Les portes ouvertes de l’ascenseur sonnent le début des festivités, mais je barre l'entrée de mon corps et le défie d'un regard noir : soyons libres et soyons fous.
Miaule.

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Je l’avoue, je pensais tirer plus de satisfaction du spectacle de son humiliation : il y a, dans la paresse avec laquelle Daniel piétine sa fierté pour assouvir mes pulsions, une facilité qui me révulse. Je n’aime pas que cela soit aussi simple, je n’aime pas voir son dos s’arrondir comme celui d’un chat hirsute qui ne demande qu’à prendre les coups, je n’aime pas le voir tirer un plaisir un peu pervers de la mise en scène de son manque de dignité : ça gâche mon amusement. Ça n’est pas aussi drôle que je l’espérais, je l’avoue, oui, je suis un peu déçue de la candeur de son abandon, car cela ne m’intéresse pas, de piétiner quelqu’un – quelque chose – qui est déjà au sol. Ce qui est drôle, par contre, c’est cet art qu’a Daniel de ruiner les petits plaisirs idiots de la vie ; c’est vrai, ça, il le fait ce soir comme il l’a fait ce soir-là, quand je riais aux éclats et qu’il a transpercé ma joie des éclats du pare-brise. Ça me dégoûte ; il n’y a pas d’amertume dans ma voix mais c’est écrit sur mon visage. Super.

J’essaye de tasser mon agacement, de le mettre de côté pour savourer le pathétique de cette rencontre d'un soir, de tous les soirs ; de mes doigts, j’emprisonne contre ma taille la main de Dan, me serre contre lui avec une minauderie très fausse—je sais qu'il aime quand je bats des cils, mon visage est proche du sien, il me promet la soirée du siècle et c’est drôle parce qu’on sait très bien comment ça s’est fini la dernière fois. À travers mon t-shirt, j’ai senti l’humidité du sien, c’était froid et moite contre ma peau, je me suis rappelé de son message et je l’ai repoussé avec un cri plus aigu que je l’aurais voulu—j’ai senti mes mains s’enfoncer dans la chair molle de son ventre pour mettre entre nous la distance de mon avant-bras.
Ah, mais t’es mouillé, c’est dégueulasse ! Tu sens la vase aussi, t’abuse trop, tu vas en foutre partout dans mon appart !
Je n’aime pas qu’il me voie en colère, parce que c’est une défaite—c’est une défaite de prendre au sérieux sa nonchalance torpide, bonne seulement pour les soirs de fête. De la paume, je le pousse vers la salle de bain : il est comme un petit animal, rentré de balade penaud et sale, et ça ne m’attendrit pas, non, ça ne m’attendrit pas. Paye ta soirée, on peut pas sortir comme ça, là. Je l’imagine déjà laisser dégouliner sur mon canapé l’eau verte du canal, laissant sur les coussins l’empreinte tragique d'une soirée que je sais déjà décevante, au fond de moi.
Va prendre un bain, et TOUCHE RIEN, surtout.

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Je n’ai pas honte de dire à Daniel mon dégoût, de lui montrer, même, dans une comédie exagérée d’yeux plissés, de lèvres pincées, c’est tout un cinéma qui se joue sur mon visage pour insuffler à la situation une horreur que je ne ressens pas—et je crois qu’il le sait, qu’il n’y a rien pour me dégoûter assez, rien pour que se rompe le lien immuable qui nous attache lui et moi. Non merci. C’est une intimité absolue que nous avons gagné tous les deux car rien ne nous rendra plus vulnérable que la mort. De lui, que j’ai vu mourir avant moi, il ne reste rien à cacher : rien n’est plus horrible que de savoir la couleur de son sang ou celle de ses iris, noirs ou plus sombres encore, quand la vie s’en retire comme le ressac.
Je n’aime pas, ou j’adore, cette insolence qui lui est propre, l’insolence de ces audacieux qui n’ont rien d’autre que l’injure pour exister : je crois que c’est quelque chose que j’apprécie chez Daniel, d’un attachement irrationnel qui ne se dit pas. Ça m’irrite, pourtant, de le voir poser sa main sur une sculpture, abstraction à la surface lisse dont les courbes suivent parfaitement la forme de sa paume pour créer un emboîtement organique et brut du ciment et de la chair. Leur rencontre même est un affront fait à l’Art et à la beauté, et porte le vice d’une curiosité qui n’a rien de naturel. Dans l’espace monumental de l’appartement, qui se déploie autour de nous comme une cathédrale dépouillée, belle de ce dénuement propre à la richesse, le bruit du ciment qui rencontre le sol est funeste. Mais ARRÊTE, tu le fais exprès !! À chaque fois je t’accueille chez moi et après t’abuses !
Je ne me baisse pas pour la ramasser, non, je ne me baisse pas car je refuse qu’il me voie m’agenouiller, je refuse qu’il puisse rejouer cette vue de moi-même en plongée comme l’ultime humiliation, comme le gage d’une piété que je ne ressens pas, que j'abhorre—je refuse de me représenter en fidèle, alors, de ma hauteur, je regarde simplement la sculpture couchée par terre, comme une pomme pourrie tombée de l’arbre, charnue et molle, une parfaite copie solide du végétal. Je ne la ramasse que quand il disparaît dans la salle de bain et ne peut me voir courber le dos ainsi, mon corps entier dessinant la piteuse ligne de ma défaite. Dans mes mains, le ciment est froid, d’une matérialité minérale horriblement lourde qui n’a pas gravé son impact dans le carrelage : la surface polie, sans aspérité, est plus lisse que ma peau, en prend toute la chaleur, et je me demande pourquoi cette chose ignoblement belle est chez moi, aliénée à un coin de couloir où je la vois sans jamais la regarder, petite pièce de musée brutaliste qui n’a pas de grâce, pas de beauté, mais toute la tendresse poignante du vivant. Je ne réponds pas à Daniel, mais pas parce que je lui en veux (ou peut-être que si) ; toujours est-il que lorsque j’entends le bruit souple d’un corps plongé dans l’eau, j’ouvre grand la porte et m’appuie contre l’encadrement pour le regarder sans détour, sans pudeur, sans intimité—nous avions perdu le droit à tout cela en mourant côte à côte.
Mais déjà c’est où ta soirée ? Y’aura qui ? Moi je quitte pas Manhattan hein, j’ai trop la flemme.
L'eau qui glisse sur sa peau claire en ondes concentriques est d'une obscénité absurde, elle réfléchit sur son visage les rayons gris du ciel qui filtrent par la baie : d'ici, on surplombe tout, et la ville n'est qu'un tableau abstrait fait de béton armé, placide, frénétique, mon royaume tout entier qui s'étale à mes pieds. Et ce soir, comme tous les soirs, on prendra d'assaut cette ville pour y assoir notre jeunesse, notre insouciance, parce que nous sommes des dieux. T'as de l'ecsta et quoi d'autre ?

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L’eau fait des ondulations irisées à chaque mouvement de Daniel, et les reflets de la lumière qui traverse la baie ouverte sur Manhattan ne lui offrent aucune pudeur : je m’en fiche. Je ne détourne pas les yeux car je n’ai pas l’impression, ici, de découvrir son corps, et la courbe de son dos, l’angle de ses genoux, la ligne claire de ses hanches me semblent des axes familiers sur lesquels mon regard a déjà glissé—il n’y a rien à voir. C’est cette ostentation d’une peau bien connue qui me pousse, peut-être, à m’assoir à côté de la baignoire pour poser mes avants-bras sur le rebord et y coucher ma tête, comme un angelot curieux dans un plafond peint de la Renaissance. Je ne contemple rien d’autre que le profil hasardeux de Daniel, pour en appréhender, à la lumière vive du jour, toutes les imperfections : je ne le vois pas souvent ainsi, avant la nuit, et le trouve desservi par la lumière blême du jour, par le ciel gris et nuageux qui fait un fond blafard à son visage banal d’enfant d’Amour (Daniel n’est pas plus beau que moi.).
Ici, auréolé de la transparence agressive du panorama, je vois sans détour la simplicité abstraite de ses traits, qui me fascinent plus que son corps. Il n’y a, dans mes regards, aucun désir charnel—je crois que la mort nous a tout pris. Je plonge une de mes mains dans l’eau chaude, et regarde mon vernis à ongles écaillé changer de teinte sous les reflets bleus du bain. Daniel apparaît en flou gaussien derrière la ligne sombre de mes cils qui battent en éventail : son indolence m’agace. Sa désinvolture trace un arc de sa bouche à la pointe de ses pieds, une ligne convexe inverse à l’horizontale de l’eau. Ses gestes torves éclaboussent mon visage, mais je ne veux pas bouger du bord de la baignoire qui l’enveloppe comme un sarcophage (c’est drôle, parce que nous ne sommes pas morts). La fumée de cigarette à l'arrière-goût vaseux du canal, et dessine dans la perfection de la salle de bain une brume verdâtre et déplacée. De ma main qui ne baigne pas dans l’eau, j’en chasse les volutes, et ma mine se tord pour signifier mon dégoût. Ok, ok, je viens, ça va ! Abuse pas, hein, juste je me méfie de toi et de tes plans, là.
C’est peut-être son bâillement qui m’a agacé, déclaration d’un ennui qui sonne comme une insulte, alors je me suis penché au-dessus du bain, au-dessus de lui, la faïence de la baignoire froide et lisse contre la peau de mon ventre, et j’ai plaqué sur ses joues mes paumes pour le forcer à me regarder—je lui ai souri, parce qu’il n’y a que ça qui marche avec Daniel.
Raconte-moi comment t’es tombé dans le canal. Ça a intérêt à être drôle.

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Parfois, Daniel est si docile que ça me fait de la peine : il a cette force tranquille et indolente, molle comme de l’argile, qui accepte mes coups de couteau en avalant la lame, en se déformant pour l’accueillir, et en ne refusant jamais rien du plus mauvais que je puisse lui offrir. Alors, pour cela, j’ai de la peine — je n’irais pas jusqu’à dire que je regrette, mais je trouve une sensibilité concrète dans la pitié que j’ai pour Daniel, et cela me surprend. Je lève les yeux au ciel pour caricaturer, de la manière la plus ostentatoire possible, un agacement qui n’est pas feint, mais qui se dirige vers mon propre sentimentalisme plutôt que vers Daniel et l’insolence de ses supplications. Oui, oui, vraiment !
Je me demande pourquoi, en enfant d’Amour, il veut tant s’abreuver de mon affection — je me refuse de lui céder une tendresse plus sérieuse que la dévotion superficielle que j’accepte de lui, parce qu’autrement, nous devrions regarder comme réelle notre Mort, et affronter les affres de cette nuit-là comme s’ils s’étaient vraiment exécutés. Il faut que les choses restent en surface pour préserver notre mémoire du pire.

L’eau du bain dessine des vaguelettes qui s’agitent au rythme de son histoire, et je m’en retrouve éclaboussé : ça ne m’amuse déjà plus. T’as raison, c’était pas ouf, ça serait plus marrant que ça soit un gars que tu connaissais, ou je sais pas moi, un truc plus palpitant ; là, c’est juste les fous de New York, c’est normal… Il y a, dans notre amitié avec Daniel, un équilibre maintenu par mon absolue désinvolture, par mon mépris, et par la supériorité hiérarchique dressée entre nous par la position victimaire que je refuse d’assumer. Il faut, ainsi, que rien ne soit jamais sérieux. Imagine s’il t’avait eu ! Bang, fini. Je mime de la main droite un pistolet, le vise, et bang ! droit au coeur. La mort, dans ce paysage, n’est qu’une anecdote de plus, une finalité à laquelle je refuse de croire : ce n’est rien qui peut m’atteindre, et voilà tout ce qui compte.

Je me relève, et renvoie à Daniel un geste de la main qui lui dit ma lassitude : il faut passer à autre chose, ne pas rester statique, et embrasser le soir qui s’annonce sur la cime des gratte-ciels qui crève le panorama. Je lui jette une serviette. Ouais, vas-y, ça sera drôle — ah ouais, mon meilleur cavalier. Sors de là, on va regarder dans mon placard — fous pas de l’eau partout, hein !

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