Ce serait mentir d’affirmer que ta relation avec les enfants d’Aphrodite n’a jamais été conflictuelle. Tout comme il serait malhonnête de prétendre le contraire. Mais il est certain qu’il est difficile de faire pire qu’avant tant ton adolescence a été marquée par le conflit permanent.

Tu as refusé d’accepter les liens du sang avec eux. Tu as refusé de les accepter comme tes adelphes. Tu as toujours été jalouse dès lors que ta mère leur accordait un tant soit peu d’attention. Il t’a fallu du temps pour les accueillir dans ta vie, du temps pour apprendre à les aimer.

Et depuis peu les choses ont drastiquement changées. Ton arrivée dans l’élite, fracassante. Ton ascension parmi eux, fulgurante. Paradoxalement, tu ne t’es jamais ouvertement vanté devant Nate, te contentant de petits regards et sourires espiègles de temps à autre.

Mais avant d’être une source de jalousie, il est un frère. Et cette famille que tu as fini par embrasser en tant qu’enfant d’Aphrodite… elle a toujours eu le mérite de t’avoir sauvé de tes souffrances. Sauvé de l’enfer que tu as vécu.

Alors, lorsque tu as des doutes, tu te tournes parfois vers elle. Vers ta mère. Si elle est encore susceptible d’apparaître dans tes songes comme elle le fait souvent avec ses enfants, tu aimes aussi visiter son temple, qu’elle réponde à ton appel ou pas.

D’ordinaire, tu le fais tard la nuit pour ne pas être dérangée.
Parce que dès que tu viens trop tôt…
« Malice ! »

Tu pourrais l’ignorer et tracer ton chemin, mais sa main sur ton épaule sonne le glas de tes espoir de fuite. Et lorsqu’il te demande où tu vas… ta réplique est cinglante ; délivrée pourtant dans un calme aberrant :

— Je vais où bon me semble… petit frère.

Il est l’ambassadeur, oui.
Tu es sous sa gouvernance en tant que fille d’Aphrodite, oui.
Est-ce que pour autant cela change son âge ? Non.

Un regard sur sa main, encore sur ton épaule. Tes iris bifurquent ensuite sur lui, comme pour gentiment lui suggérer qu’il l’enlève avant que tu ne la lui bouffes.

— Je nourrissais l’espoir fou d’un tête à tête avec maman.

Tu as toujours aimé l’appeler ainsi. Maman. Comme si elle était tienne.

— Et de tranquillité.

C’est gratuit, mais c’est honnête.

— Je n’aurais probablement ni l’un ni l’autre… un soupir, tu reprends : comment vas-tu, petit frère ?

Que veut-il ? C’est ça la vraie question. Mais tu as le sentiment que tu ne tarderas pas à le savoir. Intuition féminine, sans doute.
 

Tu as tenté de rompre sa proximité ; lui n’a rien trouvé de mieux que de te l’imposer. Et tu détestes qu’on t’impose quoi que ce soit. Quelques années en arrière, tu l’aurais sans doute mordu ou violemment repoussé selon ton humeur. Mais tu n’es plus la même qu’auparavant.

Ton visage veut rester stoïque, mais l’esquisse d’un rictus se forme sur tes lèvres tandis que tu traces ton chemin en direction de la statue de ta mère. Tu n’aimes pas subir sa compagnie, tu n’aimes pas qu’il te l’impose. Mais c’est son privilège en tant qu’ambassadeur, tu adoptes donc une posture différente.

Mais Nate commet une erreur. En plus de t’infliger sa présence, il t’assomme de tirades qui au mieux te sermonnent, au pire te menacent. Tu n’as pas de patience pour l’un comme pour l’autre. Une fois qu’il en a — enfin — terminé avec son jacassement, tu soupires, longuement.

Tu marmonnes dans ta barbe, presque assez fort pour être entendue :

— Tu veux la jouer comme ça. Bien.

Auparavant tes colères envers tes adelphes étaient d’une brutalité qui t’ont valu cette réputation d’enfant terrible. Les cris, les coups, les pleurs. Tu refusais jusqu’à leur présence dans ta vie ; jalouse de ce lien avec ton ascendance divine. Longtemps il t’a fallu pour comprendre que celui que tu partages avec eux ne pourra être défait. Tu as leur sang, ils ont le tien. C’est immuable.

Est-ce que pour autant tu supportes encore tous leurs états d’âme ? Non.

— Tu es bien bavard, petit frère. Beaucoup de choses à dire à quelqu’un qui n’a pas envie de t’écouter. J’ai peut-être été trop subtile quand je disais que je voulais de la tranquillité ?

Chaque syllabe est prononcée dans un rythme monotone ; dans un calme grandiloquent. L’ambre de tes yeux lui amène la tempête ; hausser le ton serait superflu.

— Ton statut te monte un peu trop à la tête, si tu crois être le seul capable d’aimer et protéger les nôtres.

Ton sourire est doux, mais il est aussi mauvais. Tu es aussi bénie de la beauté divine de ta mère… bénie d’une ressemblance frappante avec elle. Tes traits, ta chevelure, tes formes généreuses. Et cela ne s’arrête pas là… ton caractère est bien plus semblable au sien que tu n’as voulu l’admettre pendant longtemps.

Mais il existe toutefois une différence abyssale entre elle et toi. Et celle-ci est née de ton cauchemar, née des abus quotidiens de ton géniteur.

— Tu es sûr de ne rien vouloir savoir ? Ce qu’il se passe là-dedans ? Dis-tu en tapotant ton index contre ta tempe. Et si pour une fois, tu faisais un effort ? Si pour une fois tu discutais avec moi au lieu de sauter aux conclusions ?

Si pour une fois il faisait un pas vers toi.
Si seulement.
 

Tu pourrais mentir et lui dire qu’il n’a aucune raison de se méfier de toi. Tu pourrais tenter de le persuader et vivre avec le résultat. Mais tu n’en as ni l’envie ni la patience de le faire. D’autant que cette fois, c’est différent. Cette fois il cherche vraiment à faire un effort.

Tu n’attends pas de lui qu’il comprenne ; tu admets toutefois être épatée qu’il cherche à le faire. Tu n’as jamais osé te montrer vulnérable face à lui… et tu ne sais toujours pas si ça vaut le coup.

— Tu as toujours été obnubilé par les dommages que j’ai causés, incapable de prendre du recul.

Tu soupires.

— Mais tu es mon frère. Je suppose que je te dois au moins ça.

Tu prends le temps d’enlever ta veste pour la poser par terre, aux pieds de la statue de ta mère. Tu t’assois contre elle, le postérieur installé sur le vêtement, la tête adossée à elle, comme si tu espérais qu’elle vienne à toi.

— Je ne sais plus combien de temps ça fait… j’ai arrêté de compter. Certaines nuits, je n’arrive pas à dormir. Je fais toujours le même cauchemar. Toujours le même. En arrive un point où je ne me sens même plus en sécurité dans mon propre chez-moi. Alors je viens dormir ici.

Parfois elle n’apparaît que dans tes songes, parfois elle vient à ta rencontre, l’Aphrodite.

— Je pense que… je pense que maman vient me voir ici parfois parce qu’elle est flattée de savoir que je ne me sens en sécurité qu’ici. Je pense qu’elle se félicite de notre ressemblance que je refusais d’admettre quand j’étais plus petite.

Un sourire, tu poses une main sur la statue, caressant celle-ci du bout des doigts.

— J’étais jalouse, maladivement jalouse de vous, parce que vous étiez un obstacle entre elle et moi. Mais je ne vous ai jamais détesté. Jamais. Je… je n’ai simplement pas réussi à vous accepter pleinement dans ma vie. Si je l’avais fait, les choses seraient différentes aujourd’hui.

La lueur de tes iris s’assombrit soudainement.

— Mais il est trop tard pour ça, petit frère.

Quand bien même il tendrait la main pour tenter d’attraper la tienne… tu es déjà bien trop loin pour qu’il ne puisse t’atteindre. Tu te sens insultée qu’il parle de changement alors que les dégâts sont irréversibles.

— Mais il y a aussi du bon dans tout ça. Tu veux savoir quoi ?
 

Tu as presque envie d’éclater de rire lorsqu’il te demande pourquoi. Pourquoi les avoir exclus, chassés ? Pour les protéger ? Parce que tu ne leur faisais pas confiance ? Parce que cela n’aurait rien changé ? Il est trop tard, bien trop tard pour se questionner ainsi.

Tu n’apprécies pas l’intention, ça t’agace encore plus qu’il soit aussi naïf ; assez pour envisager un miraculeux retour en arrière, assez pour croire qu’il peut guérir tes maux.

Tu soupires, laissant reposer ton crâne contre la statue, les yeux levés au ciel. Tu n’as même pas envie de rebondir sur ses espoirs tellement tu nies jusqu’à leur existence. Tu relèves un peu ton postérieur pour déplier un peu ta veste, tapotant ta main sur celle-ci en attirant l’attention de ton frère.

— Viens-là.

Tu attends qu’il prenne place à côté de toi. Tu n’aimes pas sa proximité ; mais ce faux semblant d’effort est nécessaire si tu veux le persuader au mieux. Tu tournes la tête vers lui, allant chercher sa main, mêlant tes doigts aux siens.

— Je ne peux pas rêver mieux comme ambassadeur pour les nôtres que toi. Tu as tout ce que je n’ai pas. Tu es digne de ton poste, à n’en pas douter. Digne de figurer parmi l’élite.

Toi tu ne l’es pas, tu le sais. Cette position n’est pas faite pour toi. Naturellement, cela ne t’empêche pas d’être jalouse de lui ; car il est enfant d’Aphrodite… c’est un fait que tu ne peux pas changer. Pas plus que tu ne le voudrais.

— Mais viendra un temps où bonté, empathie et compassion deviendront obsolètes. Viendra un temps où il faudra être mauvais pour faire le bien. Un temps où je pourrais enfin m’épanouir même si tu as honte, même si tu crains ma nature.

Tu viens chercher une mèche de ses cheveux, jouant avec en la regardant avec tendresse. Tes iris ambrés bifurquent alors vers les siens, le scrutant comme si tu pouvais lire dans son âme.

— Viendra un temps où l’élite aura besoin du mal nécessaire que je suis. Ils auront besoin de quelqu’un d’impitoyable… parce que faire bouger les choses requiert parfois quelqu’un comme moi.

Tes doigts viennent se coller sous son menton, un sourire énigmatique étire tes traits.

— Lorsque ce jour viendra, petit frère ; je t’en prie, reste en dehors de mon chemin, fais-moi confiance et regarde ce que je peux faire. Je suis incapable d’aimer les nôtres comme toi tu le fais… mais ne te méprends pas, mon amour n’a rien à envier au tien.

Si le bien absolu existe, il y a toujours son pendant.
Tu as déjà choisi ce que tu es.
Tu ne l’as jamais regretté.
Tu pencheras la balance de l’autre côté pour y amener l’équilibre.
 

« Si ça devrait être le cas » ; tu lui envies cette candeur ; presque naïve. Nate refuse de croire un tel avenir possible, pendant que toi tu sais son inéluctabilité. Ou plutôt… tu l’attends avec impatience. Le jour où tu n’auras même plus besoin de faire semblant.

Il coïncidera sans doute avec un temps où ton frère et toi entrerez dans un conflit qui fera trembler votre fratrie ; malgré cette promesse muette de rester en retrait. C’est aussi pourquoi sa mise en garde t’amuse. Un rire de pouffé, sans même prendre la peine d’être discrète, de cacher ton insolence.

Tu finis par te relever, prenant appui sur la statue. Tu viens chercher ta veste, intimant à l’ambassadeur de lever son postérieur pour que tu puisses la récupérer. Une fois encore, ta voix est calme, le ton doucereux ; mais tu le confrontes toutefois sur ses propos, à ta façon :

— Je n’ai aucun doute sur le fait que tu sauras nous protéger du danger qui nous guette. Le sourire mutin. Si toutefois il existe et que tu ne l’inventes pas.

Quelques pas pour t’éloigner de lui, le dos tourné. Tu as quelque chose à lui dire… mais tu hésites. Lorsque ton corps se tourne tout seul en sa direction, c’est comme si une force supérieure te suppliait, t’ordonnait de le faire.

— Nate ? Première fois que tu l’appelles par son prénom. Peu importe ce qui arrivera, j’espère que ça ne te changera pas. À vrai dire, je veux que tu me promettes que tu resteras fidèle à ce que tu es.

Tu ne sais si ton avenir est écrit, mais tu envisages toutes les possibilités… du moins tu essaies. Il y a futur où ta propre nature pervertira celle de ton frère ; et tu refuses de le voir se matérialiser.

— Tu as beaucoup d’empathie et de compassion. Mais tu es susceptible de laisser tes émotions prendre le dessus sur toi. Il y a des personnes que tu ne peux pas sauver. Tu devras les abandonner si tu ne veux pas qu’elles t’entrainent dans leur chute.

Tu sais exactement de qui tu parles.
Tu te tiens face à lui après tout.

— Un jour je tomberai de mon piédestal, j’irai trop loin et j’en paierai le prix fort. J’espère que tu pleureras pour moi, petit frère. Je… tu baisses les yeux, tu détestes te montrer vulnérable face à lui. Tu ne comprends pas d’où ça vient et ça te frustre. Néanmoins tu conclus : je veux que ça soit toi, je n’aurai personne d’autre.

C’est un aveu ; une vérité qui t’a séduite, persuadée.
Une vérité que tu ne remets jamais en question.
Tu n’es pas naïve ; ce jour arrive.
Tu ne fais que repousser l’échéance.