Minutieusement, les feuilles rabougries de l'Ecclesia renaissent sous ses doigts. C'est une tare toute cette vie verte, toutes ces fleurs qui perdent de leur beauté par leur immortalité ; mais c'est de ça de moins à se soucier quand elle les effleure, et après neuf heures, personne ne se doutera que leur vie est maintenue artificielle. Elles ont été remplacées par des petits esprits bienfaisants qui changent les bouquets du bâtiment comme par magie pour changer les pétales très abîmés par le temps qui passe, la nuit.

C'est une drôle de routine, depuis quarante ans, que d'empêcher des fleurs pour certaines plus âgées que la plupart des travailleurs du lieu, de mourir comme il le faudrait. Après cela, elle ressemble toujours à une furie, toujours pressée, toujours croulante de travail jusqu'aux bouts de ses bras, si elle ne court pas, elle parle, si elle ne parle pas, elle s'inquiète de son rendez-vous et de la navette qui passe bientôt pour l'emmener au camp. Et quand ce n'est pas cela, elle s'agace de tout, prend le temps de le prononcer, et disparaît pour réapparaître un peu plus tard. Personne ne la croirait sur le fait qu'elle prend le temps de tout faire, qu'elle ne bâcle rien - elle sait que le temps s'étend sans crainte,

Elle voit les gens vieillir, aussi. Ellair elle l'a vu petit, insolent, désagréable, crachotant des stupidités scandaleuses ; maintenant elle lui parle toujours sans tendresse et avec beaucoup de moins de compréhension. Elle voit aussi ses regards qu'elle sait déjà agressifs, mais peut-être plus encore avec elle. Elle sait comment interpréter cette insolence, parfois elle la dépasse. Aujourd'hui non. Ou du moins partiellement. Elle lui passe devant et lui retourne son dédain, évidemment, et aujourd'hui plutôt qu'hier, dix mètres devenus vingt plus tard car lui aussi a avancé, elle fait demi-tour pour le confronter et lui attraper fermement l'épaule et le forcer à se retourner sans crainte, Je vous saurais gré d'apprendre à regarder les gens correctement et de ravaler votre agressivité déplacée. Je connais vos supérieurs, et vous me connaissez moi ; vous savez tout autant bien que moi vous jouez de plus en plus dangereusement avec mes limites, et je ne pardonne rien. Elle ne ment pas, en disant cela - Dionne est un danger empoisonné, on n'insulte pas les fleurs de ces lieux - on n'insulte pas la justesse de la vieillesse et surtout pas d'un regard répété ; on ravale son mépris dans les couloirs blancs. Elle le transperce de sa contrariété, a rangé sa main entre temps. Si elle agit ainsi, c'est qu'elle sait bien qu'elle en a le droit.

Un regard qui la détaille de haut en bas (elle en vomirait) -
Une première remarque, désobligeante, déplacée, scandaleuse (elle prend une inspiration) -
Et une seconde qui ne peut que l'indigner - oui le mot est juste, Dionne a l'impression qu'il touche à un point très précis de sa dignité.

La gifle part. Elle s'y attend quand elle s'en voit retenue, ce n'est pas réfléchi et elle ne le regrette pas ; ce genre de gestes humiliants n'a d'intérêt que pour la symbolique, tant pis si le bruit du claquement ne résonne pas dans le couloir. Elle n'en a pas besoin. Elle n'a pas bougé sa main, toujours levée, ne s'est pas défaite de la prise très légère, sans douleur, d'Ellair - C'est donc cela fait à l'esprit d'un homme de fréquenter, tout d'abord un peu trop les spartes, puis les olympiens. Je vois. Vous faites honte aux couleurs que vous portez. Elle continue, les mots claquent sans une hésitation, elle le toise aussi, son regard est immobile et irascible, Enfin, vous avez toujours été un impertinent. Si je suis vieille, il serait temps a contrario pour vous de grandir, vous ne pensez pas ? A plus de vingt-cinq ans, se comporter ainsi. Elle lui sourit, mauvaise, contrariée, mais jamais gratuite, selon elle : Le pire dans tout cela, c'est que je sais que vous n'apprendrez rien de cet échange et que vous resterez dans une sorte de confort dégueulasse et méprisant qui ne se remet jamais en question. C'est ce que font les hommes. Elle est lancée, et insidieuse, combat fièrement son sang, sans lâcher prise, jusqu'à l'usure. Brise définitivement le silence olympien du lieu. Quel beau règne animal, bravo ! A s'amuser des femmes, de leur âge, à les toiser ; il y avait sûrement mille choses plus pertinentes pour m'attaquer, mais c'est bien, continuez à être facile par mépris. Vous vous foutez de l'estime de celles comme moi, pas besoin de me le dire. Elle tique de la langue.