Face au sac mortuaire, tu restes immobile. Il y a le poids du monde sur tes épaules et ta mâchoire te fait mal tant tu ne desserres pas les dents. "Tu confonds tout.", voilà ce qu'elle avait dit face à ton échec. Tu confonds tout. Tu ne comprends pas en quoi. Et comme à chaque fois que quelque chose reste hors de ta portée, tu t'énerves.

Tu lèves enfin les yeux sur le sac. Il commence à empester, cela fait quelques jours depuis son décès. Tu n'avais rien dit à personne, pas même à Pavel. Mais tu sais que t'as mère t'es renié ne restera pas secret. Tu as du mal à encaisser son rejet. T'as du mal à l'accepter. Tu es déçu toi aussi, tu crois. Déçu que ta mère n'est pas l'audace des vrais sages.

Tu soupires, passe une main fatiguée sur ta figure. Il faut que tu boives quelques choses, que tu sortes de ta torpeur et que tu agisses, en bon demi-dieu que tu es. Tu te redresses, traverses le laboratoire pour rejoindre la petite pièce où tu as entreposé ta machine à café. Une bonne tasse et tu repartiras, c'est certain.

Tu en étais à ta seconde gorgée, les yeux rivés sur un comics que tu avais emporté ici lorsque les pas de Pavel se font entendre. Tu n'as pas peur, tu sais que c'est lui, ça ne peut être que lui. Mais le bruit de son souffle affolé et la fait qu'il débarque à ce moment précis te fait froncer les sourcils. Tu poses ta tasse, délaisses ton comics. Tes pas ont toujours été plus légers que les siens. Tu te glisses derrière lui, sans trop de bruit. Tu l'observes de dos, laisses tes yeux se nicher dans le creux de sa nuque. Tu sens quelque chose battre, une autre te tordre l'estomac. Tu lâches, plus à cran que tu ne l'aurais voulu.

— Que fais-tu là ?

Tu n'esquisses pas le moindre mouvement de recul. Lorsqu'il se retourne, tu le dévisages de tes yeux gris. Tu sembles te faire sévère mais quelques secondes suffisent pour que s’insinue dans tes iris une lueur d’inquiétude.

— Pavel...

— Je n'avais pas envie de parler.

Tu détournes le regard, conscient que ton honnêteté va le blesser. Pavel est ton meilleur ami, pour autant tu n'es plus aussi ouvert qu'avant. Il fut un temps où tu n'étais pas avare de mot, un temps où tu pouvais accorder toutes les secondes qu'on voulait bien te réclamer. Les deuils ont eu raison de ton plaisir à cheminer avec autrui. Tu es désormais un garçon triste.

Et son regard est dur, en effet. Tu ne t'excuse cependant pas. Tu n'as jamais vraiment su balancer des désolés à la pelle alors que tu ne l'es pas. Ton regard se fait, au contraire, plus violent l'espace d'une seconde, comme-ci toi tu lui reprochais d'oser te rappeler à tes propres échecs. Au final, si tu ne lui as pas parlé d'Athéna, c'est parce que tu crains qu'il soit du même avis d'elle. Alors que, toi, tu crèves de son soutien. Tu sembles hésiter une seconde sur l'attitude à adopter avant de répondre à son ton passif-agressif par une nonchalance cynique.

— Les nouvelles vont vite.

Tu essayes d'esquisser un sourire, comme-ci ce n'était pas un des plus grands drame de ta vie. Tu te dis que tu pourrais tenir le masque, mais quand tu croises le regard de Pavel, tu t'énerves.

— Oui, oui, elle m'a renié ! Et alors ? Que veux-tu que je te dise ? Que je pleure devant toi ? Que je te dise que je me sens trahis ? En colère ? Triste ?

Et tu l'es. Trahis. En colère. Triste. Tu pinces les lèvres en sentant ton nez picoter, comme-ci tu allais pleurer. Pleurer, tu l'as déjà fait, le soir où elle est partie. Tu serres tes poings, ouvres les bras impuissants.

— Je ne t'ai pas attendu pour ça !

Ça t'infecte bien plus que tu ne le voudrais et tu t'en veux de lui montrer autant de faiblesse. Tu as peur qu'il se moque. Tu as peur qu'il enfonce le couteau dans la plaie. Que ta mère ne comprenne pas est une désillusion déjà trop douloureuse, si lui ne comprend pas, tu crois que tu en mourrais.

— C'est ma mère Pavel. Ma mère. Ne pense pas que je le vis bien. J'ai besoin d'être seul.

Ton nom entre ses lèvres ça a quelque chose de bouleversant. Tu te raidis, exactement de la même façon que lorsque t'as mère à glisser entre ses lèvres "Johann...". Tu inspires, l'odeur qui émane de la bâche te fait le regretter.

— Je ne suis pas fou.

Tu craches, buté, vexé. Quand tu croises son regard, tu te vois déjà comme coupable. Tu te vois comme ce sadique, comme ce pervers qui sous couvert du bien commun se fait du bien à lui. Mais ça n'a rien à voir ! Tu n'es pas comme ça. Tu n'es pas ce fou-là !

— Je ne suis pas fou !

Mais tu as franchi une limite et en ça tu sais qu'il y verra une immondice. Tu te frustres d'avance, tu as encore l'expression de ta mère graver dans le crâne. Ô, comme tu aimerais être de ces Dionysos capables de saouler jusqu'à l'oublie. Mais toi, tu as une bonne mémoire.

— Pavel...

Tu supplies du regard, plaintif, avant de t'approcher de quelques pas. Tu le saisis par les épaules.

— Pas toi... Ne me regarde pas comme ça.

Tu n'es pas un tueur. Son regard te fend sincèrement le cœur. Tu entrouvres la bouche, c'est fou, tu n'as pas la réponse à tes questions, à ton problème, tu ne sais pas quoi dire pour qu'il t'aime suffisamment pour ne pas te regarder avec dégoût.

— Nous avions un contrat. Mes expériences étaient consenties. Malheureusement il y a eu un accident, il connaissait les risques, il a signé malgré tout. Ne me regarde pas comme ça s'il te plaît. Elle ne m'a pas compris, mais toi tu comprends, n'est-ce pas ? Tu me connais, tu sais que je ne joue pas avec la vie des gens.

— J'AI FAIT J'AI FAIT, JE N'AI RIEN FAIT !

Furieux, tu le lâches. Tu détestes comment il présente les choses, la même façon dont Athéna à présenter les choses. Comment peuvent-ils être aussi partiales ? Aussi bêtes ?

— À t'attendre j'ai tué en mon âme et conscience ce pauvre homme, sauf que ce n'est pas vrai !

Tu es exaspéré. Tu lui tournes le dos, en t'approchant de la bâche tu constates les nuances de la décomposition dans son odeur. Tu aurais dû te débarrasser du cadavre tout de suite ou, mieux, le garder au frais pour pouvoir étudier en détail comment la mort l'a pris. À la place, tu étais resté là, démunie. Et l'accusation de Pavel est la seule chose pour te faire sortir de ta torpeur. Tout ce que tu n'as pas su dire à ta mère sous la panique, tu le dis à lui. Tu te tournes, furieux, scandalisé, parce que tu ne comprends pas comment quelque chose d'aussi évident peut leur échapper.

— C'est un processus scientifique on ne peut plus normal. Tout progrès se fait au prix des douleurs et parfois de la mort de ses cobayes. Quoi ? Les bras t'en tombent ? Tu crois que la conception de ces cachets que tu avales se sont faites toutes seules ? Que les chirurgiens ont mis au point leur nouvelles techniques opératoire sans le moindre raté ? Que les vaccins qu'on t'impose ont été salvateurs du premier coup ? TOUT ce qui permet d'augmenter notre qualité et temps de vie à un prix, Pavel.

Tu grimaces.

— Athéna et toi n'êtes que des hypocrites, vous me condamner alors que vous êtes les premiers à vous réjouir et à profiter des avancée que d'autres que moi ont mis en place.

Tu baisses les bras, sincèrement blessé. Qu'il te voit comme un tueur, comme un fou, voilà qui te déchire. Vous n'avez pas toujours été d'accord, mais Pavel restait ton meilleur ami. Tu lui a toujours pardonné, tu lui a toujours fait confiance. Tu ne l'as jamais condamné. Tu pensais qu'il ferait de même. Tu glisses lasses.

— Que tu me vois comme un tueur me détruit. Moi, je ne t'aurais jamais jugé.

Et en attendant, tu ne lui a pas promis que tu arrêterais.

Tu espères qu'il culpabilise, ne serait-ce qu'un peu. Tu sais que tu n'es pas en tors, que si le tribu est certes lourd à payer il en valait tout de même la peine. Après tout, on parlait de votre survie. On parlait de votre liberté. Mais Pavel ne semble pas comprendre. Tu ne peux pas détourner ton regard du sien. Tu y cherches l'affection et la chaleur, cette connexion, cette étincelle, qui t'avait fait tendre la main, il y avait une éternité de ça, pour lui dire : " Soyons amis !"

— Je ne cherche pas à devenir un dieu...

Tu fronces les sourcils, ça n'a jamais été ton objectif. Toi, tout ce que tu veux, ce n'est plus voir qui que ce soit mourir. Parce que ça fait mal. Par tous les dieux, ça fait terriblement mal. Mais à le voir te parler de Prométhée, toi, tu crois comprendre. Tu écarquilles légèrement les yeux.

— Tu as peur pour moi ?

Et tu sembles t'adoucir, parce que si c'est la peur qui le pousse à se montrer stupide et non le dégoût, c'est que Pavel ne t'as pas tourné le dos. Ton regard glisse sur sa main à ton bras. Tu secoues la tête, avance pour glisser une main solide, se voulant rassurant sur son épaule.

— C'est une malheureuse confusion, Pavel, je ne cherche à remplacer personne, je souhaite juste nous donner les armes pour faire face aux monstres. Tant de vies pourraient être sauvées si seulement j'arrivais à nous faire évoluer.

La tienne. La sienne, aussi.
Tu souris, espères faire s'étirer la commissure de ses lèvres par la même. Tu te glisses contre lui pour l'enlacer, t'accroches, dans l'espoir qu'il va comprendre que tu n'es ni un monstre, ni un fou, ni un mégalomane. Tu es juste un guerrier de l'esprit, le genre de guerrier qui transcende l'impossible pour le bien de la communauté. Comme tous ces autres grands hommes et femmes en leur temps.

— Je suis fatigué de voir ceux que j'aime mourir, Pavel. Si on doit périr un jour, je veux qu'on puisse choisir quand et de quelle façon. Je veux qu'on puisse être libre de quitter l'île sans être traqué. Je veux équilibrer le rapport de force. Ce n'est pas être un dieu ça, je suis fidèle à l'Olympe, Pavel.

Tu le presses contre toi, ça te fait du bien de le sentir. Dans l'ombre de son cou tu étires un sourire, la garde baissée, car tu lui fais confiance.

— Je touche au but.

Tu ne lui a pas demandé s'il avait peur de toi, mais l'entendre dire que ce n'est pas le cas t’apaise. C'est que tu n'es pas un monstre, Johann. Tu ne te revendiqueras jamais comme tel. Là, calé dans ses bras, bercé par les doigts qu'il laisse aller contre une de tes côtes, tu fermes les yeux. Tu te sens soulagé, tu baisses la garde trop hâtivement. Mais après le choc qu'avait été la trahison de ta mère, tu prends conscience qu'à quel point le rejet de Pavel t'angoissait.

Alors c'est d'autant plus douloureux quand il te poignarde dans le dos.

J'espère que tu me pardonneras.

Une brève bouffée de terreur t'envahit. Tu te tends, tes poils se hérissent et ton estomac se tord. Tu comprends trop tard ton erreur alors qu'il glisse, perfide, le poison entre ses lèvres.

— Qu'est-ce qu-

Il te repousse et tu trébuches en arrière. Tes fesses heurtent le sol, tu te retournes, te traînes presque par terre lorsque, terrifié, tu le fois brûler l'histoire de toute votre adolescence, le résultat de toutes ces nuit saigner ensembles.

— NON !

Tu te précipites ventre à terre. Tu le pousses, lui, sur le côté pour te planter devant les documents en feu. Ton visage est déformé par la terreur. Tu ne t'es jamais considéré comme quelque de stupide pourtant, c'est stupidement que tu agis. Tu abats tes mains sur les papiers pour essayer d'étouffer les flammes. Dans le processus, c'est ta propre manche qui prend feu. Tu hurles tente de te débarrasser de ton vêtement tout en extrayant et jetant au loin un maximum de document.

Tu n'avais jamais connu de douleur plus vive, insidieuse. C'est chaud, ça se propage à toute ta chemise, ça grignote le tissu, puis ta peau et ça ne s'arrête pas. Il te semble que ça pourrait grignoter ta chaire, tes nerfs, tes veines, tes organes, tes os, que ça pourrait te traverser de part en part, à l'image du rat qui creuse contre le corps du supplicié pour échapper à la cage dans laquelle on l'a enfermé. Tu hurles, sans pour autant avoir le réflexe de te retirer. Tout tes gestes sont tournés vers les documents que tu tentes vainement de sauver. Tu tiens plus à tes avancées qu'à ta propre vie.

— Non. Non. Non. Non.

Tu souffles, comme un fou, jusqu'à sentir sur toi le poids d'un manteau et les bras de Pavel autour de tes épaules.

— NON ! NON ! NON ! NON !

Il te tire te traîne, tu gémis de douleur, horrifiée à la vue des flammes qui dévorent le fruit d'une vie de travail. Et tu pleures, déchiré, aussi déchiré qu'un parent observant l’exécution de son enfant.

— NON LACHE MOI LACHE MOI !

Tu supplies, tant les mains, agonisant dans ses bras mais il est sans pitié. Il t'arrache au fruit de tes entrailles pour se frayer un chemin dans les flammes et vous tirer d'une pièce qui aurait été, sinon, votre tombeau. Au moins, la question du cadavre est réglée. Mais tu n'as pas la tête à relevé l'ironie.

— TU N'AS PAS LE DROIT ! PAS LE DROIT !

Arrivé dans un couloir, il te somme est de rester à ta place. Mais dans ta panique et ton chagrin tu le bouscules, tente de courir de nouveau dans les flammes, mais tu trébuches, misérable, tes jambes ne te portent plus. Le feu a épuisé ton corps sans t'en rendre compte et c'est seulement lorsque tu touches le sol que tu sembles prendre réellement conscience de tes propres blessures. Et tu pleures, geint, misérable, transit de douleur. Hoquetant, bavant, tu finis par vomir, tu as mal. Si mal.

— Pourquoi t'as fait ça... ?

Tu tournes vers lui des yeux rougi, un regard détruit.

— Je te faisais confiance...

Tu sombrais, qu'il te disait. Tu sombrais. Alors c'était ça ? C'était pour te sauver qu'il s'en était rendu à tout brûler ? Cet idiot n'avait-il pas vu que tu ne sombrais pas, mais au contraire t'élevais ? La douleur te transperce, trop pour que tu puisse lui répondre. Lorsqu'il te tire par le bras, tu hurles. Tu es furieux, mais pas assez bête pour le laisser t'abandonner là. Tu gardes le silence, le trajet est long. Mais à peine as-tu franchit le portail des urgences que tu le pousses.

— Casse-toi.

Tu grondes, maintenant que tu es en sécurité, tu n'as plus de raison de faire semblant. Tu jettes sur lui un regard plein de rage, des yeux pleins de détresse. Voyant qu'il n'est pas parti en courant, tu hurles, alors même que des infirmiers se précipites sur toi.

— CASSE-TOI CASSE-TOI CASSE-TOI CASSE-TOI CASSE-TOI CASSE-TOI CASSE-TOI CASSE-TOI CASSE-TOI CASSE-TOI CASSE-TOI CASSE-TOI CASSE-TOI CASSE-TOI CASSE-TOI !

Et peux être as-tu bien l'air d'un fou.

On te saisit, tu cris. Un infirmier jette un œil à tes brûlures, il hurle à son tour pour de l'aide. Visiblement ton état est grave. Mais toi, les yeux embué de larmes, tu ne regarde que Pavel.

— Je te hais... Je te hais...

On ramène un brancard, autour de toi de nombreuses mains pour te prendre en charge mais toi, oui toi, tu ne regarde que lui. Alors qu'on t'emmène tu cris.

— PAVEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEL