La clef dans le creux de sa main était ridiculement grosse - une clef qui répondait à une serrure antique qui aurait dû être changée depuis longtemps. Il la fixait depuis que le notaire la lui avait remise, comme si elle allait tourner comme une boussole et lui indiquer ce qu'il devait faire. Rentrer à Nausikaa avant de prendre plus de risques ? Visiter la maison ? Il était déjà dans un taxi pour y aller, la décision était à moitié prise, mais il se demandait si c'était bien la peine. Ce n'était pas comme s'il allait y rester - comme s'il pouvait y rester. Ce n'était pas comme s'il pouvait faire quoi que ce soit d'autre que rentrer sur l'île.

Il se força à détacher les yeux de la clef, en fermant la main - trop fort, le métal lui rentrait dans la paume - et en regardant par la fenêtre de la voiture. Il connaissait cette route, parce qu'il l'avait prise tous les matins pour aller à l'école. Parce qu'il y avait été repéré, des années plus tôt, et qu'on l'avait emmené à la colonie.

Il n'y retournerait plus, maintenant. Riesling avait vingt et un ans, depuis quelques jours. Il avait oublié, sa notion du temps complètement perturbée par les jours qui se ressemblaient et ses pertes de prise sur la réalité, mais la lettre au sujet de la succession d'Emira avait été une décharge électrique. Le monde s'était coloré un instant, trop violemment, avant de perdre tout son goût une fois de plus.

Distraitement, il pressa sur les coupures au bas de sa joue, quatre griffes presque cicatrisées. Ça ne faisait plus mal, et c'était dommage, ça aurait pu le réveiller encore un peu, lui dire qu'il ne rêvait pas de la maison qui se dessinait entre les arbres.

Payer le taxi fut un exercice difficile, la monnaie perdant de son sens avec son regard flou, malgré les lunettes qu'il remontait sur son nez trop fréquemment. Ouvrir la porte fut pire, avec une main qui tremblait tellement qu'il dût attraper son propre poignet pour la stabiliser. L'extérieur de la maison était comme il s'en rappelait, et il s'attendait à ce que l'intérieur lui brise le coeur.

Mais il rêvait sans doute. Il dormait, voilà tout. Tout ne pouvait pas être presque comme il l'avait laissé, ce n'était pas possible. Il ne pouvait pas y avoir un chat figé sur l'escalier une seconde, avant de descendre à sa rencontre en miaulant très fort. Il ne pouvait pas y avoir le parfum de sa mère dans l'air.

Le frisson qui le parcourait n'avait rien de positif, il ne pouvait pas se laisser aller à apprécier ce rêve trop réel, trop détaillé, celui qui lui échappait quand il le voulait vraiment. Quelque chose lui semblait fondamentalement impossible, même lorsqu'il s'accroupit pour caresser le chat et que la fourrure sous ses doigts lui sembla tangible, même quand il entendit l'horloge du salon sonner avec le carillon exact dont il se rappelait.

Il y avait une anomalie, et il lui semblait que c'était lui-même. Avait-il passé une porte, ou sombré dans la folie ?

Riesling aurait dû partir. Il le savait très bien, il aurait dû rappeler un taxi, retourner sur l'île, fermer cette satanée porte pour toujours, ne plus penser à cette maison. Qu'est-ce que ça lui importait, l'illusion qu'elle était comme au premier jour ? Sa mère n'y était plus. Il le savait, il avait cherché son ombre, errant dans les pièces du rez de chaussée comme un fantôme avant de se poser sur le canapé, le chat automatiquement collé contre son côté. Il avait posé la lettre du notaire du la table basse devant lui, avec la clef, pour garder ces deux choses en vue et savoir qu'il n'avait pas voyagé dans le passé.

Et puis, un bruit.
Il y était excessivement sensible, et le chat et lui regardèrent un instant dans la même direction avec une surprise similaire. Riesling se leva prudemment, reculant un peu - et sortant discrètement de son fourreau la dague de bronze qu'il portait cachée sous sa veste, contre son flanc. Il en avait une deuxième de l'autre côté, mais cacher une seule main dans son dos était déjà assez suspect, au cas où il s'agissait de quelqu'un de normal. Il ne pouvait pas être tout à fait sûr qu'il ne s'était pas fait repérer, que son parfum ne s'était pas répandu tout le long de la route depuis le taxi.

La femme qui entra était aussi méfiante que lui, il aurait pu le comprendre s'il avait été rationnel, mais il ne l'était pas vraiment.

- C'est la maison de ma mère.

Une intruse, voilà ce qu'elle était. Il ne savait pas trop pourquoi il lui avait donné une explication, mais c'était sans doute parce qu'elle ne l'attaquait pas. Ou parce qu'elle disait être chez elle, ce qui était comme un coup à l'estomac.

L'adrénaline s'accumulait déjà, il envisageait les issues de la pièce avec moins de discrétion qu'il ne le croyait, au cas où elle cachait quelque chose. Il n'avait jamais vu le salon de son enfance comme un champ de bataille, ça le rendait curieusement plus réel.

L'injonction lui fit ouvrir la bouche comme pour protester - ou sous le coup de la surprise ? Riesling ne savait pas trop, mais ça sonnait tellement familier que ça menaçait de le faire paniquer. Il entendait ses propres battements de coeur, par dessus le fond de ses pensées qui lui criait qu'Emira avait toujours été beaucoup trop calme au sujet de la colonie. Mais au moins... Au moins, ce n'était pas un monstre.

L'explication que la nouvelle arrivante donnait, ceci dit, sonnait plus raisonnable que ce que ses instincts disaient. Mieux ancrée dans une réalité fuyante. Une demi-soeur, dont sa mère ne lui avait jamais parlé, mais ce n'était pas comme si elle était très partageuse, lorsqu'il s'agissait d'informations. Peut-être parce qu'il était très jeune à l'époque, peut-être parce qu'elle avait des choses à cacher, ou dont elle ne souhaitait pas se souvenir. Savoir si peu d'elle avait contribué à cette impression qui le dérangeait maintenant.

- Je ne suis pas mort.

Sa voix sonnait presque comme une question, malgré lui - il n'était pas encore totalement convaincu, aussi délirant que ce soit quand il le considérait rationnellement. Il n'était pas mort. On n'entendait pas de battement de coeur quand on était mort. Il enfonça ses ongles dans la paume de sa main libre, pour être un peu plus sûr.

- J'ai eu un accident mais j'ai été réanimé.

Ce n'était pas exactement un mensonge, mais ça lui encombrait la gorge tout pareil.

- Coma. Pas mort.

Le coma, lui, était une explication normale à quelque chose de trop divin, mais ça lui permettait de réaffirmer. Ou d'affirmer tout court. Pas mort. Pas encore.
Il désigna d'un hochement de tête la lettre sur la table.

- J'ai eu vingt et un an il y a quelques jours, le testament est entré en vigueur.

Ces mots-là lui échappaient un peu, comme si quelqu'un d'autre les disait, et il se demanda rapidement s'ils faisaient du sens à son interlocutrice ou si elle aussi percevait un mélange de lettres dérangé. Il verrait bien assez vite.

- Elle ne m'a jamais parlé d'une soeur.

En réponse à sa question, la plus naturelle du monde, Riesling désigna d'un hochement de tête le papier sur la table. Ce n'était pas qu'il ne voulait pas le lui donner, c'était qu'il avait une dague acérée cachée derrière le dos et que les gens normaux n'avaient pas tendance à trouver ça rassurant. Lui, il avait du mal à envisager comment la ranger sans la montrer, et il n'était pas encore tout à fait sûr qu'il n'en aurait pas besoin.

- Elle a laissé un testament, oui. Je ne pense pas qu'elle ait eu de lettre, cela dit.

Voilà pourquoi il serrait une main sur sa dague, même s'il ne s'en rendait compte qu'en le disant à voix haute, d'un ton trop léger. Emira était décédée cinq ans plus tôt. Son accident s'était produit l'année précédente. Conclusion, Emira n'avait rien montré à personne, et quelque chose ne collait pas.

Il s'éclaircit la voix, pour s'entendre au dessus des pensées contradictoires qui se menaient une guerre dans son esprit. Tout peut s'expliquer, et puis tu es à moitié fou, le temps ne fait aucun sens, peut-être qu'elle est morte hier, opposé à des Et si...? sans vraiment de fin ni de logique.

- Je n'ai pas besoin de la maison. Je n'imaginais pas que quelqu'un vivrait encore ici, je suis juste venu par nostalgie. Je ne comptais pas rester.

C'était sans doute un mot trop faible, nostalgie. Un mot beaucoup trop calme pour un deuil qui éteignait son esprit quand il essayait d'y songer, parce qu'il n'était pas équipé pour digérer les émotions qui y étaient associées.

- C'était ma mère. Elle me manque. Ce sera mon excuse pour l'intrusion.

Il lui sourit, s'appliquant à maintenir un contact visuel, mais ses yeux étaient vides de tout focus.

Ce n'était pas une réponse que Riesling acceptait facilement, car il avait toujours ces doutes sur la ligne du temps qui lui trottaient à l'arrière de la tête. Sûrement qu'Emira n'aurait pas inventé la mort de son fils, parce qu'elle était morte avant lui...

Dans une réalisation, il se figea un instant, passant d'immobile à statue de pierre. Et si elle avait justifié son départ comme ça ? Qu'elle avait renoncé à jamais le revoir quand il n'avait que dix ans ? La vague d'émotion reflua jusqu'à disparaître en laissant un vide oppressant. Sûrement que non. Sûrement que ça se passait autrement à la colonie. Il avait écrit, elle savait tout de sa vie. Il y avait quelque chose qu'il ne comprenait pas, une pièce du puzzle qui lui manquait, mais il n'en voyait même pas la forme, il n'était pas sûr qu'elle existait.

Au moins, dans le présent, dans le réel, ou ce qu'il en restait, son interlocutrice se détournait, lui donnant l'opportunité de ranger sa dague. La remettre à son côté aurait pris trop de mouvement, mais il put la glisser dans le holster accroché au bas de son dos. Il portait trop d'armes pour une visite de famille, il en avait une conscience aigüe, mais le concert un mois plutôt était gravé au fer rouge dans sa mémoire.

- Je ne peux pas.

Sa réponse venait en retard, trop concentré qu'il était sur le fait d'être discret.Sa posture s'était détendue légèrement une fois son méfait accompli.

- C'est un peu compliqué à expliquer, mais j'ai besoin de rester dans les environs de New York. C'est ce qui est le mieux pour moi.

Il ne lui devait rien, et il en était heureux, car il ne se voyait pas tenter de traduire Nausikaa dans un langage accessible à n'importe qui - pas sans avoir l'air de vivre dans une secte.

Il finit par soupirer, comme on laisse glisser un poids hors de ses épaules.

- Mais je n'en ai pas après la maison. Vraiment. Je vous la laisse, c'est sûrement mieux pour moi de ne pas m'accrocher, je vais juste rentrer chez moi et je verrai plus tard pour les papiers. Je ne veux rien, juste que vous en preniez soin.

Une boule se formait dans sa gorge.

- Mais je n'ai pas trop de doutes. Tout est presque comme quand j'étais petit.