Dîner seule était assez rare pour Meryem. Surtout dans un restaurant aussi peu réputé que celui-ci. D'ordinaire, elle aimait aller dans les grands restaurants. Souvent, elle était accompagnée. Quand elle ne l'était pas, elle s'attendait à ce qu'un gentleman en manque de compagnie se pointe pour proposer de s'asseoir avec elle. Ce soir, mieux valait être seule. C'était suffisamment embarrassant d'être dans un endroit qui utilisait des serviettes en papier sur leur table.

Fort heureusement, elle portait des gants pour parcourir d'un oeil las le menu. Lorsqu'elle leva la tête vers le serveur, elle laissa retombée la feuille plastifiée.

Une recommandation à faire ? Sinon, je prendrai votre meilleure bouteille.

Elle affiche un sourire enjôleur.

Peut-être un serveur pour le dessert ?

Elle ne plaisante qu'à moitié. Un humain à dévorer ne ferait pas de mal. Et surtout, elle se plait à tester les limites du Lion de Némée. Lui offrirait-il quelqu'un sur un plateau doré, ou bien est-ce qu'il ferait semblant de ne pas comprendre ?

En voilà une réponse bien ennuyante. Meryem se défait de son sourire et lève les yeux au ciel, l'air ennuyée. Elle croise les bras et secoue la tête face à sa réponse. De la poiscaille, c'est tout ce qu'il avait à lui proposer ? Autant aller manger le gazon dehors tant qu'à faire. Elle aurait bien pris le carpaccio, mais ne faisait pas confiance au standing de l'établissement pour ne pas risquer d'attraper une maladie. Elle se renfrogne. C'était un réflexe humain, que de craindre la maladie. Et elle n'était pas humaine.

Je vais prendre le carpaccio de boeuf. Avec les câpres à part. Je verrai si j'ai encore faim après cela.

Elle regarde autour d'elle. D'entre tous les métiers que le Lion aurait pu choisir, c'était ici qu'il avait choisi de se terrer ? Un métier ordinaire, dans un endroit ordinaire ? Vraiment, elle ne le comprenait pas.

Comment t'appelles-tu déjà, dans cette vie-là, chaton ? Prend donc ta pause et déjeune avec moi. Je prends la meilleure bouteille de carte, ton patron peut bien faire une exception.

Elle est curieuse, Meryem. Elle avait l'impression que ça faisait une éternité qu'elle n'avait pas vu le félin. Elle saisit le verre pour prendre un mouchoir dans son sac et le nettoyer à nouveau, juste au cas où. Elle en fait de même pour les couverts.

Ou bien préfères-tu que l'on se retrouve chez toi ? Tu me dois toujours un portait. Profites-en, je ne sais pas combien de temps j'aurai encore avec ce corps. On ne sait jamais.

Elle avait eu des vies plus ou moins courtes, et après tout, elle commençait à se faire pas mal d'ennemis ces derniers temps.

Un nom très banal, Oliver, mais au moins il serait facile à retenir. Elle le regarde amusée, elle le sent tendu, le Lion. Il n'avait pas toujours été ainsi. Elle préférait entendre parler de ses épisodes carnassiers, plutôt que de le voir essayer d'avoir une vie normale.

Mais... De quoi d'autre serais-je venue te parler, Oliver ?

Derrière ses yeux grands yeux sombres, Meryem dissimulait à peine son sarcasme. Car il savait, depuis des années, à quel point elle lui rappelait sa vraie nature. Un Lion était un prédateur, le roi de la jungle, un carnivore. C'était dans sa nature de tuer, de dévorer.

Une fois son vin servi, elle le fait délicatement tourner dans son verre avant de prendre une gorgée.

Hm. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour t'inspirer ? Est-ce que ça ne serait pas plus simple si je venais poser ? J'ai un emploi du temps chargé, mais je ferai une exception pour tes beaux yeux.

Sa réincarnation avait une apparence agréable à ses yeux, ce serait dommage de ne pas en profiter. Toutefois, elle savait que son comportement dégoûtait trop Oliver pour qu'il apprécie réellement sa compagnie. Quelque part, tant mieux. Sa présence devait lui rappeler qu'il ne pourrait jamais échapper à ce pourquoi il existe.

Meryem était une femme de la liberté.
On ne dressait pas un Lion.
On ne l'enfermait pas en cage.

L'Empouse réfléchit. Quelle serait la meilleure façon de torturer Oliver ? Pas physiquement, ce n'était pas le but, mais après tout, elle faisait ça pour son bien. Si Naga se doutait qu'il devenait mièvre et se lassait de sa vie de chasseur, elle serait furieuse. Et s'il fallait le mettre mal à l'aise tous les soirs pour qu'il comprenne le message, alors c'est ce qu'elle ferait.

Non, chez toi, ce sera très bien. Enfin, j'espère que tu vis dans un logement décent.

New-York n'était pas l'endroit avec les loyers les plus avantageux. Et les monstres avaient beau se débrouiller quand il s'agissait d'argent, si Oliver avait choisi une vie de serveur, il n'allait sans doute pas vivre dans un loft.

Mais j'imagine qu'il faudra plus d'une séance de pose pour que tu puisses terminer. Je suis sûre que tu seras ravie de me voir autant de fois.

Il ne s'agissait pas d'une question, elle s'imposerait à lui, qu'il le veuille ou non. Elle arbora un sourire narquois.

A moins que tu ne vives pas seul ? Ca expliquerait pourquoi tu peux faire ce métier si peu gratifiant. Alors ? Tu partages ta vie avec quelqu'un ? Qui est-ce ?

Elle n'était sûre de rien, mais elle était déterminée à le savoir bientôt.

L'Empouse fut bien déçue, et ne s'en cacha pas. Des années d'existence ne justifiait pas de la négligence. S'il avait bien joué ses cartes, il aurait toujours trouvé moyen d'avoir de l'argent placé quelque part pour l'attendre bien sagement. S'il n'était pas capable de garder son chez soi en ordre, encore plus si c'était un endroit modeste, il aurait pu employer quelqu'un pour le faire, ou bien s'arranger pour avoir quelqu'un qui s'en occupe par d'autres moyens plus persuasifs qui ne lui coûteraient pas un sou.  

Autant la pénombre ne me dérange pas, autant le rangement... Si tu vis dans une boîte à chaussure, ça ne peut pas te prendre autant de temps de faire un brin de ménage.

Elle a un geste agacé de la main, comme si elle chassait un insecte qui voulait s'approcher de son assiette.

Je ne prendrai pas la pause dans un endroit poussiéreux. J'enverrai un professionnel à ton adresse pour tout nettoyer. Tu me laisseras ton adresse et tes... préférences. Je connais des gens qui seraient ravis de faire plus qu'astiquer ton parquet.

Il y avait toujours eu quelque chose d'amusant à essayer de pervertir le Lion. C'était du gâchis, après tout, que d'avoir cette forme et ce symbole et ne pas en profiter pleinement. Ce n'est pas parce qu'un jour Hercules l'avait réduit en carpette qu'il se devait de le rester.  

C'est bien faux, ce que tu dis là. Rien ne nous empêche de vivre avec d'autres personnes. Il ne faut juste pas s'attendre à ce que ça dure. Ou à ce que cette personne reste vivante très longtemps. Ou à ce qu'elle te comprenne un jour pleinement.

Elle énonçait cela comme si c'était une évidence, comme si elle avait déjà vécu cela trop de fois, et c'était bien le cas.

Mais c'est encore plus malsain de s'attacher à quelqu'un que de ne pas le faire. "De par notre nature", comme tu dis. Peut-être ai-je tort à ton propos. Peut-être que derrière ces grands yeux de chiens battus, tu es le pire d'entre nous. Tu aimerais donner de faux espoirs aux mortels ?

Elle sourit narquoisement. Car quelle cruauté ce serait, de se lier à une personne qui mourrait un jour, pendant que lui vivrait pour l'éternité. Toutes les promesses qu'ils pourraient faire ne dureraient que le temps d'une existence.

Meryem n'a plus faim.
Le Lion gâchait l'ambiance. Elle ne pensait pas penser cela un jour, mais même la compagnie de Duke était préférable. Au moins Duke était parfois amusant, même si imprévisible.
Mais le Lion, ça faisait des siècles qu'elle ne l'avait pas trouvé intéressant.

J'imagine que l'Achéron fera l'affaire. Tu ramèneras ton matériel la prochaine fois que tu y passeras.

C'était une affirmation, comme si le deal était déjà scellé et qu'il ne pouvait plus faire machine arrière. C'était cela où voir son espace personnel envahi après tout, il lui semblait assez clair qu'il préférait éviter qu'elle le mette mal à l'aise dans sa propre demeure.

Elle soupire, lasse, laisse sa fourchette sur son assiette à moitié entamée.

Bouh ouh, Oliver ! Tu peux arrêter de pleurnicher un peu ?

Elle lui relève la tête en mettant un doigt sous son menton. Pendant une fraction de seconde, elle avait vu de l'agacement dans son regard. C'était toujours mieux que de la dépression. 

Tu es beau, tu es grand, tu es fort. Tu es un homme. Tout peut te réussir dans la vie si tu y mets un minimum du tiens ! Arrête de te cacher et de te morfondre. Ca ne changera strictement rien.

Elle se lève et ouvre son sac à main bien trop petit pour contenir grand chose. Pourtant, elle en extirpe un billet de cent dollars qu'elle laisse sur la table et tire Oliver par le bras.

Je m'ennuie. Viens, on sort. On va aller s'amuser ce soir. Ton genre de fun si tu y
tiens, n'importe quoi. N'importe quoi qui te fasses vibrer et te sentir heureux d'être vivant, tu m'entends ? Alors vas-y, dis-moi. Comment tu t'amuses ? Qu'est-ce qui te fait vibrer ? Qu'est-ce qui t'apportes de la joie ?

Apparamment, le meurtre ne comptait pas.
Alors quoi ?

L'Empuse s'arrête puisque le Lion la retient. Il continue encore à toujours à s'apitoyer sur son sort, et elle se demandait ce qui à bien pu se passer, à quel moment est-ce qu'il avait décidé d'abandonner de profiter de cette vie qui ne cesserait jamais. A sa question, elle commence par un rire incrédule, puis finit par rire aux éclats.

Sans faire attention aux passants, Meryem entraîne Oliver dans une ruelle, et l'accule contre un mur en brique. Même sous sa forme humaine, elle a encore la force d'un être surnaturel. Son dernier repas ne datait pas d'il y a si longtemps. Elle approche son visage près du sien, avec un sourire carnassier.
Elle parle tout bas.

Je baise, Oliver. Des vieux, des jeunes, des hommes, des femmes, seule, à plusieurs. Si j'ai de la chance, parfois c'est même agréable. Je bois, des alcools excessivement chers parce qu'à force, il m'en faut beaucoup pour être saoule. Je voyage, parce que maintenant c'est beaucoup plus facile, beaucoup plus rapide. Je dépense sans compter, parce que je peux me le permettre et que j'aime les belles choses. Je me cultive, parce que les humains font toujours plus de découvertes. J'essaye de nouveaux métiers, je test tout ce que je n'ai jamais fait. Parce que le monde se renouvelle, toujours plus créatif, parce que la vie arrive encore à me surprendre.

Elle prend le menton du Lion entre son index et son pouce pour le forcer à tourner la tête, et laisse une trace de rouge à lèvres carmin sur sa joue avec un baiser sonore.

Et je chasse. Je baise encore. Et je mange. Parce que c'est pour ça que je suis faite et parce que c'est ma nature. Et que jamais le monde ne m'a laissé autant de liberté que maintenant.

Lui ne pouvait pas comprendre, à quel point naviguer le monde était simple quand on était comme lui. Peut-être que lui se laissait de sa vie maintenant qu'il avait tout vécu. Mais Meryem, malgré toutes ses années d'existence, avait l'impression que ça n'était que le début de sa vraie vie, celle où elle pourrait tout se permettre.

Avec plus de fermeté, elle le plaque à nouveau contre le mur, le regard dur.

Et que ça te plaise ou non, c'est ta nature aussi. Peu importe le nombre de visages que tu prends, de vie que tu perds. Tu es le Lion de Némée. Tu es fais pour terroriser, dévorer, régner. Peut-être que tu t'amuserais plus si tu arrêtais de lutter contre ta vraie nature.

Et elle serait impitoyable jusqu'à ce qu'il cesse de s’apitoyer.
C'était un avantage colossal que d'être immortel, et c'était du gâchis que de passer sa vie à rester discret et faire le tapis.