daniel n'a jamais eu peur de se montrer. il n'a jamais eu honte non plus. quand une impression de cette nature le prenait à la gorge il s'en détournait et lui riait au nez, d'un rire provocateur, moqueur, éclatant. ensuite il y a eu sa revendication et depuis daniel n'a plus besoin de faire semblant.
son mode de vie n'a pas changé, sans compter les longues minutes qu'il passe chaque jour à contempler son reflet. il ne s'admire pas vraiment, non, il se dévisage. dans ces traits nouvellement éclairés, il a maintes fois cherché les traces du daniel qu'il connaissait le mieux, celui qui évitait les miroirs et défiait l'embarras.
ce qui était un jour extraordinaire a fini par devenir normal et daniel a continué à vivre comme il l'avait toujours fait. il s'est rendu à la soirée la tête haute afin de se montrer à tous ; suite à son absence de la sphère publique, il s'est donné en patûre dès ses premières sorties aux paparazzis et aux curieux. il jubile comme jamais auparavant, fait du charme à toutes celles qu'il croise et peut-être même aux hommes sans se rendre compte que c'est bien au jeu de la séduction qu'il se livre.

daniel entend qu'on l'appelle et se détourne passivement de l'inconnue sans prénom à laquelle il accordait jusque-là son attention. à la vue d'isidore, il sourit. sa dent manquante, qui semblait autrefois un défaut, est à présent un trait charmant, une surprise qui attire le regard davantage qu'une imperfection. (merci maman !) hééééé mon gars.... ça roule ? on le sent bien éméché lui-même, il a trop bu pour compter mais il s'est accoutumé à ce rythme infernal. il tend sa main, dans laquelle il tient toujours une cigarette à moitié calcinée, attrape celle de son ami et le tire tout contre lui pour une accolade énergique - c'est plus une claque retentissante dans le dos d'isidore qu'une véritable étreinte. t'as vu ça ! beau gosse ou quoi ?! les sourcils levés en une expression fanfaronne, il tourne sur lui-même, les bras en croix, posture triomphante ; c'est qu'il réussirait presque à faire imaginer les projecteurs braqués sur lui. le bon temps c'est maintenant, chéri. le monde est pas prêt.

ce que daniel ne dit pas, c'est qu'il n'est pas dupe : il a remarqué la distance qui s'était établie soudainement, ses messages envoyés mais jamais ouverts, les coup d'oeil obliques d'une pièce à l'autre ; plus tôt, il lui a même adressé un clin d'oeil sans réponse. attentif sans l'être, c'est à peine consciemment qu'il remarque la façon dont isidore évite encore de croiser son regard. cela l'amuse un peu et lui procure un plaisir peut-être excessif. il ne fait aucun effort pour lui épargner la proximité, s'immisce même dans son espace personnel, la main toujours posée sur son épaule. oh t'inquiète même pas, j'oublie jamais qui je suis ! tu me connais, je suis le mec le plus humble du monde. tu sais ce qu'on dit, qui se ressemble s'assemble. une réplique qu'il ponctue d'un rire et d'un nuage de fumée soufflé directement au visage d'isidore.

tout occupé à fanfaronner, daniel réagit trop tard : il voit le verre se renverser (ou serait-il plus correct de dire qu'isidore le renverse) et ça déborde, ça fuse, ça souille en traînées de sang sur sa chemise - la hawaïenne orange vif, sa préférée. la seule chose qui lui vient à l'esprit : quel tordu boit du vin rouge en soirée ? et dans un gobelet en plastique, de surcroît ! les sourcils se froncent soudainement, une seconde on croirait y lire de la colère, tout de suite démentie par un sourire incrédule. oh mon reuf à quoi tu joues ? dans un soupir surjoué. il a porté une main à son torse, jusque-là fièrement exposé par un décolleté plongeant, maintenant desacralisé, recouvert du sombre liquide. sa machoire se crispe avant qu'il ne réussisse à feindre le rire : t'as l'air vachement désolé dis-donc !
les pieds butant maladroitement l'un contre l'autre alors qu'isidore l'emmène. daniel se laisse entrainer.

la led de la salle de bain frappe le visage de son ami d'un bleu cru, froid. c'est une lumière qui découpe ses traits en angles droits et tranchants. daniel le regarde avec de grands yeux ouverts en point d'interrogation. au contact de la serviette éponge, il mime un mouvement de recul - pousse la main qui s'avançait pour l'essuyer d'un mouvement mal ajusté. j'peux savoir ce qui te prend mon pote ? et cette fois, il éprouve bien des difficultés à feindre la légèreté ! serait-ce le sérieux, installé tout d'un coup ? ou l'expression équivoque d'isidore, qu'il ne saurait déchiffrer ? ou la fermeté avec laquelle il l'a poussé dans cette pièce solitaire dont il a fermé la porte ? je sais que j't'ai manqué, mais quand même... et sa propre plaisanterie ne le fait pas vraiment rire. alors qu'ils n'ont pas d'audience, daniel est envahi d'un vertigineux besoin de se justifier. et pourquoi donc ? ce n'est pas ce que vous croyez ! n'est-ce pas ? ce n'est pas ce qu'il croit. il s'en veut même d'y penser. d'un mouvement brusque de la tête, il chasse cette gêne sans fondement.
c'est une compétition, entre eux, ça l'a toujours été. isidore est jaloux, voilà ce que c'est ! pris d'un élan inexplicable, daniel s'appuie sur l'évier derrière lui, se penche vers le fils d'apollon. il a déjà expertement retrouvé son air goguenard. t'as le seum, c'est ça ? parce que je suis devenu irrésistible ? la remarque lui semble juste, légère. alors c'est bon, daniel peut rire à nouveau.

daniel reste un instant interdit face à cette colère apparente qu'il voit sans peine mais qu'il ne comprend pas. les gestes d'isidore, dont il ne perçoit aucune logique et ne saisit pas les intentions font comme une tâche dans le décor bien ordonné de leur amitié. leurs rapports, sans être parfaitement sains, avaient jusque-là le mérite de la simplicité - daniel n'aime pas quand les choses se complexifient. ce désagrément, sans pousser à l'irritation, inspire chez lui une perplexité qui s'extériorise à force de ricanements et de soupirs incrédules. t'es chelou là... afin de faire oublier la précipitation avec laquelle son corps s'est dérobé au toucher, il s'efforce de se pencher vers l'avant, mimant la désinvolture. moi, me foutre de ta gueule ? non voyons j'oserais pas... son sourire, évocateur, contredit instantanément ces mots prononcés sur le ton de la surprise. il y a là une moquerie un peu puérile, inoffensive mais bien tangible, dirigée tout droit vers isidore. il faut dire qu'en cet instant, l'agitation peu coutumière du fils d'apollon fait de lui une proie facile. il n'est pas seul pourtant à se démener contre un trouble plus profond : terrée sous les tempes brûlantes de daniel, il y a une honte dont il cherche tout prix à faire diversion. elle est née de sa gêne injustifiée, survenue quelques instants plus tôt. ainsi rendu coupable, daniel nargue et jubile, de quoi rattraper ses réactions précipitées.

toujours appuyé de ses deux mains contre l'évier, toujours incliné vers l'avant, il murmure comme une évidence : ouais, ça m'arrive d'être perspicace. la vérité, c'est qu'il est complètement perdu ! heureusement pour lui, il le dissimule bien, et ce encore mieux à lui-même. sa capacité à se distraire de tout joue alors en sa faveur, et le compliment (qui n'en est pas un) d'isidore lui arrache un autre de ses sourires étincelants. qu'il ait été prononcé sous couvert d'hypocrisie ou de méchanceté n'a pas d'importance. il souffle : merci. ∿ daniel exulte du simple fait d'être beau, l'idée que les autres puissent en penser tant et le jalouser lui fait l'effet d'un triomphe. à l'insulte en demi-teinte, il n'accorde aucune attention si ce n'est une réponse taquine : hé, je te l'ai dit non ? qui se ressemble s'assemble mon pote. tu t'es vu ? avec ta gueule d'ange, tu dois pas être bien futé non plus. il ponctue son trait d'esprit d'une tape sur l'épaule d'isidore, un peu plus légère qu'à son intention. un instant, il se redresse, fouille dans sa poche dont il sort un paquet de cigarettes. à l'intérieur de celui-ci, un sachet dans lequel on devine des cachets de forme circulaire. bon, allez, j'avoue, tu commençais à me manquer toi aussi ! pour la peine c'est moi qui régale. et que fait daniel, si ce n'est négocier l'amour qu'on lui porte ?

le sarcasme d'isidore n'atteint pas daniel. il rayonne et se réjouit de constater que le visage d'autrui reflète sa lumière. qu'importe le sang déjà échauffé par la boisson, le regard brillant et les tempes moites — il est presque intouchable. les yeux plissés de réjouissance, il admire la hâte avec laquelle son ami engloutit les cachets. sa voix s'élève en éclat de rire : hé doucement beau gosse, ça tape ces trucs-là ! il lui reprend le pocheton des mains d'un geste adroit et se sert à son tour. il s'agit pour lui d'une chose ordinaire. si t'abuses tu vas vouloir baiser tout ce qui bouge, un avertissement si dérisoire qu'il frôle l'humour puisque lui-même ne suit jamais ses propres conseils. une demi-heure environ, peut-être un peu moins s'ils ont de la chance, et la dopamine se fera ressentir.

daniel incline doucement la tête vers isidore et lâche un long soupir. il envisage de le tourmenter encore. mais il ne dit rien et se contente de poser sur lui un regard à la lueur équivoque, dissimulée quelque part dans la profondeur opaque de ses yeux noirs. ah, tu crois ? il sourit du coin des lèvres, de ce petit air narquois qu'on trouve à ceux qui ne disent pas tout. je te rassure, personne m'a sucé pour l'instant. il se tait encore, le temps d'un flottement. difficile de savoir à quoi il pense. pourquoi ? tu t'fais du souci pour moi ? c'est mignon... ou alors t'es jaloux encore. c'est marrant, pourtant t'as pas attendu cet été pour plaire, toi. si ces observations sont toujours ponctuées de son éternelle moue amusée, daniel les délivre avec un grand sérieux. isidore l'envierait, lui ! isidore, l'acteur, l'influenceur, le top modèle. celui-là même qui l'a toujours surpassé et n'a jamais manqué de lui faire ressentir. encore ce soir, il le surplombe bien d'une dizaine de centimètres. daniel se redessine, en esprit, les lignes de sa machoire et de son nez, le port droit de ses épaules, la prestance de sa carrure. et maintenant ? t'en fais pas va, il lui attrape l'avant-bras et le serre brièvement en guise de compassion - le fait même de se placer en figure de réconfort lui arrache un ricanement espiègle. la soirée est loin d'être terminée.

daniel n'a pas oublié la soirée qui bat son plein, simplement il lui semble qu'en cet instant celle-ci prend place sur un autre plan de réalité ; dans une dimension cacophonique dont ne lui parviennent que des vibrations lointaines qui secouent vaguement les murs de la salle de bain. il devine l'agitation sans la voir et surtout sans en faire partie - isidore l'y a arraché afin de le garder pour lui, comme par jalousie. face à des reproches qu'il a du mal à comprendre et à considérer avec sérieux, daniel répond avec la légèreté qui lui est coutumière :  oh tu m'connais jsuis un mec vrai- interrompu, non pas par les coups à la porte mais par la voix de son ami qui s'élève et invoque son nom sans vergogne, il ouvre de grands yeux stupéfaits. pas exactement accoutumé à l'embarras, il se trouve ainsi désemparé, battant des paupières face à une émotion qu'il connaît peu et contrôle mal. euh- tu- ouais- enfin si tu le dis- daniel à court de mots, que c'est drôle à voir ! quelque part isidore avait raison : malgré sa beauté nouvellement acquise, il ne brille pas par sa clairvoyance. puis voilà, la gêne s'évapore, mise en défaite par quelque chose de moins raisonnable et de plus insidieux - daniel trouve cela drôle, vraiment très drôle tout d'un coup, et son rire remonte dans sa gorge au rythme de l'euphorie qui lui réchauffe la cervelle. oui, bien sûr, la plaisanterie est empreinte d'une certaine malveillance, à l'image de l'air ingénu que se donne isidore. mais après tout, n’en serait-il pas capable ? tu me connais bien dis donc !

l'hilarité le quitte avec une étrange soudaineté. daniel reste assis sur le bord de l'évier, vaguement courbé, le visage encore habité par la lueur d'un sourire. il ne regarde pas isidore dans les yeux mais il profite de la douceur de ses cheveux lorsque celui-ci pose sa tête contre son épaule. l'épiderme parcouru de frémissements, il ne bouge pas, absorbé par la caresse du souffle brûlant dans le creux de son cou. c'est du dior... dans un murmure qui pourrait paraître pensif mais il faut se rendre à l'évidence : daniel ne pense à rien. il est tout entier occupé aux plus infimes sensations charnelles de son petit paradis artificiel, construit par ses propre soins et invoqué par la substance. daniel ne pense à rien, alors il fait remarquer avec facilité, sur le ton de la mondanité : fais gaffe quand même, j’vais finir par croire que tu veux vraiment me sucer. il incline légèrement le menton, juste assez pour rencontrer le regard d’isidore. il remarque que ses pupilles ont doublé de volume et devine qu’il est dans le même état. c’est fou ce que ses yeux sont noirs tout d’un coup… je t'avais dit d'y aller doucement...