J’ai forcé Libellule à venir alors je ne peux plus me désister : voilà. C’est l’été et il fait encore chaud, moins à Nausikaa qu’à New York, car l’air bleu de la mer ne charrie pas la pollution qui alourdit l’atmosphère de la ville. Ça me faisait rire de traîner là-bas Libellule, sur ce tout petit bout de terre qui s’était prétendu à nous, parce que je sais qu’elle et moi avons la même haine des limites physiques de la vie sur cette île minuscule. Il faudrait les revoir, tous, les enfants de notre père, et c’était une horreur pour elle, de regarder dans les yeux toutes ces personnes qui partagent notre sang. On entrera en se tenant la main, et je scruterai chaque déformation de son visage poupin : ça ne me fait plus autant rire, mais j'assisterai au moins au théâtre de son dégoût.
Quand je l'ai cueillie en bas de son immeuble, je lui ai dit : si tu dis un truc sur mes vêtements, je te fais la gueule. Je ne voulais pas me disputer avec elle parce que nous devions arriver en front uni face à nos adelphes : ils sont eux et nous sommes nous, Rithy et Libellule. C’est différent.
J’étais venu la chercher en voiture, pour que nous entamions ensemble l’épopée absurde qui nous mènerait à l’isthme : par la fenêtre, on avait vu la ville grise et chamarrée laisser place au rectangle bleu placide du littoral, fade et pâle, ponctué de pavillons très chers, d’arbre très verts, et de familles faussement heureuses. L’apparence plastique des Hamptons est une belle préface à la presqu’île où nous n’allons presque jamais, terre insignifiante où rien n’est vraiment réel et où notre famille à nous est une ribambelle d’acteurs et d’actrices payés pour nous distraire par leur prétendue proximité avec nous.

J’arrive les mains vides—ils m’excuseront. Quand nous passons la porte, je tiens la main de Libellule, pour nous unir très visiblement face à cette mise en scène de l’adelphie unie que nous ne sommes pas. On est là ! On a rien ramené, avec le trajet et tout, c’était pas pratique. C’est une justification que je me sens obligée de donner dans l'effervescence festive de la maison où chacun semble savoir sa place, et où je sais que je n’ai pas la mienne. Le rejet est mien, et date de l’année où j’avais segmenté au couteau ma personne pour la séparer des attentes de ma matrice : ici, sous ce toit, je suis gêné de mon exclusion d’une vie que je ne voulais pourtant pas. Pour combler le vide, j’étreins Leïla, mignonne dans sa robe rose, parce qu’elle est celle qui me ressemble le plus. Je cherche qui interpeler pour me tirer du malaise procuré par l'étrangeté de ma présence dans ce lieu, qui n'est visiblement pas naturelle. Mistral ! Regarde, c’est elle, Libellule, tu la connais, non ? Quand même ! Vous avez presque le même âge !

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