(tw: meurtre) Alastor n'avait presque aucun pouvoir, mais il existait une faille dans le système de couloirs des mafias new-yorkaises. Et le pouvoir, ainsi tangible, révélait sa source dans le savoir ; il se révélait dans les négociations discrètes, les petites amourettes et les conversations secrètes. Il se révélait dans la peur des ambitieux et dans l'appétit des orgueilleux. En somme, peut-être qu'Alastor n'avait pas aussi peu de pouvoirs qu'il le pensait.

Ce fut à l'aide de toutes ses stratégies, les plus simples du monde pour certaines, qu'il s'était hissé au sommet d'un des immeubles les plus surveillés de Meatpacking District. Son éloquence avait davantage convaincu que réellement intimidé ; mais c'était son habilité à se faire passer pour ce qu'il n'était pas vraiment, qui l'avait amené aux devants de cette porte vernis en bois.

Le culot ne l'avait pas étouffé. Alastor n'était pas différent des autres, hormis qu'il nourrissait une ambition insatiable et un orgueil plus grand encore. Il s'était auto-persuadé que s'il réussissait à s'imposer, il deviendrait un Dieu, à son échelle.

Alors il entra sans réfléchir davantage. Face à lui, l'homme qui l'obsédait depuis maintenant plusieurs fois ; le parain d'une pègre connu pour son trafic d'armes - l'ironie d'Alastor, était que la sienne provenait sûrement d'un de ses entrepots. Sans attendre de réaction, Alastor leva le bras, s'appuya sur sa canne et sortit du revers de sa veste un pistolet berreta. Il caressa l'espace d'une seconde la glissière puis tira.

La balle s'était logée entre les yeux, en haut de l'arrète du nez. Elle avait percé la boite cranienne, détruisante le nerf optique de l'oeil droit pour finir sa course dans le cerveau.

Luther était mort.
Et Alastor resta là, essouflé, à fixer le cadavre qui tanguait inlassablement sur la chaise de bureau à cause de l'élan. Il avait ricané nerveusement. Il se réjouissait que ça eut été si simple, mortellement efficace.

(...)

Le brouhaha ambiant se ponctuait d'excalamations de surprise, d'explosions de joie et de cris d'indignation. Le casino était toujours aussi actif ; il grouillait d'une vie insolente.

Alastor était au centre du manège. Même lorsqu'il arrivait, il se pamait d'être le sujet de l'attention, même succinte et imperceptible. Rapidement, les joueurs et les ripoux reprennaient leurs affaires.

Alastor balaya la large pièce du regard, la main appuyé sur la tête de sa canne. Il fit quelques pas pour avancer puis se figea, à quelques mètres de l'entrée. Il revoyait encore son cadavre, repensait à cette traque qu'il avait du essuyer après son meurtre, aux heures passées par Samael pour tout nettoyer.

Pourtant, son cauchemar était revenu le hanter. Luther d'Hesperis commandait un verre de whisky Macallan. Qui donc pouvait se permettre de demander une des bouteilles les plus chères que le casino possédait ?

Alastor, ébranlé, tentait de masquer qu'il avait été atteint. Il se dirigea vers la table du présumé mort et tira la chaise pour s'installer sans avoir été invité. Il posa sa canne en équilibre contre la table et joignit les mains sur la nappe. Leva un doigt, finalement, pour interpeller le serveur.

La même chose.

Il avait hésité à s'assoir. Son monde s'était fissuré en l'espace d'un regard. Alastor était orgueilleux face au danger, persuadé de prouver sa valeur en étant capable d'y réchapper - mais malgré sa fierté, il respectait la peur et l'accueillait comme on accueille une vieille amie. Il dansait avec elle, et c'est ce qui le rendait lui même dangereux. Il n'avait rien à perdre et allait au bout des choses. Luther d'Hesperis avait pu en être témoin en premier. Le problème était le suivant : il n'aurait jamais du survivre pour le constater.

La chose avait l'audace de le remercier ! Alastor aurait pu craquer à ce moment-là, sortir son flingue de sous sa ceinture et le braquer sur lui, pour réitérer l'expérience. Il n'était pas fou à ce point. Il savait que ça serait inutile. Il avait fallu qu'il s'en prenne à un monstre, encore, à défaut qu'un énième monstre ne s'en prenne à lui.

Qui es-tu ?

Demanda-t-il avec hargne et amertume. Il se corrigea, les lèvres pincées de frustration et d'hubris.

Non... Qu'est-ce que tu es ? - serait plus correct. Hm ?

De quel enfer provenait-il, à quel mythe appartenait-il ? Quels héros avait-il déjà décimé avant lui ?
Le serveur vint lui apporter son verre et Alastor fit tourner l'alcool contre le cristal pour l'aérer, le regard éperdu vers le liquide jauni par les âges. C'était une de ses meilleures bouteilles. Et ce n'était pas une de ses meilleures journées.

À nos réussites.

Il n'avait pas l'air heureux, pas satisfait non plus. Ils célébraient en réalité son échec et il le savait.

Tu vas me tuer pour te venger ? Jouir de ce privilège insolent, de revenir encore et encore, alors qu'il ne nous ait accordé qu'une seule vie ?

Et quelle vie !

Alastor a pour lui la fougue de la jeunesse, bien qu'elle soit corrodée par l'amertume de sa mortalité. Que ce monstre, car il est un monstre, à revenir d'entre les morts, viennent le menacer sous son toit, et qu'il en soit totalement impuissant, le place au pied du mur. Mais pire ! Ce monstre refuse de s'abaisser à la vengeance. Alastor n'est pas dupe, il n'espère plus être spécial aux yeux de qui que ce soit. Il sait bien que ce n'est pas sa différence ou sa personnalité qui fait mouche dans ce duel d'antagonistes. Cet homme ne le trouve pas assez christique pour le crucifier en plein milieu du Danaé.

Qu'il veuille l'épargner l'agace !
Alastor préférerait mourir, châtié pour avoir défié un immortel.

Il n'en est rien.

Tu as aimé mon audace. L'aimeras-tu toujours, si je sors le pistolet que j'ai à la ceinture et que je te tue à nouveau ?

Il ricane, acerbe.

Ne me fais pas rire.

Et pourtant, Alastor rigole. Il se tait peu à peu, attrape son verre pour le porter à ses lèvres et écoute attentivement le nom de la créature. Ladon. Alastor connait ses classiques.

Alors toi aussi tu as pris forme humaine. C'est désespérant. N'as-tu pas un jardin à garder ?

Mais Alastor laisse entrevoir une faille. Le dénommé Ladon lui fait parler de lui - il le flatte d'une manière insidieuse mais Alastor, dans la fougue de son narcissisme désespéré, tombe dans le piège. Le piège de la haine qu'il cultive envers ce père qui refuse de le regarder.

Je suis de ceux qui n'ont pas besoin d'être divin pour asservir les Hommes.

Rien que ça.

La menace est assez explicite pour qu'Alastor la prenne sérieusement, et calme ses ardeurs. Son visage accuse le coup d'une impuissance qui le plonge dans une rage plus dévastatrice encore, que le souffle d'un dragon ou la gueule dentée d'un monstre affamé. Alastor considère Ladon comme son jugement dernier ; il imagine, comme celui-ci lui susurre, le spectacle désolant du Danaé, ravagé par les flammes ; les corps broyés de ses clients et de ses employés. Un empire réduit à néant, si facilement. Alastor déglutit et tire discrètement sur le noeud de sa cravate.

Tu n'es pas le premier à venir me narguer sur mon territoire. Vous autres, les monstres... vous n'avez donc aucune pudeur ? La gorgone, la Chimère, l'Empuse - il semblerait que les créatures se plaisent ici, jusqu'à ce qu'elles essaient de m'atteindre.

En témoignent sa jambe paralysée et son oeil de verre.

Et vous vous surpassez dans le fait d'éviter de me tuer.

Et se surpassent dans le fait d'éviter de mourir.
Alastor ne peut pas lutter contre l'immortalité ; il peut massacrer des hommes et des business, mais les monstres, eux, renaissent à chaque fois pour continuer de les hanter.

Et qui garde tes pommes d'or si tu n'es plus là-bas ?

Dans les yeux d'Alastor luit une drôle de lueur.