Cela fait plusieurs heures déjà que tu enrages. Les plantes disséminées dans le quartier n'étendent pas leurs racines assez loin pour te permettre de suivre ce qui est en train de se passer à l'autre bout de New York et tu n'as guère le choix que t'attendre, sagement, trop sagement, que les autres reviennent.
Tu n'as pas pu les suivre. Alastor y est allé, pourtant ! Tu l'aurais suivi sans qu'il te l'ordonne, cette fois ! Mais tu restes là, dans la sécurité de quatre murs. Comme si tu avais besoin d'être protégé ! Personne ne trouvera ton arbre dans les entrailles du Danaé. Immortel tu restes, invicible presque. Sans plus d'utilité qu'une plante en pot : un bel objet qu'on laisse prendre la poussière.
Et pourtant !

- Le trésorier entend des voix, les deux femmes de chambre se font buter, et il s'attend à quoi ?! A ne pas couler !

Tu tempêtes dans les couloirs de l'hôtel, obligeant les clients à s'écarter sur ton passage.
En revenant de leur petite virée, tes collègues auront eu le plaisir de voir que les plantes décorant habituellement l'entrée avaient triplé de volume et s'étaient généreusement garnies d'épines ; signe incontestable d'une mauvaise humeur qui t'était cela dit habituelle.
C'est qu'Alastor semble être particulièrement doué pour deux choses : recruter des incapables et te laisser au placard.
Aussi, colérique et frustré, te voilà qui enfonce la porte de la chambre de Samael pour venir récupérer chez lui les informations que ton maître te refusera sans doute. Cet homme-là, après tout, n'a aucun pouvoir sur toi ; tu n'es même pas sûr qu'Alastor t'en voudra si tu décides de lui arracher une oreille.

- Hé, l'idiot ! appelles-tu après avoir fait céder les gonds de la porte sous une épaisse tige de lierre. Puis, sans lui témoigner plus de considération, tu te laisses chuter sur son lit sans doute défait et lui jettes un regard électrique. Dis-moi ce qu'il s'est passé là-bas. Pourquoi est-ce qu'Alastor s'est déplacé ? Tu pouvais pas récupérer les incapables toi-même ? Il y avait d'autres demi-dieux ? Ou des monstres, capturés ?

Samael a un don certain : celui de t'irriter.
Mais tu lui connais également la qualité d'avoir la carcasse solide, capable de résister à tes colères, et de te rendre pour argent comptant tout ce que tu déchaîneras contre lui. Le fils de Némésis ne connaît bien que ça : oeil pour oeil, dent pour dent. Alors, tu lui montres les dents, tu grognes et tu grimaces, à chaque mot qu'il prononce.

- Il n'y a que toi que ça excite, ce genre de choses, espèce de dégénéré. L'herbe ne vous a rien demandé.

Agacé de le voir ainsi bailler aux corneilles, tenter de te provoquer sans même daigner te regarder, tu bondis, fiches la plante de tes pieds sur ses genoux noueux et agrippe d'une poigne vicieuse ses cheveux que tu tires sans vergogne pour lui faire renverser la tête, forçant vos yeux à se croiser.

- Le seul truc que je reproche à ces monstres, c'est de pas savoir finir le travail... Si toi et moi étions à leur place, nous n'aurions laissé aucun cadavre à récupérer. grondes-tu avant que sa dernière remarque ne t'hérisse dans un sifflement outré.

Toi, jaloux d'un mortel ! De quel droit se permet-il ?
L'attention d'Alastor n'est pas un luxe à tes yeux mais un affront  supplémentaire. Tu ne te battras jamais pour ses beaux yeux ! Car il mourra avant que tes feuilles ne se flétrissent et son favori, comme il dit, tu sais que tu en verras passer des dizaines  avant que le vieux ne se décide à mettre un pied dans la tombe.

- Qui est-ce que tu traites de jouet, sale clébard ?! Tu t'es vu ? Aucun dieu ne t'a forcé à lui obéir mais tu le fais si bien tout seul ! Alors, au lieu de te foutre de ma gueule, dis-moi plutôt des choses intéressantes, tu veux ?

Au fond, quelle que soit l'animosité dont tu puisses faire preuve à son égard, tu sais reconnaître en Samael l'élément le plus crucial à la réussite de ton maître actuel. Il veut le voir autant que toi poser un pied sur le trône et ne sacrifiera pas pour rien ses chances d'y parvenir.

- Dis-moi s'il a l'intention de pactiser. Avec les monstres ou les demi-dieux, que sais-je... Ou si comme tu dis, la mort de son petit favori l'a agacé au point de les haïr. Je veux savoir qui est ma cible, Samael. Me faire les dents sur un incapable comme Jasmin ne m'intéresse pas.

Samael est fou : c'est bien là sa moindre qualité. Ta violence ne le fait frissonner que de plaisir et c'est un heureux hasard ! car tes doigts vibrent encore de s'abattre conttre lui, prennent sa provocation comme une autorisation pour asséner une gifle brusque sur sa joue alors que tu siffles en appuyant l'articulation de ton genou à la jonction de ses cuisses.

" Mes jambes font ce qu'elles veulent. Pourquoi les réserverai-je à un homme dont je ne suis plus le favori, d'après toi ?! "

Tes frasques ne sont guère un secret entre les murs du Danaé : tu fais payer au maître chacun.e de ses amant.es par une nuit de plus dont tes partenaires ne se sortent que fourbus et ensanglantés. Et qu'un autre puisse prendre ta place, non seulement dans son lit mais à ses yeux ! voilà une idée qui te fait rire amèrement.
Tous les minets de vingt ans du monde ne remplaceraient pas deux millénaires d'un destin enchâssé. Il a besoin de toi autant que tu as besoin de lui ; Samael devrait s'en douter.
Cela pourtant, ne t'empêche pas de venir te brûler à d'autres flammes que la sienne, à prendre plaisir à torturer quelqu'un qui semble en profiter à juste mesure. Aux yeux fous et exorbités de Samael répondent les tiens, dorés et inhumains.
Ses mains abîmées contre ta peau éternellement jeune te font frémir tandis que tes lèvres se retroussent pour laisser voir les crocs.

" Je ne mourrais pas pour le sauver. Mais s'il trouve la mort ! je n'aurais d'autre choix que de le suivre. J'ai trop vécu, Samael, je ne supporterai plus de nouveau maître. " Et l'aveu te résonne dans la gorge au moment ou ses doigts encadrent tes joues, te donnant l'espace de quelques courtes secondes l'aspect étrangement fragile d'une immortelle fleur. " Ce dernier âge de ma vie ne peut pas être offert à un perdant. S'il prend les mauvaises décisions, s'il s'abîme dans la faiblesse, je perdrai mon temps à le servir ! Et toi, Samael ? Veux-tu couronner un roi ou un idiot ? Ne le trahirais-tu pas pour sauver sa gloire ? "

Voilà que dans tes veines, ton sang ne fait qu'un tour quand la main de Samael se referme sur ta gorge. Sous sa paume, tu es frêle, trop frêle ! un oiseau à peine au coeur battant si fort qu'il manque de sauter hors de ta poitrine. Mais ce serait mal te connaître que d'ignorer l'éclat de furie surexcitée qui te brille dans les yeux et la force surhumaine avec laquelle tu te presses en avant, faisant ployer ses coudes.
Qu'il étrangle ! Il ne t'éloignera pas.

" Es-tu con ! Il ne mourrait jamais, ni pour toi ni pour moi. Il meurt déjà très bien tout seul. " t'exclames-tu avec un éclat de rire étouffé.

Les paroles de Samael t'étonnent, tant elles semblent éloignées de la dévotion qu'il ne manque jamais de témoigner.
Un chien fou, qui ne s'offre qu'au plus violent. Si Alastor s'assagit, il s'ennuiera ! Mais il paraît bien se ficher de ce qui couronne son front ; qu'il soit roi ou bouffon, ou les deux à la fois, aux yeux du fils de Némésis, Alastor n'a de valeur que pour sa cruauté.
Tu pourrais le respecter. Il est sûrement moins esclave que toi, et plus fou encore. Plus il te provoque, plus tu frémis, tant il sait toucher juste !
Ta vie, comparée à la sienne, ne tient qu'à un homme dégoûté du monde.

" Je n'ai pas peur de mourir. J'ai peur de ne pas pouvoir choisir ! Alors parle. "

D'un sursaut furieux, tu forces contre sa poigne pour mordre sa bouche à pleines dents.
Samael ne ploie pas ; tu ne t'abaisses à rien. Vous vous écrasez l'un contre l'autre à hauteur égale et même violence. Ce qu'il te dit d'Alastor t'enrage ! Mais tu tiens encore à rappeler qu'il ne te possède pas.

" Viens te servir, si tu l'oses, mais ne crois pas que je serai un jouet entre tes babines de clébard... " murmures-tu contre ses lèvres, tes canines maculées de sang, " Je t'aiderai à l'enrager si ça t'excite. En échange, dis-moi tout et dis la vérité. "

Samaël se moque. De toi et à vrai dire, de tout. Il se moque bien, de te répondre comme de ce que tu pourrais lui faire ; il n’y a rien dont il ne tirera pas quelque plaisir tordu ! Il se moque et se joue de toi, t’attrape comme on se saisirait d’une poupée de chiffon, se grandit au-dessus de ta tête et rit ! rit de ce qu’il lit comme de la crainte dans tes yeux, de la faiblesse dans tes bras.
La rage te bout dans les veines face à son impertinence, face à la manière dont il vibre en pensant te tenir, en savourant déjà la honte qu’il se croit autorisé à t’infliger.
Lui, un demi-mortel !
Un chien ! Et les chiens, tu le sais pour avoir grandi dans leurs rangs, n’apprennent que sous les coups.

- Si tu n’as rien l’intention de me dire de pertinent, garde ta salive et ferme ta gueule. Ou pour chaque mensonge je t’arracherai quelque chose !

Tu le menaces alors qu’il te tient encore !
C’est ce que tu as toujours fait, c’est comme ça que tu obéis, comme ça que tu te révoltes ; au cœur même de l’incendie, une torche à la main.
Tes jambes qu’il a enroulées autour de lui, se resserrent à en faire craquer ses os. Si frêle parais-tu, tu lui rappelles que sa tête entre tes cuisses finirait vite par exploser.
Mais toutes les menaces du monde ne lui feront pas dire vrai. Tu ne peux être sûr de rien de ce qui lui sortira de la bouche, de ce qu’il vomira entre sa salive et le sang que tu reviens lécher.

- Me prendre ? Tu n’en serais pas capable, Samaël. Tu n’as pas de foudre dans les veines ! rappelles-tu d’un ton venimeux, sans pouvoir empêcher de laisser poindre sur ton visage tout le mépris que tu ressens pour les rejetons à moitié-avortés de divinités inférieures. Je lui demanderai moi-même, tu m’en as assez dit. Je n’ai rien à t’offrir.

Malheureusement, tu ne sais pas ! Et tu ne sauras jamais qui te ment, tu te laisseras tromper encore et encore ; des millénaires de vie ne t’ont apporté que trop peu de lucidité sur les hommes, Frei, et l’espoir malgré tout continue de te bander les yeux.
Les griffes de Samaël s’agrippent au tissu sur tes paupières, moins pour le déchirer que pour y peindre leurs propres couleurs ; il veut que tu voies rouge ! Il te veut figure dans un tableau choisi, il te veut Cain en furie ou supplicié au Golgotha, il te veut sous ses yeux et poupée de son spectacle.

Comment échapper à ça encore !
Même quand tu te débats, il y en aura bien un dans le public qui se prendra à rire.
Et tu n’es guère esthète, Frei, tu n’es pas assez mortel pour comprendre les arts, tu n’es qu’instinct, juste une odeur de pluie et la vigueur du vent du Nord -
Samaël t’emmène et à quoi s’attend-il ! Alastor vous renverra, non sans vous avoir punis pour cette lutte incessante que vous entretenez.

“Espèce de crétin, c’est quoi ton plan, là !” que tu t’écries, offusqué.e, “Je n’ai pas besoin de toi pour lui poser la question et surtout, ça ne te regarde pas !”

Non, ce ne sont pas ses affaires ! Il n’a pas à se soucier de qui tu es aux yeux du maître et de ce que tu deviendras si celui-ci te délaisse ; après tout, tu survivras, au dédain comme aux caprices, tu survivras aux amants passagers, aux maîtres inconstants, tu survivras aux murs de l’hôtel dont les lambris s’écaillent déjà.
Mais tu ne survivras pas ou du moins, tu refuses de survivre, à cette humiliation que Samaël te menace, à te ramener au bureau du maître enroulé dans ses bras comme un enfant ou une traînée !