Rien ne stimulait plus l’envie de se remplir les poches, que de les voir vide. Et ce n’était pas une image, je voyais le fond des miennes ; rien, que dalle, nada. Je pouvais les retourner dans tous les sens, le constat était le même à chaque occurrence. Il fallait ainsi retourner au charbon.

On pourrait se demander ce qui diable me motivait à vouloir payer le loyer de mon appartement miteux… et bien parce qu’en dépit de tout, c’était mon petit chez moi. Ironique lorsque je faisais tout ce qui était en mon pouvoir pour squatter chez le tout-venant, mais parfois ces quatre murs me semblaient trop petits.

Naturellement, je ne me rendais pas aux forges prise d’une soudaine envie d’initiative ; non. J’avais été contactée pour faire partie d’un projet dont j’ignorais les détails. On m’avait décrit les grandes lignes, ce qui a attisé ma curiosité.

Me voilà donc.
Quelques affaires à la main.
D’autres lévitant près de moi.

J’avais plus l’impression de faire du tourisme qu’autre chose ; n’ayant jamais foutu les pieds ici. Contrairement aux quartiers des riches, régnait ici une atmosphère dans laquelle je ne n’étais pas mal à l’aise.

C’était un lieu pour les créatifs, les innovateurs ; un lieu pour des artistes. Quiconque capable de créer avait de moi cette considération. Quiconque capable de m’impressionner. Il m’en fallait peu ? Certes ; d’autant que j’étais envieuse.

Moi aussi je voulais être comme eux.
Qu’on reconnaisse mes créations.
Qu’on les porte avec fierté ─ arrogance.
Parce que moi je n’en étais pas capable.

Adossée à une colonne ; je jugeai que ce fut là l’endroit idéal pour attendre ce qui pourrait être un partenaire en affaires. Je ne savais ni comment me comporter ni quoi lui dire pour l’aborder. Le simple fait d’être là me rendait fière de moi.

Oui, il m’en fallait peu.

─ Bon… je suppose que je vais rester à l’attendre ici. Tic-tac, tic-tac…

Reyn Bower. Avec sa grande taille et son allure naturellement élégante. Il me faisait penser à un prince charmant. Nul doute qu’il faisait tomber toutes les minettes en chaleur. Il devait se noyer dedans le pauvre garçon. Mais d’où venait cette médisance Lía ?

Sitôt rencontré et sitôt catégorisé ; d’une indélicatesse rare pour une première impression. Mais c’était le propre de l’humain de se faire des films — ça stimulait l’imagination. J’eus toutes les peines du monde à cacher mon rictus mesquin.

Lorsqu’il me tendit la main, je restai immobile pendant quelques secondes… il faut dire que je n’étais plus trop habitué aux salutations conventionnelles. Je l’enviai parce que les siennes étaient de peau, les miennes de métal.

Première chose que je lui montrai, afin qu’il comprenne ma réticence.

— J’ai parfois du mal à maitriser la force de mes prothèses… je ne voudrais pas vous broyer les os.

Mensonge.
J’avais une maitrise quasi parfaite de chacun de mes gestes grâce à ma télékinésie.
Mais l’excuse était trop belle. Il découvrira sans doute la supercherie.

Quelle importance, je serai déjà loin. Défaitiste au point de me dire qu’il me jettera de son projet à la seconde où il s’apercevra que je ne suis là que pour me faire un billet. Il me fallait feindre l’intérêt… huh… ça m’épuisait déjà.

Lui, ça se voyait ; c’était un de ces passionnés qui vous prenait la tête à vous expliquer en long, en large et en travers à quel point leur idée était révolutionnaire. Mais… d’où venait cette médisance, Lía ? D’autant que contrairement à moi, il ne semblait pas tirer des plans sur la comète. Moi j’étais experte dans un autre domaine : se mettre martel en tête par exemple.

— Je n’ai encore rien accepté.

On se faisait difficile maintenant ? Avais-je déjà oublié à quel point j’avais besoin de thunes ? D’autant que pour une fois je pourrais faire quelque chose d’utilité publique. Ça me faisait bizarre. Même si on y repensant, vendre des fringues n’avait rien d’égoïste en soi ? Ce qui l’était, c’était le prétexte sous-jacent du processus créatif.

Ainsi le contraste entre nous était évident. L’artisan alacrité, et puis la blasée.

— Je n’ai rien contre un exposé. Je poserai mes questions à la volée…

Comprendre exactement dans quoi je m’embarquai. Reyn Bower… la responsabilité qui pesait sur tes épaules était de me faire adhérer à ton projet ; tu étais venu vers moi, pas l’inverse. Certes, j’avais cruellement besoin d’argent, mais j’avais la nette impression que faire les choses à moitié ne serait pas tolérable dans ce cas précis.

Et comment que j’allais te suivre ; hors de question de perdre de vue mon prince charmant et me paumer dans les sempiternels ateliers de l’endroit. Il ne me fallut qu’une fraction de seconde pour lui emboîter le pas. Faisant léviter mes affaires, derrière-moi.

Le moins que je puisse faire était de lui prêter une oreille attentive ; histoire de ne pas avoir fait le déplacement pour rien. En somme, son projet était on ne peut plus limpide. Les idées, il les avait ; le plan était tracé dans les moindres détails si on l’écoutait parler.

Ce qui m’impressionnait, c’était mon rôle dans tout ça.
Il lui manquait un engrenage pour parachever son mécanisme.
Moi.

Une responsabilité à endosser, qui me faisait frissonner de tout mon long, comme s’il avait jeté un sort de glace. Néanmoins… il y avait aussi autre chose qui s’avivait en moi ; des braises qui s’attisaient.

Je pouvais me rendre utile.
Moi.
J’avais ce pouvoir…
Moi ?
Vraiment ?

— Ça m’aurait bien servi… quelque chose comme ça.

Naturellement, je fis référence à mon enfance et la perte d’une partie de moi. Nul doute que l’artisan était assez malin pour faire le rapprochement ; je n’épiloguai donc pas. Nous avions le projet, les matériaux, les prototypes… fascinant.

D’un geste presque avide, je saisis l’étoffe entre mes phalanges artificielles, frottant celle-ci contre  ma joue — comme d’habitude — comme si j’étais la femme qui murmurait à l’oreille des fripes. Je me sentais comme possédée d’une frénésie créative ; enfin un peu d’enthousiasme sur mon visage… et dans ma voix :

— L’idéal serait de renforcer le vêtement au niveau des organes vitaux, le rendre plus durable, plus résistant sans pour autant compromettre la légèreté. Rajouter une couche sans que ça fasse trop…

Je supposai :

— Ça aurait du sens de faire des tenues sur mesure…

Ce qui voulait dire : plus de travail pour moi.

— Après je connais certains énergumènes qui s’en fichent bien de se protéger. Ça pourrait se battre les parties à l’air pour prouver leur vaillance, leur témérité, leur héroïsme… un murmure pour éviter de m’aliéner l’artisan qui en avait peut-être pour amis : ribambelle d’abrutis.

Long et las soupir ; je savais bien que nous étions censés tous nous entendre, car au fond les monstres étaient nos vrais ennemis. Mais non. Certains, je ne pourrais jamais les saquer.

— Très bien.

Fil et aiguilles s’envolèrent d’un coup sous l’impulsion de mon pouvoir. Ils vinrent d’abord nous encercler, tandis que je me rapprochai de mon hôte.

— La théorie me semble claire. On va passer à la pratique. On ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs n’est-ce pas ?

J’avais du temps à tuer.
Lui aussi — enfin je l’espérais.

— Je peux prendre vos mesures ?

La tête inclinée de quelques degrés, enfin un sourire — sincère — à mes lèvres. J’étais dans mon élément. Je me sentais... bien, je crois ? Ça alors.

Qui l’eût cru ?
Certainement pas moi.

Tout allait parfois trop vite pour moi. Mais en y repensant, faire les choses à mon rythme impliquait systématiquement l’inaction. Ah ça, pour stagner, j’étais la championne. Face à ce prince charmant qui me tendait gentiment la main pour avancer… j’hésitais à la prendre.

J’avais beau faire la fière, prétexter que j’étais dans mon élément, j’avais toujours l’impression qu’à chaque pas en avant, il n’y en avait deux de côtés et trois derrière.

Inconsciemment ou pas, la présence et le comportement de Reyn Bower me mettaient mal à l’aise. Je le vis écarter les bras, s’attendre à ce que je m’exécute. Je mis ça sur le compte du manque d’habitude ; sans oublier que ce n’était pas son domaine la couture.

─ Je crois qu’on s’est mal compris… je dois prendre vos mesures. Il faut… enfin, vous voyez…

Fameuse fut l’ironie, je ne craignais pas tant le fait de le voir sans ses vêtements que lui demander de les enlever pour faire mon travail sereinement. Je pouvais me rincer l’œil devant un physique avantageux tout en restant professionnelle.

Avec ma mémoire, je pouvais de toute façon m’extasier de mes souvenirs une fois seule avec moi-même.

─ Vous pouvez garder vos sous-vêtements par contre.

Une réplique qui sortit de ma bouche comme un cheveu sur la soupe. Mais je ne vis tout bonnement aucune autre alternative pour me faire comprendre.

─ Vous n’avez jamais… pris les mesures de quelqu’un ?

Sous-entendu : « je connais mon métier, faites-moi confiance, c’est pour la science ! » Ou quelque chose de cet acabit.

─ C’est vous qui demandiez si vous pouviez m’aider hein…

Mon côté pucelle qui me jouait des tours. Du haut de mes vingt-six ans ; d’une inexpérience pathétique dans certains domaines. Si c’était-là un gage de maturité, j’étais au niveau de Peter-Pan. Cela dit, en y repensant… c’était un vrai tombeur, le garçon.

Bref. Je digressai.

─ Je ne regarderai pas. Enfin non, c’est pas ce que je veux dire. Je…

Sinon je pouvais toujours me coudre la bouche pour éviter de débiter des conneries ?
On fait comme ça ?
Allez, on fait comme ça.