c’

est l’hiver, et c’est la nuit.


c’est toujours la nuit, l’hiver.
mistral ne sait pas où en sont les jours, les mois, les années ; les cris qu’il a entendus hier, ou il y a une semaine, ou l’an dernier, étaient-ils ceux de demi-dieux un peu trop humains, attachés au calendrier de l’humanité ?
mistral ne s’intéresse pas à cela. il vit depuis trop longtemps sur une île, au sein d’un peuple, sous un soleil, qui n’ont pour sanctionner les années qui filent que le sang qui coule et l’usure des pierres, pour qui le temps passe trop vite et est toujours le même : un passé qui se jette, toutes plaies dehors, sur un futur qu’il aiguise lui-même, pour légitimer ses blessures.
l’hiver n’est pas une saison prône au changement. l’hiver n’a pas les scènes fabuleuses de l’été, car il n’a pas son soleil. rien ne peut changer, l’hiver.

alors, c’est l’hiver, et c’est la nuit.

c’est la nuit, mais on voit les galets, leur courbure blanche, comme un ongle ; le ciel, sa chape de plomb, comme un châtiment ; farrow, ses lignes nettes, comme une arme.

mistral entre à son tour dans l’eau, il tremble, un peu. farrow lui tend les mains, les deux, c’est rare, qu’il fasse cela, les deux mains. mistral se sent encombré par ce geste, ne sait comment les saisir, pourquoi. il sait qu’elles seront froides, ces deux mains, comme le ne le sont pas encore les siennes, il ne les a pas trempées dans l’eau en y entrant. ces deux mains froides de tueur, d’amant, de baigneur.
un galet se dérobe sous son pied, et il perd cinq centimètres d’un coup, sans frémir. il aurait pu couler raide comme cela, s’il n’y avait pas eu le sol, s’il n’y avait pas eu farrow pour le tenir du regard, oui, il aurait coulé.
un peu à rebours, alors qu’il a déjà glissé, alors qu’il a déjà perdu ses centimètres pour retrouver l’écart habituel avec farrow, il lui saisit les mains, pas tout à fait comme le faudrait, il ne lui donne pas les siennes, mais saisit celles de farrow, le plat de la paume contre le dos de ses mains à lui, le pouce et le majeur autour du poignet, l’index droit, raide aussi, qui monte contre la peau de l’avant-bras. c’est comme cela que les mères prennent les mains de leurs fils assassins, il lui semble, comme pour les désarmer, un temps, alors qu’ils ont déjà commis le crime, et déjà lavé le sang de sous leurs ongles. c’est un geste ancestral, antique même, qui dit : non, tu n’as pas fait ça, non, tu n’as pas fait ça ! un geste qui pleure. cela le dégoûte, il les lâche, laisse farrow prendre ses mains (à lui, mistral) et les mettre dans les siennes (à lui, farrow), comme il l’entend, comme il aurait voulu que mistral les prenne. mistral le laisse faire, et regarde par-dessus l’épaule de farrow, et puis pivote un peu, vers l’est lointain, vers l’est muet. quelque chose le saisit, il ne sait pas si c’est le froid ou l’angoisse, quand il voit derrière, noires, les eaux calmes et traîtres, et il se sent empli de quelque chose de froid et sombre, ce doit être l’air qu’il respire, ce doit être l’air.

car c’est l’hiver, et c’est la nuit.

alors, alors c’était ce genre de conversations qu’ils auraient, ce soir. il ne s’en agace pas. ça n’a pas d’importance.
il prend son temps, toujours un peu en biais, il ouvre la bouche, ne dit toujours rien. il souffle en faisant revenir l’air du ventre, il lui pique un peu la gorge, mais ressort en une exhalaison blanche.

« je voulais que tu me parles d’autre chose. »

ça ne veut pas dire : je veux parler d’autre chose. ça veut dire : ce que je voulais de toi, c’était cela, que tu me parles d’autre chose.

il ne veut pas parler au présent. cela lui paraît étrange. il ne veut pas vouloir, il ne veut rien de lui, activement. du bout des dents, il reconnaît avoir voulu, un jour, quand il avait encore l’habitude de vouloir, et plus rien à désirer.

« je voulais que tu me racontes une autre histoire. quelque chose de vrai. je voulais que tu sois un homme de la pire des façons, un homme qui vit. »

les vivants n’ont rien pour eux. les morts ! les morts ont tout, un corps, une histoire, des mots pour les dire.

« tu voulais me dire… »

il ne sait pas.
il ne sait pas que ce soir, il aura une histoire.
il ne sait pas que son histoire est vue en train de s’écrire.
il ne sait pas ce que farrow veut lui dire.

« je ne t’en veux pas. »

il lui en veut, un peu. il lui en veut de ne pas être orgueilleux, à peine orgueilleux, d’avoir questionné et de s’être excusé. il lui en veut de s’être excusé, voilà.

« ah. »

mistral ne dit rien, ne cherche pas à se défendre. il n’avait jamais voulu connaître farrow, mais le reconnaître, ou plutôt reconnaître quelque chose en lui, quelque chose qu’il y avait lui-même placé. si chaque mouvement ne renouvelait pas la sensation de froid sur sa peau, il hausserait les épaules. il ne voit pas l'intérêt de tout cela.

mistral obtempère, baisse les yeux, le cou aussi. il regarde le galet. il semble à mistral que farrow lui montre son cœur, dans le sens le plus organique qui soit, une image du cœur qui bat en lui et est le point de gravité de sa grandeur, un cœur qu’il avait parfois entendu battre (mistral ne veut pas dire : écouter, car cela l’aurait dégoûté de farrow à jamais).
un cœur poli et lourd, un cœur blanc, comme un pain que l’on aurait oublié de cuire et qui renferme des levures qu’on ne voit pas, qui n’ont pas encore moucheté son extérieur.

il y a ce soir quelque chose de l’ordre du dévoilement des vérités éternelles. il y a, ce soir, leur nudité, comme au premier jour, comme aux premiers jours, tous les premiers jours ; il y a, ce soir, les aveux des cimetières qui bordent leur relation, que tous les deux viennent pour toujours de quitter, vers lesquels ils ne peuvent jamais que se diriger à nouveau ; il y a, ce soir, un regard oblique, encore un, oblique et moqueur sans vouloir l’être, oblique et méchant sans doute, au moins un peu, d’un géant sur le cœur d’un autre géant ; il y a, ce soir, les assauts d’un homme dont le cœur vient battre à la tempe d’un autre, excitant son sang maladroitement. ça n’est pas comme ça qu’un cœur fonctionne, mais il y a du sang, et des yeux ébahis. peut-être que cela suffit. cela a suffi, longtemps.

et après, il y a, mais ça ne compte pas, c’est vain, c’est humain, enfin, il y a le voile noir, ou un peu sombre, une nuit qui s’étend des yeux jusqu’à l’âme, l’odeur du fer, les mains de celui qui n’a rien à faire et les mains de celui qui mène l’assaut, des souffles rauques, un peu chauds, surtout dans l’air frais, au bout des doigts la sensation étrange la peau qu’on a embrassée pour la délaisser juste après, qui n’a pas marqué, qui n’a pas brûlé, qui n’a pas brûlé assez, la gorge en feu et la tempe en sang, en sang, en sang, pas de témoins pour écrire leur histoire avec tout ce sang—

et mistral se sent empli de quelque chose de froid et sombre, ce doit être l’eau qu’il aspire, ce doit être l’eau.

car c’est l’hiver, et c’est la mort.






il doit ensuite se passer des choses qu’il n’est pas beau de nommer, des choses qui échappent aux hommes dans ces instants-là, comme des prénoms que l’on crie ou des baisers que l’on cherche ; il est, dans ces moments, des appétits qui se réveillent, mais qui ne sont pas sincères, et qui ne sont à personne. il ne faut pas en parler.

il faut simplement dire : mistral désorgues est mort. cela ne fait rien.

mistral désorgues est mort, un temps, et puis, mistral désorgues cesse d’être mort. il revient, comme ça, comme il vit, comme il vivait, sans cérémonie ni confort. il se réveille, là, à peine plus à l’ouest de la crique, couché sur des galets en pente. il a froid, et tremble un peu. il porte ses mains à son visage, vient toucher ses joues ; elles sont sèches, et cela le réconforte : il n’a pas pleuré sur ce plan de l’existence, il n’a pas pleuré au pays des armes, du sang, du soleil, il n’a pas pleuré dans ce monde sans amour. il ne veut pas croire que l’autre monde où il s’est trouvé un temps est un monde avec amour, mais c’est un monde où il a pleuré.

il pense au monde sans amour, enfin, celui-ci s’impose à lui, comme si c’était plutôt mistral qui était pensé par ce monde, que celui-ci l’avait oublié, un temps, l’avait laissé partir, et puis, venait de s’en souvenir, de le ramener brutalement, de le jeter sur ces galets avec la rage muette que l’on a pour les sentiments amers et indélébiles.

mistral pense au monde sans amour, il pense à farrow. il se demande si c’est pour l’oublier que farrow l’a tué, lui a fracassé le crâne, l’a tenu sous l’eau, l’a vu agoniser sans l’embrasser. il ne pense pas que farrow, farrow, farrow, il pense au prénom en boucle comme il n’y avait jamais pensé avant, car il sait qu’il va le laisser partir, son prénom, alors, il y pense encore un peu, comme on observe et chérit pour la première fois peut-être cet objet dont on ne se servait pas et qu’on va jeter lors du déménagement, nous disions, il pense que farrow, farrow, farrow ne voudra sans doute pas le revoir après cela. il hoche la tête, sourit. il ne pense à rien d’autre, et puis — un cri déchire le silence, après s’être réverbérés sur les reliefs. mistral se fige — il a oublié le nom de farrow, il ne vit que dans ce cri, ce cri qui le heurte, qui saigne des chairs exsangues et incendie des terres déjà brûlées, il ne sait pas d’où vient ce cri, il ne sait pas que ce cri appartient à la personne qui lui a fait dire et jurer qu’il vivrait en tuant la vie, qu’il vivrait meurtrier et meurtri et déjà comme mort, il ne sait pas tout cela, tout ignorant et imbécile qu’il est, que c’est cette personne qui crie qui a tué l’amour plus que les monstres plus que les morts plus que farrow !

mistral ne sait pas tout cela, mais une fièvre lui vient, c’est étrange, une fièvre de mort, et il comprend, ah, il ne comprend pas tout, enfin, pas grand chose, seulement qu’il faut partir, car c’est la mort qui hurle, et qu’il est vivant malgré tout.

il se redresse, ne se retourne pas. les cris l’accompagnent longtemps (à la fin, peut-être ne fait-il que les imaginer). il marche, quelques heures, il ne sait pas, il marche à l’aveuglette, traverse l’île couleur cendre éclairée par la lune. il fait froid, et il tremble. il ne s’arrête pas. il se rend chez mars, il a trouvé du premier coup son appartement, il ne s’est pas interrogé en arrivant là-bas, mars non plus n’a pas posé de questions, iel lui a offert un café, il a refusé, il connaît trop bien les cafés de mars. il a confié à mars ses pudiques adieux, ses au-revoir auxquels pas grand-monde ne croyait, et puis il est parti.

il faut simplement dire : mistral désorgues est vivant. ça ne fait rien.