Eugene ne reconnait pas la musique qui passe à fond dans les enceintes du Merveille Soleil. Cameron lui aurait assuré que c'est pourtant sorti en début d'année - que c'est le plus gros tube d'Hvbris depuis l'été dernier. Peut-être qu'Eugene n'a pas vu le temps passer ; il a l'impression que septembre était hier et qu'hier est passé à aujourd'hui en un clignement d'paupières.

Il est accoudé à la rambarde du porche en bois. Il fait face à la mer, un verre d'alcool dans la main, qu'il pose en équilibre devant lui. Dans la grande pièce du bar, des amis de la colonie se sont rassemblés pour fêter un anniversaire. Ou une revendication - il ne se souvient plus vraiment de la raison. Il est venu parce qu'on l'a invité. Il y a une époque où c'était lui (ou Damen, selon les personnes) qui les rassemblait. Aujourd'hui, le noyau a évolué. Eugene n'est pas vraiment de côté, mais il n'est plus central - c'est une jolie plante dans le décor ; sans lumière, elle se fane.

Ça va, Eugene ? lui demande la jolie Kassandra, une main qu'elle glisse à son bras. Eugene étire un sourire mélancolique. La vodka est forte, mais n'arrive pas à me réveiller. Je suis fatigué, c'est tout.

Elle dépose un baiser sur sa joue - Eugene rosit. Il gonfle sa poitrine. Désir est sûrement avec eux, en train de fumer comme un pompier et de danser avec tout le monde. C'est ce qu'aurait fait Damen. Eugene se souvient très bien qu'en soirée, il prenait toute la place. On ne pouvait que le regarder. Il était le prince héritier par excellence ; dans la pièce, il brillait de par son essence.

Toujours sur la terrasse, Eugene n'entend pas Désir dire aux autres qu'il va prendre l'air. Il se contente de récupérer son bâton d'aveugle et d'abandonner son verre.

Il fait le tour du bar, à l'extérieur et rejoint la plage. Les basses résonnent contre les murs en bois - ça le rend heureux, de passer un peu de temps avec eux. Ça le rend heureux mais ça le fait surtout culpabiliser d'oser s'amuser alors même qu'il a laissé un grand vide derrière eux.

La mer attire Désir ;
elle murmure de la voix de Damen, hautaine.
Eugene aurait pu l'entendre mais ce n'est pas lui qu'elle appelle.

Désir... Désir, je suis là ! que la voix chante entre les flots. Désir s'était déjà offert ; les bras de l'océan se referment. Eugene est alerté ; tout son corps lui envoie une décharge qui le secoue. Il redresse la tête ; croit entendre les litanies merveilleuses et maléfiques d'une sirène diabolique. Il ne réfléchit pas plus que ça, il répète ce petit numéro suffisamment de fois par jour pour se s'en souvenir sur le bout des doigts.

GRAYSON !

Il court sans réfléchir ; mû par un instinct sauvage. La mer appelle son fils et la nymphe capitule - elle abandonne ses chants et s'en retourne à l'océan. Eugene plonge dans l'eau. Il nage, habile, jusqu'au corps de Désir, toujours en proie au chahut des vagues.

Eugene respire sans mal. Il agrippe Désir fermement et, poussé par l'inertie naturelle de la houle, s'en retourne sur le sable. Eugene allonge Désir sur la plage et plaque son oreille sur son torse, de sorte à vérifier son coeur. Il utilise son hydrokinésie dans l'espoir de faire remonter l'eau de ses poumons, et ainsi lui faire cracher dans une expiration salvatrice.

Ça va aller ! Ça va aller, reste avec moi...

Ses mains lui touchent maladroitement le visage, pour le palper ; il le griffe sans faire exprès du bout de ses ongles ronds ; échoue son pouce entre ses lèvres furibondes.

Penché au-dessus de son corps, Eugene s'épanche des sentiments qu'il porte à un mort ; il doit se ressaisir. Ce n'est pas Damen qui tremble sous ses doigts, c'est Désir. Mais il n'est pas le seul à confondre - les mots qui s'échappent des lèvres du fils de Zeus compressent sa poitrine de maux plus terribles. Eugene descend ses mains pour palper le haut de son torse, ses ongles agrippant désespérément le tissu trempé de son sweat-shirt. Il essaie de le ramener à la raison.

Ce n'est pas Damen. C'est moi - Eugene.

Face à la dysphorie de Désir ; Eugene doit gérer l'impulsion irrépressible de le serrer contre lui, de frotter le haut de son crâne pour le rassurer - de rester à genoux pour le supplier de lui pardonner. Désir avait raison. Eugene a besoin de se racheter ; il se sent et se sait responsable de sa perte.

Si Désir pouvait légitimement se demander ;
Pourquoi lui et pas moi ?
Eugene n'en dormait pas.

Désir... Désir, je n'y arriverai pas tout seul ! Reprends-toi !

Eugene tourne la tête dans toutes les directions, incapable de savoir précisément où ils se trouvent sur la plage - et si quelqu'un au loin a pu les voir. Personne ne les appelle, c'est certain.

J'ai besoin d'aide ! hurle-t-il à qui voudra bien l'entendre. Kassandra ?! Il reporte son attention sur le corps transi de froid, qui vibre sous ses doigts.

Sans réfléchir, il le hisse à lui pour plaquer leurs deux corps l'un contre l'autre ; une main se glisse dans son dos pour le caresser. Au même moment, Kassandra et deux autres amis en commun de la colonie arrivent, alertés depuis la terrasse.

Désir ! DÉSIR, ÇA VA ? s'enquit l'une.
Il n'a plus d'eau dans les poumons.

Eugene essaie d'être pragmatique. On les sépare et Eugene le lâche, à contre coeur.

Et toi ça va ?
Je suis sec.
Wah, la mer est déchainée ce soir...

Et Eugene tait l'évidence ; son père punira quiconque aura essayé de lui voler sa victoire.

Eugene entend Désir se débattre dans le vide. Incertain face à la scène, il se contente de froncer les sourcils et de marcher à l'aveugle, une main solidement accroché au bras de Kassandra. Il estime qu'il n'a pas à intervenir - alors il n'intervient pas. Il laisse Désir s'exprimer sur ce qu'il veut (ou non) et projette de son côté une volonté plus qu'assumée de laisser tomber la fête et d'aller se coucher. D'une voix douce, il s'adresse à leur amie :

Je vais rentrer, Kass. Ne t'occupe pas de moi, Neptune me guidera. Il est toujours au bar ?

Kassandra siffle entre ses doigts. Fille d'Hébé, elle communique avec les animaux et c'est un atout qu'Eugene juge bien pratique dans son cas. Le chien met quelques secondes à aboyer derrière la baie vitrée. On lui ouvre pour qu'il puisse sortir ; il cavale jusqu'aux jambes d'Eugene et manque de le faire tomber.

Doucement, doucement mon grand !

Il adresse un sourire à quiconque pourrait le regarder à ce moment là et annonce, d'un ton qui se veut aussi solennel que mélancolique.

Bonne soirée à tous- Mais Désir le surprend. Eugene s'arrête dans son élan, perturbé qu'il l'ait choisi lui pour l'escorter. Il se racle la gorge et rappelle à l'ordre ce que tout le monde semble avoir oublié : Je ne sais pas où tu habites, Grayson.

Kassandra et les autres semblent eux-aussi partager sa confusion. Mais Désir refuse de trouver la raison. Il insiste. Eugene finit par céder. Rapidement, ils se retrouvent tous les deux. Eugene marche au rythme de son maitre.

Jamais. Désir... Je ne sais pas où on va. Guide-moi, s'il te plait.

Son coeur s'agite dans sa poitrine. Il marche sur le trottoir, un bras solidement accroché à celui de Désir, l'autre tenant sa canne pour la tapoter juste devant lui. Il laisse échapper un soupire.

Pas besoin de me dire merci. J'ai fait mon travail. Silence. Ne me vomis pas dessus, je te prie. Je ne veux pas être encore plus traumatisé. J'ai eu ma dose ce soir !

Il est curieux, il compte ses pas.

Tu habites Olymp- Megas District ? Haha, je m'y ferai pas. Quelle idée ils ont eu de changer.

Contre lui, il sent le corps encore mouillé de Désir humidifier ses propres vêtements. L'ambiance est glaciale mais leurs peaux sont chaudes.

Eugene ne s'attendait pas à autant de considération de la part de Désir - déjà parce que jusqu'à maintenant, le fils de Zeus s'était montré particulièrement incisif, à la limite de l'indécence - et parce qu'Eugene n'espérait plus rien des autres depuis son accident ; il ne réclamait pas plus d'attention qu'un autre.

Et pourtant ;
celle de Désir le touche plus que de raison.
Eugene accueille plus facilement les efforts de ceux qui n'en font jamais.

Il note mentalement tous les détails que Désir lui énonce à voix haute. À mesure qu'il avance, il remarque en effet le bruit du tram qui annonce son passage, l'odeur de la pizzéria, les vapeurs des bains publics. Il le sait : il aura oublié la moitié des indications le lendemain - mais à quoi peuvent-elles bien lui servir ? Ce n'est pas comme s'il prévoyait d'y retourner tous les quatre matins.

Merci. dit-il seulement, la boule au ventre. À mesure qu'il croit apprendre à connaitre Désir, le fantôme de Damen s'amuse à ressurgir. À la tourmenter. O-oui. J'ai appris, un peu.

Rapidement, Eugene croit comprendre qu'ils ont pénétré l'appartement. Sixième étage. Les demi-dieux aiment le challenge. Eugene tourne la tête instinctivement ; il essaie de faire semblant d'imaginer - il picture dans son esprit des belles couleurs flamboyantes et vives, qui lui font penser à l'aura de Désir.

À ses pieds, Neptune reste sage. L'animal reste dans son rôle d'assistant et semble s'être calmé. Eugene se baisse légèrement pour lui caresser la tête ; il s'accroupit ensuite à sa hauteur pour embrasser le haut de son crâne. Sois sage, s'il te plait.

Désir lui détaille avec précision l'agencement de son appartement. Eugene rougit légèrement - comme le fils de Zeus peut le remarquer ; il tourne la tête pour se cacher.

Je veux bien, si ça ne te dérange pas.

Il ressent au plus profond de lui un malaise qui lui prend à la gorge. Il ne devrait pas être là.
Il en a envie.
Il ne devrait pas.

Tu vis seul ?

Question idiote ! Eugene avance prudemment en se repérant avec sa canne jusqu'au canapé. Il s'y assoit et attend qu'on le serve ; laisse échapper un soupire acerbe.

Eugene entend le bruit du verre d'eau se poser sur la table basse devant lui. Il grimace mais n'ose pas demander : peux-tu m'aider, s'il te plait ? Il se contente de se pencher en avant, le bras tendu vers l'avant, à taton. Ses doigts heurtent la surface lisse du verre ; il manque de le renverser.

Ah ! Désolé.

Désir décortique sa question innocente pour la faire passer pour ce qu'elle n'est pas - de la curiosité mal placée. Eugene est gêné. Il secoue la tête de gauche à droite, avec une volonté de se dédouaner de ces questions qu'il se pose pourtant - en réalité.

Pas de copine.
Pas de copain.
Une partie de lui se sent rassurée ; une autre n'en a pourtant rien à foutre.

Je comprends.

La réponse est toute faite mais Eugene écoute et s'intéresse. Il note mentalement les informations qu'il lui a donné : célibataire, passe son temps sur les jeux-vidéos, serveur pathétique, talent gâché, jumeau endeuillé. Rien à voir avec Damen. Désir est tellement différent qu'il comble un gouffre que son frère avait volontairement creusé entre eux.

Quel album ?

Désir ne tarde pas à s'expliquer. Il tente une énième fois d'invisibiliiser son handicap - mais cette fois ça fait rire Eugene. Iui souffle, mi-agacé mi-amusé : T'en rates pas une, toi.

Il serre le verre sur ses cuisses. Intrigué.

Des photos de... Damen et moi ? Tu as des photos de moi dans ton album ?

Se moquer est une manière de se réapproprier un peu son existence. Il la matérialise devant lui même s'il ne peut plus la contempler, au sens propre comme au figuré.

Arrête ! Je vais finir par croire que je t'obsède !

Alors que c'est tout l'inverse.
Eugene ne bouge pas mais penche légèrement la tête, l'oreille. Il écoute Désir lui décrire les images qu'il voit.

Ah oui, je me souviens de ça. Il ponctue d'un hochement de menton. Oh oui, Damen et Kassandra s'étaient pris la tête pour attrape l'étendart. C'était rock'n'roll ce jour là. Tu prenais des photos ? Je ne me rappelle pas t'avoir vu faire.

Et la voilà ; la triste réalité de Désir -
il avait toujours été oubliable et oublié ; dans l'ombre de son frère héros et martyr.

J'aurai bien voulu les voir. Pour me souvenir.

Ses doigts tremblent. Il veut reposer son verre mais le pose trop tard ; il s'explose sur le sol et Eugene sursaute, confus.

Merde, désolé !

Les larmes sont ravalées.

Le crétin heurte Eugene d'une manière un peu immature. Il s'est senti spécial et unique pendant quelques instants et Désir s'est empressé de rectifier le tir ; de lui voler ce sentiment précieux dont il n'avait pas profité depuis plusieurs mois. Eugene ravale sa salive et ne fait aucun commentaire pouvant trahir son amertume. A la place, il se contente d'être ce crétin qui fait tomber son verre et qui s'empresse de vouloir nettoyer pour assumer sa connerie.

Désir l'en dissuade. Eugene se rassoit péniblement dans le fond du canapé. Il serre les dents - à deux doigts de se lever pour fuir lâchement cet appartement. L'impression d'être en présence de Damen l'oppresse ; les souvenirs que lui compte Désir tout en nettoyant lui filent la nausée. Il est prêt à prendre le risque de se perdre.

Après l'histoire (ma foi fort touchante de Désir), Eugene laisse passer un léger blanc (qui le met lui-même mal à l'aise) avant de se râcler la gorge.

C'est ça ta morale, Grayson ? Qu'importe que je sois aveugle, au final - tant que je me souviens, c'est bon. Je peux tout faire.

Il esquive habilement l'évocation de cette soirée-là, il y a deux ans, où il avait fini par vomir à l'entrée de la forêt, sur une souche d'arbre. La vérité, c'est qu'il s'en rappelle à peine.

Eugene se met à trembler.

J'avais compris que tu en avais rien à foutre, et je t'y encourage. Mais ne te méprend pas. Il ne suffit pas d'avoir sa tête. Il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir. Je ne peux pas marcher sans l'aide d'une canne et d'un chien. Je ne peux plus regarder un film, admirer le paysage... voir ton visage. Merde, Désir ! Je commence à oublier ton visage, le sien aussi... et ça me terrifie. J'ai peur du matin où je me réveillerai et que tout aura disparu.

Il refuse de pleurer. Il retient ses larmes ;
il ne mérite pas la pitié.
Pas après avoir provoqué sa propre chute, son propre drame.

Je ne sais même plus sûr de quoi je ressemble.

Il se sent pathétique.

Je ferai mieux de rentrer.

Désir lui hurle dessus. Puis il s'en prend à son chien. Les larmes prématurées d'Eugene sont ravalées. Il déglutit, déstabilisé. Le fils de Zeus a le culot de se plaindre - imperméable à sa douleur et à sa sensibilité. Eugene ne sait pas quoi en penser. C'est la première fois qu'il se confronte à une personnalité aussi rustre que lui ; aussi ... brut et indélicat. Il est hors de question de le laisser faire. Hors de question de s'apitoyer sur son sort une seconde de plus en sa présence.

Tu es trop con.

Ce n'est pas dans ses habitudes d'être vulgaire ou d'être insultant. C'est si surprenant que ça le surprend lui. Désir est finalement plein de ressources - il se rattrape et Eugene est bien obligé de céder du terrain. Il se racle la gorge.

Mais tes excuses sont acceptées.

Il lève une main discrète pour s'essuyer les yeux. Ce qu'il se passe ensuite le laisse bouche bée. Désir s'emploie à le décrire avec précision. Jamais Eugene n'a eu cette sensation d'être ainsi vu ; presque désiré - pour ça, il en a, de l'imagination.

Tu... Il ne relève pas la désamorce ; ça n'a pas réussi à lui faire perdre la vibration - qu'il a ressenti de sa nuque jusqu'au creux de ses reins. Il a honte de se sentir poussin. Il devrait être un roi. Merci. Désir ne peut pas s'empêcher de s'en prendre à quelqu'un. Laisse Neptune tranquille !

Et par réflexe, il cherche et attrape ses poignets.
Il serre, s'accroche. Il a peur de le perdre.

Calme-toi.

Il ose.

Oui, ça va mieux...

Parce que tu es là.

Désir est semblable à un feu de forêt ; se propageant à une vitesse phénoménale. Incapable à arrêter une fois lancé - il ravage tout sur son passage. Y compris les coeurs. Eugene comprend qu'il est toujours à l'image de son frère, un bourreau un peu bourrin qui fait pleurer de l'intérieur.

Non, je parle pour toi.

La voix d'Eugene se veut ferme. Le fils de Poséidon peut se montrer obstiné, s'il le veut. Aussi farouche qu'une mer en colère. Et aussi vulgaire.

À peine.

Il arrête de le couper, apaisé par sa propre inspiration. Désir reconnait qu'il a merdé - et Eugene frissonne du contact de ses doigts sur ses poignets, redescendant prudemment à ses mains. instinctivement, il serre les siennes. Il déglutit, la gorge sèche - c'est plus fort que lui. Les yeux fermés pour toujours laisse place à une imagination malsaine, qui lui joue des tours.

Il croit, encore et toujours, voir Damen.
Le sentir, comme s'il avait pu l'aimer un jour.

T'es pas obligé de prendre des pincettes. Ou de contourner le sujet. Je suis aveugle, c'est un fait. Une fatalité, même. C'est pas toi et tes idioties qui vont me consoler.

Quand Désir retire ses mains ;
Eugene ferme ses poings. Il a mal au ventre. De mauvaises pensées lui grignotent l'esprit.

J'habite près des plages, c'est plus loin qu'ici du coup. En vrai, te dérange pas. Neptune saura me ramener.

Mais Eugene est fatigué, il s'enfonce dans la douceur du canapé. Il est moelleux et confortable. L'idée de ressortir et de galérer dans le quartier l'épuise d'avance.

Tu fais souvent dormir des gens chez toi ?

La question est un peu intéressée, en vrai.

C'est une sorte de délivrance que Désir lui accorde. Eugene serait parti - mais il n'est pas contre le fait de rester. Il ne sait pas l'expliquer ; la sensation de chaleur qui lui caresse le ventre lorsqu'il se sent privilégié au sein d'un système hostile. Désir n'aime pas les gens - en cela, il est tellement différent de son frère. Damen vivait avec les autres, pour les autres et tout le monde le lui rendait si bien. Il a soudain un peu de peine pour Désir à qui l'ont demande d'être pareil, alors même qu'il ne sait pas les accueillir de la même manière.

Merci beaucoup. Je te revaudrais ça.

Il aimerait lui dire que ce n'est pas la peine ; il n'a pas besoin de changer les draps. Mais il a appris en une soirée que Désir est peut-être plus obstiné que lui.
Dans le silence feutré du salon, Eugene sur les bruit lointain des couvertures qui se frottent entre elles, sur la respiration de Neptune qui dort déjà sur le tapis.

Quand Désir revient vers lui, Eugene lève naturellement la tête, dans l'attente.

C'est prêt ? D'accord. Neptune dort, je crois. Je vais avoir besoin que tu me guides.

Il attrape sa canne pour qu'elle l'aide à se lever puis s'accroche au bras de Désir et le suit jusqu'à sa chambre.
Il aimerait demander au fils de Zeus de lui décrire mais il n'a pas suffisamment d'énergie pour l'imaginer - ainsi donc il épargne également la sienne, rendue précieuse à cette heure avancée.

Quand ses doigts effleurent les draps, il tire dessus et grimpe dans le lit.

Je suis désolé, je suis habillé.

Et au moment de se séparer, Eugene sait où se tenir pour le retenir. Il l'attrape vivement par le poignet et tourne le visage dans la direction dans laquelle il le pense être. Les traits inexpressifs s'affaissent pour se crisper. Eugene, qui hésitait jusqu'alors, se fait plus exigeant.

Ne me laisse pas.

Il a la respiration tremblante.

Je ne veux pas dormir seul dans cette chambre. C'est ton lit, non ?

Il sent qu'il joue l'équilibriste sur une corde peu stable.

S'il te plait.

Pendant un instant, Eugene a projeté le fait de devoir se changer. Il pourrait le faire seul - mais sans la conviction que Désir ne l'espionnerait pas dans son dos. Qu'est-ce que ça changerait, de toute manière ? Ce n'est pas comme s'il pouvait y changer quoi que ce soit, ni même s'en rendre compte.
Deux garçons peuvent se voir en sous-vêtements torse nu sans arrière pensées.

Enfin, deux garçons ne peuvent pas. Eugene ne peut que l'imaginer, projeter ses fantasmes inassouvies et inavoués sur le frère qui vit encore. Ce serait injuste et déplacé. À cette pensée, Eugene se morfond dans la honte. Ses joues s'échauffent et il s'empresse de tirer sur la couette pour la remonter au niveau du torse.

Merde.
Il est ridicule.

Il retient Désir... Il ne sait pas pourquoi. Une partie de lui cherche le contact pour combler un vide qu'il a lui même creusé.

Je n'ai pas peur ! proteste-il. Il insiste, têtu. J'ai dis que je ne voulais pas dormir seul, pas que j'étais terrifié à l'idée. Je ne crains pas les monstres.

Sûrement un de ses plus beaux mensonges.

Eugene déglutit. Il s'est décalé jusqu'au bord du lit. Il est gêné par l'odeur iodée qui se dégage de sa peau et de ses vêtements - bien qu'elle a sur lui un effet un peu aphrodisiaque et apaisant.

Le grand gaillard t'emmerde.

Ça surprend toujours d'entendre Eugene jurer ; lui qui est d'un tempérament calme - on ne soupçonne pas assez sa tête brûlée.

Je n'ai pas peur.

Il se place sur le côté, orienté vers le centre du lit. Il se recroqueville, ses genoux heurtent ceux de Désir. Dans l'obscurité et le silence feutré, il ne peut que se concentrer sur le froissement des draps, les corps qui s'enfoncent dans le matelas et les soupirs de malaise qui s'extirpent de leur bouche à un rythme effréné. Eugene entrouvre les lèvres et, sous la couette, cherche la peau de Désir - qu'il effleure timidement, sans savoir s'il peut prétendre s'être endormi les yeux fermés.

Oui. Il a peur d'autres choses. Il a peur de plein de choses, même. Peur d'être découvert - peur de la vérité - peur de recouvrer la vue pour voir le visage de Désir dégoûté, déformé par la haine qu'il lui inspire. Eugene craint que d'un coup, son monde s'effondre sous le poids des péchés qu'il a accumulé. Il suffirait que Zeus parle à son fils pour lui révéler ce qu'il s'est vraiment passé ; qu'il fouille son appartement pour trouver l'égide, caché, que Chiron lui a laissé.

Mais dans l'obscurité teinté de l'ignorance, les corps se rapprochent - les souffles se mêlent. Eugene sent son coeur s'affoler, et le sang pulser bruyamment à sa tempe.

Et là, tu flippes encore ?

Si Eugene en avait le pouvoir, il s'abandonnerait totalement ; laisserait la culpabilité le compresser jusqu'à disparaitre dans le néant.

Ouai. Sa main se serre dans la sienne. Je flippe grave.

Pourquoi mentir ?
Ça se sent à sa façon de respirer ;
à sa façon de bouger, initiant timidement les contacts rapprochés.

Dehors, le tonnerre se met à gronder et un éclair illumine la chambre ; témoignant de sa brutalité soudaine un désaccord formel.

Eugene. Dans l'obscurité qui l'assiège, constamment - Désir l'appelle. Le fils de Poséidon n'a plus le réflexe de tourner la tête. Il se contente de relâcher un peu la pression de ses doigts dans les siens, et inspire profondément avant de déglutir, mal à l'aise.

Ouai ?

Il ne l'entend pas ;
cette voix qui harcèle Désir - une voix qui porte le nom d'un rêve pour l'un, d'un cauchemar pour l'autre. Eugene se débat silencieusement avec la culpabilité qui l'accable. Si Damen vivant, apprenait qu'Eugene se rabattait sur son jumeau de consolation, il en serait écoeuré - lui aussi. Eugene se hait de ressentir ce qu'il ressent. Il espère que Désir se déteste aussi - ça signifierait qu'ils partagent tous les deux cette envie.

Je peux t'embrasser ?
Et cette fois, Eugene ne répond pas à l'appel.
Il se contente de fixer le vide béant qui lui ouvre les bras.

Je peux t'embrasser ?
Il se mure dans un silence, à peine brisé par le souffle qu'il retient dans sa gorge. Eugene croit à un rêve. De l'autre côté de la porte, Nepturne dort profondément sur le tapis du salon. Dans les autres appartements - en bas ; les demi-dieux sont soit las, soit absents. Il n'y a plus qu'eux deux dans l'univers.

Arrête-moi, alors.
Mais pourquoi faire ?!

Le goût de ses lèvres est un peu sucré. Eugene enfonce son crâne dans l'oreiller, se raidit sous le poids de Désir. Il répond au baiser d'un entrain timide et hésitant, garde les yeux ouvert pour fixer le vide, froisse les draps sous ses doigts.

Au premier temps mort, Eugene se râcle la gorge.

Ah... ça se voit pas trop...

Avant de se faire prendre en otage une seconde fois. Cette fois, Eugene s'abandonne complètement. Il redresse le haut de son corps pour faire pression sur le sien. Et finalement se dérobe ;
l'obstination, maitre chanteur même dans la discorde.

Hmm... On devrait dormir.

Et ne plus jamais parler de cette erreur jettant l'opprobre.

Bonne nuit, Désir.

Et le désir que je ressens ce soir,
me hantera encore.