Mica marche à grands pas vers la porte qu'elle sait ouverte. son coeur ne menace plus de s'échapper tout de suite - il avait bondi, plus tôt, à la lecture des messages, s'était même emballé un instant, brûlant d'un espoir craintif et douloureux. ce désir lancinant l'a suivie depuis Manhattan. ravivé, nourri, caressé - dévastateur, donc.
elle lui en a voulu. puis, le regard égaré par la fenêtre sur la route qui les séparait, elle a souri ; avant de la maudire encore. elle a eu peur de ne pas pouvoir oublier les mots inspirés par la boisson. elle a eu peur, après avoir su tout garder sans que cela ne déborde, de ne jamais s'en remettre.

Mica pousse la porte. le bruit de ses talons annonce son entrée. elle voit Heidi et oublie instantanément ce qu'elle avait prévu de dire, de faire ou de prétendre. elle ne réfléchit à rien. elle manque de se noyer dans ses larmes.

Oui, quelque part entre les poumons et le cœur, c'est là que je t'ai cachée. Aux yeux des autres seulement pendant que je t'admirais, tournée en moi-même, nourrie de ton souvenir, de tes couleurs, de ton parfum. Je ne t'ai jamais sentie d'assez près pour connaître ton odeur, la vraie, celle qui émane des pores de ta peau ou de ta sueur. Et le sel de tes larmes, je ne l'ai pas goûté. Je ne t'ai possédée qu'en rêve, en pensée, en peinture ou en musique. Ce n'est pas assez mais j'ai toujours aimé ainsi : égoïste, insatisfaite.

Mica lâche son sac à main qui tombe au sol sans cérémonie. elle s'accroupit ou plutôt s'agenouille, vacillante sur ses talons. pour ne pas basculer et perdre l'équilibre, elle pose ses mains sur les épaules d'Heidi. doucement, elle la pousse, pas pour l'éloigner mais pour l'encourager à lâcher ses chevilles et mieux la ramener près d'elle. elle écarte ses cheveux du bout des doigts. et ceux-ci tremblent de la toucher ainsi, de dévoiler son visage strié de larmes d'aussi près ; ils tremblent de la chaleur de sa peau et de la fragrance d'alcool qui s'échappe d'entre ses lèvres.
Mica presse sa joue contre celle d'Heidi, trempée, maculée de son chagrin. elle inspire, la poitrine prise d'une fièvre cuisante qui ressemble au bonheur. elle passe ses bras autour d’elle. elle l'enlace. elle murmure : Pourquoi tu pleures ? Est-ce moi ? qui te fait pleurer ?

ça ne vient pas. c'est un Je sans suite, inachevé, un Je qui ne s'est jamais exprimé. Mica tremble encore, de ce que ce Je pourrait dire maintenant qu'on lui donne une voix. elle est à genoux pour de vrai, comme Heidi. ce n'est pas souvent qu'elle peut l'admirer d'aussi près, à hauteur égale. elle la regarde pleurer. ça ne se réduit pas aux larmes qui coulent et tracent des sillons légèrement fardés ; ou aux sanglots qui agitent la poitrine et s'échappent par la gorge ; ou aux silences, suspendus après les mots. il y a quelque chose d'autre, de plus abimé. Mica n'a que faire des traces que laisse cet émoi sur sa joue ou sur son épaule, quand Heidi s'y échoue et redouble de chagrin.

Mica la tient doucement par le bras, pour qu'elle ne s'effondre pas et qu'elle puisse encore la regarder. elle se veut solide pour Heidi. N'aie pas peur, raisonnable, rassurante, et d'autres adjectifs rappelant ces qualités qu'on positionne à l'inverse des débordements passionnés. la vérité, c'est qu'elle l'implore aussi sans le vouloir, à voix basse : Pourquoi tu as peur ? sa fébrilité demeure contenue, ses inflexions contrôlées. mais elle se surprend à espérer et peine à réprimer l'étincelle qui lui réchauffe déjà les entrailles. C'est impossible. Je voudrai toujours te voir. Je ne pense pas que je pourrais vivre sans toi. la confession colore ses joues et étire un sourire irrépressible sur ses lèvres. Mica constate sa propre absence d'embarras et touche le bonheur, alors : prononcer cette simple vérité suffit à l'en submerger sur le moment.
elle a toujours aimé Heidi, aussi loin qu'elle s'en souvienne, avant même de savoir aimer. elle ne sait pas quoi faire de tout cet amour. elles n'ont jamais été aussi proches, jamais ; et Mica se penche vers elle, le cœur battant, dans l'appréhension de tout ce qui ne s'est jamais dit, tout ce qui menace de déborder. il faudrait que cela coule, de son corps à celui d'Heidi, pour que rien ne soit gaspillé.

elle s'arrête tout près d'elle, quand leurs nez se frôlent. elle ne veut pas lui faire peur. N'aie pas peur, encore. elle lui prend la main, ou plutôt l'entoure de ses doigts. elle pense à son message - aux regrets, mais surtout aux remords. se demande si elle n'est pas égoïste de la désirer ainsi.