c'est merveilleusement ordinaire. comme à chaque fois qu'elles se rencontrent, elles se sont enlacées en se retrouvant. comme à chaque fois qu'elle l'entoure de ses bras, Mica a respiré son parfum. à force de s'en imprégner, il lui est apparu qu'Heidi sentait le solstice d'hiver : une impression purement émotionnelle, inspirée du réconfort que lui procure cette fragrance légère et réconfortante, habillée d'un soupçon d'amande ou de vanille. et, comme à chaque fois, elle l'écoute parler ou plutôt la regarde, attentive au plus insignifiant détail de son maquillage, de sa tenue, de ses cheveux. et qu'importe que ce soit pareil à chaque fois, Mica ne veut rien oublier - il faudrait qu'elle puisse immortaliser ce visage en peinture ou recomposer le timbre de sa voix sur une partition vierge. elle garderait ces choses-là dans une enveloppe scellée au fond d'un tiroir dont elle seule aurait la clé.

parce que c'est ordinaire, bien sûr, c'est un peu trop beau pour être vrai. elle s'est souvent dit qu'elles n'y avaient pas droit. elle n'y a pas droit : il fallait qu'Hector lui vole aussi cette lueur, qu'il piétine les bourgeons fragiles de ce jardin. elle regrette avoir cultivé l'espoir d'en voir un jour les pétales, d'en connaitre l'odeur et la couleur.
Mica baisse les yeux - la flamme s'est éteinte d'un coup de vent froid. Pourquoi ? elle demande sans détour, le coeur au bord des yeux. ses traits se sont fermés d'eux-mêmes ainsi le déluge n'aura lieu qu'en dedans et pas une goutte ne débordera. Il est parti m'a laissée ! de son plein gré. c'est pourtant simple, elle ne demande pas grand-chose, simplement qu'il meure et tombe dans l'oubli, que plus personne ne prononce son nom. Mica réalise qu'elle en veut à Heidi et s'en veut alors de lui en vouloir. un instant elle avait cru qu'elles ne s'abimeraient jamais.

entre leurs corps jusque-là penchés l'un vers l'autre, la table du café et puis le vide qui s'étire sans plus tarder. adossée contre son siège comme distante tout d'un coup, Mica garde les yeux baissés : elle ne veut plus regarder Heidi.
Non, je préfère ne pas te regarder, de peur que ma colère prenne toute la place et souille ainsi la beauté de tes traits - pour ne pas tout ruiner de ma douleur, je te garde loin de moi, hors de mon champ de vision, là où tu peux continuer à exister comme je me plais à t'imaginer. Irréprochable.
Mica sait qu'elle est égoïste d'aimer Heidi ainsi.

aux explications, elle soupire. elle ne s'attendait à rien en les réclamant. Tu as raison. oui, c'est comme ça que sont les hommes... Mais ça ne change rien. elle s'obstine à penser que ce n'est pas ce Hector-là qu'elle a choisi d'épouser. Tu oublies que c'est un étranger pour moi. il lui est insupportable d'envisager qu'il en soit autrement. sinon que faire des longues années marquées par les efforts, des aspirations personnelles mises de côté au profit d'un joli portrait de famille éphémère, en faux-semblant ? si elle avait su...! aurait-elle choisi de ne pas voir ? aurait-elle vraiment pu vivre différemment ?
allégée de ces poids, se serait-elle alors contentée de regarder Heidi de loin ? l'aurait-elle laissée s'en aller avec la même facilité ? se serait-elle autorisée...
il ne faut pas y penser, il ne faut pas faire preuve d'imagination.

les mains de Mica s'agitent nerveusement sous la table, malmenées par ses ongles qui s'enfoncent sans remords dans la chair. C'est dommage... voilà, déjà il n'y a plus grand-chose à se dire. c'est dommage. Pour toi. Pour moi surtout, mais je ne le dirai pas, ce serait te tendre le couteau en le tenant par la lame.
la défense s'abrite derrière l'offensive d'un ton qui se veut impitoyable. Qu'est-ce qu'il va t'apporter, dis-moi ? A quoi tu penses ?! l'air de dire qu'est-ce qui te prend, qu'est-ce que tu as dans la tête exactement ?
car d'Hector, Heidi ne gagnera rien du tout ; de Mica, elle récupérera la rancoeur - et quelques coupures peut-être, ouvertes sur les rebords encore tranchants d'un coeur mal réparé.

voilà, leurs yeux ne se rencontrent plus ; et si leurs mains se sont déjà effleurées, parfois entremêlées dans les moments de tendresse, elles n'ont jamais été aussi loin de se toucher. bien sûr ! Hector ne pensait pas à mal. il faut croire qu'Heidi, en le constatant, ne pense pas à mal non plus. elle ne souhaite pas blesser mais sait qu'elle blesse pourtant, de cette incorrigible générosité qui pousse Mica à l'aimer toujours davantage.
elle évite soigneusement de la regarder. elle n'a pas besoin de le faire pour lui deviner un sourire doux-amer. c'est une moue soucieuse, portée en gage de clémence - une vertu dont Mica n'a jamais su faire preuve et qu'Heidi lui impose sans le vouloir dans sa bonté. Mica lui en veut de la confronter ainsi à son simulacre d'égoïsme, celui-là même qui la préserve de nouvelles blessures et dont Heidi n'a jamais su s'armer. tête baissée, elle souffle :
Je ne te vois pas comme un investissement. en ultime tentative de l'arracher à ce spectre. il faudrait que la terre se mette à tourner selon elles et elles seules, à l'abri des satellites.

les excuses sont pires encore que l'offense : vides, impersonnelles, impossibles. il serait donc question de bonheur ? ah, vraiment ! Mica rit, soudainement. elle doit rire, pour ne pas être méchante. cela dure moins d'une seconde. était-elle heureuse avec Hector ? l'est-elle sans lui ? à défaut de pouvoir le prétendre, elle dit : Je suis heureuse avec toi, accusatrice malgré elle, consciente qu'il s'agit là d'un sursaut contre le monde qui les a séparées et les sépare encore. Mica se révolte de cette distance et des existences qui la cultivent - Hector en premier. sous la table, ses doigts se tordent, font et défont leur emprise sur la lanière de son sac. Je ne suis pas comme lui. Il n'aime personne à part lui-même. Moi, j'aime, et quand j'aime je donne, je me déverse, je m'épuise, je me crève jusqu'à qu'il me manque un bout de moi. En partant, il a emporté avec lui ce qu'il m'a arraché - c'est ce qu'ils font. De lui, tu n'auras rien ; moi, si je t'avais, je ne te laisserais jamais.

Mica s'attendait à ce que son amour soit encore incompris. elle savait, en parlant de bonheur à deux, qu'elle n'aurait rien en échange : Heidi n'est jamais prête. il lui aurait peut-être fallu l'accuser en la regardant dans les yeux.  

pour ne pas s'abîmer les ongles, Mica attrape sa tasse de café des deux mains. elle la serre entre ses paumes : c'est très, trop chaud sur sa peau. elle en fixe le contenu, les cils rabattus. ce n'est pas qu'elle baisse la tête ou qu'elle n'ose plus relever le regard, non - elle ne daigne pas le faire. elle ne rit plus, il lui coûte trop de faire semblant même pour blesser.
il s'agirait donc de mérite ! elle abhorre ce mot venant d'Heidi. oui, c'est vrai, elle mérite mieux. elle l'a pensé, bien sûr, occupée à cultiver de nombreux désirs pour ne rencontrer que peu de satisfaction ; accoutumée à se laisser porter par la rancune et la soif de revanche. elle comprend bien maintenant, dans la bouche d'une autre, que le mérite n'a rien à faire dans tout ça. elle en entend le caractère vain, la prétention à feindre l'excuse.
elle boit, tout doucement. c'est un exercice qu'elle s'impose avec précaution. soulagée de constater qu'elle ne tremble plus, elle trouve le courage de condamner, encore, mais cette fois sans cruauté : Alors ne le dis pas, puisque c'est faux.

quand Mica redresse enfin le menton, ses traits se sont déjà adoucis. cette fois, elle n'évite plus Heidi. elle plonge sans résistance dans ses yeux et se laisse envelopper par leur chaleur. ils sont de la couleur qu'elle préfère : clairs, mais pas comme les siens. c'est une clarté réconfortante, aux antipodes même de l'austérité qu'elle a toujours trouvé dans son propre reflet. elle cherchera, sur sa palette, à en reproduire la teinte exacte. sans, son portrait serait incomplet. elle dit à voix basse : Toi aussi, tu mérites mieux, je te l'ai toujours dit. Si ça me déplait, c'est aussi pour toi. Je n'aime pas le savoir près de toi. c'est plus fort qu'elle. elle aime alors elle n'arrive pas à lâcher prise - elle doit tout voir, tout savoir, et surtout savoir qu'Hector ne fera jamais partie de ce tableau-là. elle ne veut pas qu'Heidi souffre davantage. Tu es trop gentille. J'admire ça chez toi. Mais justement, tout le monde ne le mérite pas. Tu mérites qu'on le soit avec toi. Pas lui.

Mica constate  la blessure que forment ses mots. elle lit, sur le visage d'Heidi, le mal-être, les remords et tout le reste. c'était ce qu'elle voulait : elle regrette instantanément mais ne sait pas reculer. elle se raidit en la voyant se lever. la distance lui fait peur. Tu vas juste partir comme ça ? spontanément, inévitablement accusatrice - trop fière pour dire Ne pars pas, s'il-te-plaît, trop passionnée pour la laisser faire en silence.

Je crains, si tu t'en vas, que ma colère ne l'emporte. C'est une rancoeur dont je ne veux pourtant pas te souiller, mais sans tes yeux pour me le rappeler, je l'oublierai.  

Tu n'as même pas fini ton café. Mica partage cette observation d'une voix très basse et monocorde. elle se rend compte à quel point tout cela est vain. cette réalisation la dégoûte brièvement d'elle-même puisqu'elle se trouve incapable de s'en défaire pour autant. elle fait un geste vers Heidi sans savoir ce qu'elle veut accomplir. un geste de rien du tout, une main tendue, un geste immense donc par-dessus le fossé : une tentative, ses longs doigts dépliés, posés sur ce poignet qui prenait presque la fuite.

Non, écoute-moi, je t’en prie, elle cède à cet élan, s'y jette - tant pis, Tu ne me ferais jamais ça. Ce qu’il m’a fait. Tu ne me le ferais pas, je le sais. Pas vrai ? elle cherche encore son regard au-travers du spectre, refuse que ce dernier lui arrache encore. peut-être qu'elle en fait trop, qu'elle est trop en colère, trop écorchée. Donc tu n'es pas comme lui. Je sais ce qu'il est, pas toi. Tout ça, je ne te le dis pas par égoïsme mais par responsabilité, quel terrible mot, pour toi.

mais ce n'est pas juste. cette manière qu'Heidi a de dire tous les deux, tout autant, ses yeux, détournés, sa main, dérobée. Mica demeure un instant immobile, les doigts encore dépliés, la paume tiède, la frustration coincée dans la gorge. non, décidément, ce n'est pas juste ! elle n'a pas eu le temps de tempêter.
elle retient son souffle, lutte contre sa déception. il fallait que ce soit Hector qui lui arrache Heidi. Hector, qu'elle aimait autrefois, qu'elle s'évertuait à aimer patiemment, généreusement même après la "mort", Hector qui lui a tout volé - lui dérobe, aujourd'hui encore, ce qui lui reste de passion. pour cela, elle le tuerait !

Heidi part et Mica reste assise. elle baissait la tête quand venait le moment de se dire au revoir mais la relève à présent : elle regarde son dos. elle pense à la rattraper et devine tout de suite qu'il s'agit d'une idée vaine. ce n'est pas le moment et ce n'est pas le lieu. ce n'est pas une scène qui vaille ces déchirures. il ne s'agit pas d'elles. elle se demande si la prochaine fois sera meilleure, sans oser se dire qu'elle n'aura peut-être pas lieu. pas tout de suite. Heidi n'est plus là et Mica contemple un instant son reflet tremblant sur la surface noire et lisse de son café.
elle attendra, sans savoir combien de temps il faut attendre ; elle reviendra, alors, avec une lettre ou un bouquet, quand cela sera approprié, pour qu'Heidi ne prenne pas peur. et de cette conversation, elles ne diront plus rien : la rancœur restera, comme le chagrin, parmi les spectres de leur histoire.