‹ Elle m’aime parce que j’suis poli
Parce que j’lui dis qu’elle est jolie ›


C’est lui-même, qui a ouvert la porte. Mais il s’est laissé montrer le chemin ; Innocent veut que l’on sache avec qui il a rendez-vous. Il a remercié l’employée à voix haute, très chaleureusement, puis est le nez en l’air, l’air d’ailleurs trop bohème, échevelé et flâneur. Il s’émerveille en silence de l’air clair et feutré de l’amphithéâtre — par relation, de l’éphémérité des orgies qu’on ne peut deviner à la pierre neuve, lavée du bâtiment. Il dépasse toutes les lumières du couloir et pousse la porte du bout du pied. Innocent s’assoit et son regard se perd immédiatement sur l’entresol. Il est seize heures, et la lumière naturelle a quelque chose de gentil, de consolant dans sa régularité. Il l’attend tranquillement, la tête renversée en arrière, les mains dans les poches de sa veste. À l’arrivée de Précieux il se redresse quelque peu, mais garde ses mains où elles sont, ses coudes dépassant des accoudoirs.
‹ Je suis là. ›, répond-t-il du tac au tac, en singeant le ton avec légèreté, son crâne balotant sur le pivot du cou. Il pantomime, dans son bureau, la tête ailleurs ; des relents de théâtre lui sont parvenus sur le chemin, et Innocent s’y complait avec une nostalgie un peu lamentable de damné.
Ce n’est que la troisième fois qu’il fait l’aller-retour ; mais Jeannine est une femme charmante. Il se présente chez elle avec des fleurs, maintenant, et s’est ravi de constater hier qu’elle les avait gardé au frais dans un vase. Jeannine en a énormément, des vases — et des statuettes, et des bijoux, et des tableaux - originaux -, et des cadres, surtout, avec parfois plusieurs photos empilées dedans, qu’elle déballe de ses doigts tremblant et joueurs, émue de les montrer à quelqu’un qui a le temps de s’y intéresser vraiment. Licencieuses, amusantes, solennelles, floues, de classe, Innocent a tout vu, tout touché. Le détail minutieux du profil de son fils, son ancien directeur — est revêtu pour lui d’une candeur acharnée, il le voit mi-enfant mi-homme, complet enfin. Son sourire est trop heureux. Il tressaille visiblement, enfiévré par ses questions.
‹ Comme un charme. J’ai tout l’historique de ses arthroses mais rien d’alarmant pour une femme de son âge. Elle se plaint pas des infirmiers, qui sont sympas, visiblement, « Mais pas autant que toi ! » ›  Après le fils vient la mère, dont il mime la voix envolée et délicate, bien que terriblement enrouée par l’âge, et le geste de main flatteur — puis redevient immédiatement jeune fumeur. Son regard revient en conséquence sur Précieux, pour signifier qu’il s’adresse bien à lui. ‹ Elle m’a montré des photos de vous petit. Vous étiez trop mignon. Et d’elle plus jeune. Moins mignonne - enfin, pas pareil. Et elle m’a donné une lettre pour vous. ›
Innocent se penche au-dessus du bureau pour lui tendre de la main gauche, qu’il a entière, une enveloppe scellée où le prénom de Précieux est écrit à l’encre en grandes lettres ampoulées. L’énorme et très ancienne bague qu’il porte à l’annulaire est ornée d’un rubis de la même couleur que l’encre. Il ne rajoute rien, et lui sourit diligemment, les yeux dans les yeux.

‹ Elle m’aime parce que j’suis poli
Parce que j’lui dis qu’elle est jolie ›


La sobriété de Précieux encore enchemisé et provoque chez lui une satisfaction esthétique révoltante et absolue. Il se complaît dans l'air étouffé du bureau, dans l'aspect machinal de leur entretien, qui lui permet de mieux être en relief. Son visage est tout plissé, possédé par un sourire béat.
‹ Ça vous gêne ? Mais non, c’est elle qui m’a montré. › Il avait pointé naïvement du doigt tous ces corps nus dont l’intimité certes exposée n'aurait jamais dû être vue par lui, c'était précisément ce qui les rendait précieux : pas la pudeur morale, mais l'affection que Jeannine avait pour ces souvenirs. Il pense furieusement à tout ce qu'il n'aurait pas dû voir, faire, dire, toucher, voler, aimer... Et tout ce qu'il a tout de même fait.
La conséquence vient quand Innocent l'attendait. Il se laisse manipuler d'un tour de main, sans broncher, frissonnant avidement au contact de Précieux et à ses questions impersonnelles, d'un intérêt froid et évidant complètement sa personne. Innocent n'est qu'un vaisseau, en vérité c'est la bague qui le porte ; et elle ne devrait pas. La vérité est une parjure dans sa bouche d'enfant. ‹ Oui, je l’ai volé. › Des frissons lui parcourent les bras depuis le torse, remontent jusqu'à la poigne du directeur. Innocent savoure avec un délice grotesque ses aveux et la position à laquelle il se plie volontiers : les poings liés, la bouche ouverte dont on tire les vérités à bout de bras, pour ne pas qu’il les crache à la face de ses interlocuteurs ; Précieux connaît bien ce manège auquel ils se vouent ensemble. Tout à coup pénétré, Innocent rend la vertu vicieuse en détaillant le déroulé de la scène, le regard baissé sur son col de chemise ; si droit, impeccable, il sera dégrafé dans à peine quelques heures. ‹ Elle était tournée pour chercher la lettre quand je l’ai prise dans un coffret ouvert sur la commode. Y avait un petit miroir en ivoire et des dizaines de colliers en or, j’ai hésité mais j’ai plutôt pris la bague. C’est plus l’argent, ma couleur. ›
Sa blague et le silence qu'elle provoqua le fit rire. Il restait rompu au-dessus du bureau, d’un immobilisme obscène sans chercher à se détacher ; il n’a plus rien à cacher, et suivait désormais, avec une fascination contenue, l’accélération de son rythme cardiaque. Il crispa son poignet dans sa poigne, pour en faire ressortir l’os. Sa voix était emprunte d'une douceur insupportablement feinte lorsqu'il reprit la parole. ‹ Vous êtes pas obligé de me faire faire une crise vous savez. › Il ne l'accuse pas vraiment - n'oserait jamais s'énerver devant l'inconséquence terne du Précieux diurne, à se demander comment Jeannine avait accouché d'un gosse pareil : mais il sait tout maintenant, tout ! -. Il le regarde à nouveau droit dans les yeux, lui aussi. Ils sont pourtant tout sauf égaux ‹ Je voulais juste voir à quel point vous vous faisiez du souci pour elle. Je lui rendrais. › Le sourire aux lèvres, il observe la transfiguration des émotions sur le visage de Précieux, la progression du sang qu’il aimerait faire monter sur ses joues pâles ; il lui tendait les siennes sans y songer deux fois. Innocent est un bienheureux revendiqué.

‹ Elle m’aime parce que j’suis poli
Parce que j’lui dis qu’elle est jolie ›


Que dirait-elle, sa mère-
Que dirait-elle ?

La conséquence, cette fois, le prend franchement de court, l'étouffe spontanément : Innocent se cogne les dents au bureau et le nez que Leta lui avait déjà réparé il y a quelques jours s'écrase sur les pattes de mouche de Précieux. Il ne retient pas ses réactions, Innocent crie de surprise, puis de douleur, et de surprise encore.
Les insultes le tranquillisèrent presque ; mais il craignit une demi-seconde que Précieux, dans son incertitude qu’il ne pouvait pas lui blâmer, décide de le renvoyer véritablement. Si cela arrivait Innocent n’aurait rien à dire : il lui fermerait toutes les portes, de l'amphithéâtre à la maison de sa mère, il se faisait cette douloureuse réflexion en rouvrant les yeux sur la surface du bureau. Il ne retint pas le second coup qui le fit à nouveau gémir.
‹ J’ai rien volé d'autre. › Il appuyait cette certitude qui était son ultime protection, détachant chaque syllabe avec un empressement assez pathétique. Lui-même était maintenant écarlate : le sang monté à son front dégringolait jusqu’à ses joues et perlait dans son cou, cela lui faisait les mains bien blanches, surtout avec le rubis volé à l’annulaire — qui lui était douloureux d'ailleurs, car trop serré, la pierre imprimait sa marque rectangulaire sur sa phalange. Il répéta donc son unique rempart, risible, une excuse d'enfant coupable : ‹ J’ai rien volé d'autre ! ›
Il souffla lourdement en l’entendant souhaiter sa mort, et surtout ordonner son retour ; dans ses coups de sang Précieux avait encore la lucidité de lui rappeler que rien de tout cela ne lui était dû, et qu'il n'en profitait que car il avait une utilité. Innocent n’avait pas la décence de s’effrayer de l’attachement qu’il avait désormais pour cette vieille femme qui n’était pas sa mère et qui ne le prétendrait jamais. Au fond trouvait-il comique que Précieux s'énerve pour elle, puis il fut touché par cet amour instinctif, lui-même réagirait-il comme ça si l'on touchait aux affaires de Miel, de Sasha, de Zachary ? La réponse lui semblait floue, il se dit qu'il s'agissait donc d'un non pour cette famille que par ailleurs il négligeait : l'amour irrationnel du sang lui échappait malgré lui, et cela lui donnait envie de pleurer.
Conscient de la douleur de cette position d'émissaire, et de celle plus grande encore de la perdre, Innocent expirait, donc, entre ses dents. Il ne lui dit pas de le lâcher, mais lui retint la main sans pour autant la retirer, dans la posture pathétique du subalterne qui prévient les coups. Son cœur continuait sa course folle et envoyait plus de sang irriguer sa face chaque seconde. Submergé par un vide trop concret et la peur du renvoi, ses yeux s'humidifièrent brusquement et de petites larmes rapides tombèrent sur les papiers. C'était une réponse à la violence physique et émotionnelle, qui le prit d'un coup. Cela arrivait parfois et il n'en avait pas honte ; une averse, à peine, et cela cessa. Il mit cependant quelques secondes à relever les yeux vers Précieux, clignant des paupières et fronçant le nez, il reprit la parole en déroulant son seul argument.
‹ Si ça vous défoule de me frapper allez-y. Je vous dis que je lui rendrais. Et que je volerai plus rien, plus jamais rien— d’accord ? ›

‹ Elle m’aime parce que j’suis poli
Parce que j’lui dis qu’elle est jolie ›


Son cœur pourri en arrêtant de s’emballer sembla s’arrêter pour de bon. Essoufflé sur la chaise, il concentrait sa respiration dans l’ombre de l’employeur qui se foutait de l'écraser. Ce n’est pas ce qui lui fait peur à cet instant, l'inconsidération, le mépris. Sa mort et ses larmes n’avaient rien d’émouvant, c'était regrettable mais on ne pleurait pas les oiseaux voyageur. Dans l'amphithéâtre il était de ces créatures dont on mâte les erreurs et dont on regrette la disparition seulement car elle dérègle notre journée et abrège nos plaisirs. Néanmoins il était persuadé que Jeannine regretterait son absence inexpliquée, car ici il n’y avait que lui qui avait vu son sourire, profité de sa présence ; cela au moins valait la peine de se faire frapper. La possibilité de rendre Jeannine triste le tétanisa un instant où, la tête baissée qui absorbait encore les coups, il s’imagina ses rides s’affaisser en une expression de peine sincère. Il ne la connaissait pas assez pour prendre plaisir à la décevoir ; il ne pouvait pas jouer avec le cœur de Jeannine, qui n'était pas comme ces bijoux qu’elle entassait dans ses coffrets. Il ne pouvait pas le prendre.
Il ne la connaissait pas assez pour savoir si elle était rancunière, joueuse, irascible, oublieuse. Il ne la connaîtra jamais autant que son fils, celui-là même qui au nom d’un amour plus sain que son existence avait massacré l’oiseau moqueur qui piaillait en se cognant au tableau, au portrait de famille de Précieux et Jeannine Martin, qui était accroché au-dessus du foyer de cheminée, le tableau sans père, sans frère.

Il y a du sang et un peu de morve sur les petits papiers buvards.
‹ ... ›
Il tira un coup pour retirer la bague, sa phalange craqua. Le rubis reluisit et roula dans le son sourd de la paume qui se referma sur son innocence.
‹ ...
Elle va vraiment m'en vouloir vous pensez ? › Il voulait au moins savoir.
Planqué avec une drôle de précaution au fond son siège, Innocent planta son regard sur une lame du parquet, prêt à se retirer au moindre signe d'impatience, ou en l'absence de réponse. Précieux ne lui devait certainement rien, mais cette douce indécence était tout ce qui lui restait.