Le temps qui passe n'apparaît jamais plus clairement que lorsqu'on s'efforce de l'ignorer. Pour Veselin, le décompte des années, des mois, puis des jours qui le séparaient de la majorité était bel et bien terminé. Il n'avait plus de raison de prêter attention à la course du temps, et pourtant, les vieilles habitudes ont la vie dure. Même en voulant l'ignorer, le fond de son esprit lui soufflait sans erreur aucune que cela faisait environ deux semaines qu'il était passé dans la cour des grands – deux semaines qu'on lui avait fait quitter la colonie pour le loger à Olympus District, deux semaines qu'il avait pris pleine possession d'un rôle dont toute l'importance ne l'avait pas encore atteint.

Deux semaines qu'il attendait la pleine lune pour aller rendre un hommage particulier à sa mère. Problème, le temple d'Hécate se situait dans l'Atè District, le fief des égarés, et Veselin craignait que sa nouvelle position ne lui rende désormais l'endroit dangereux à traverser. Pire encore, il redoutait plus que tout qu'un membre des olympiens ne l'apprenne et en fasse part à David, qui pourrait lui interdire l'accès au district pour sa propre sécurité. Autant pouvait-il comprendre cette inquiétude, autant il lui était inconcevable de ne plus pouvoir honorer celle qui l'avait mis au monde. Sa décision était prise : tout se ferait dans le plus grand secret. Soucieux malgré tout, il frotta distraitement le centre de sa poitrine à travers son vêtement, là où sa peau arborait les trois lunes d'Hécate, comme pour solliciter inconsciemment sa protection.

Des heures plus tard, à la nuit tombée, Veselin enlève le bandeau qui couvre ses yeux, devenu inutile en l'absence de lumière forte. La pleine lune brille fièrement dans le ciel, à peine voilée par quelques nuages épars. Il glisse son rainphone dans sa poche, saisit son éternelle canne blanche, et se glisse en dehors de son appartement solitaire avec la plus grande des discrétions. Tout en priant pour ne pas être repéré, il se dirige sur la pointe des pieds vers la bordure du district qui jouxte celle du quartier des égarés. Il y hasarde quelques pas, et choisit de se planter sous un arbre pour être moins visible en attendant l'arrivée de sa grande sœur de cœur. Ses doigts jouent nerveusement avec l'extrémité de sa canne, et il ne se rend plus réellement compte qu'il patiente sagement jusqu'à ce qu'un craquement le ramène au moment présent. Il sursaute, plus tendu qu'il ne l'aimerait, et lance dans l'obscurité :

Simca, c'est toi ?

Il regrette aussitôt sa question, qui non seulement trahit sa crainte, mais est aussi indigne de la progéniture de la reine des sorcières, censée trouver ses forces décuplées au plus noir de la nuit. Prenant une grande inspiration, il exhorte ses nerfs au calme, puis ferme les yeux afin d'en appeler à son instinct. La présence qui approche ne lui renvoie aucune menace, bien au contraire. Il est maintenant certain de qui il s'agit. Un sourire soulagé étire ses lèvres, tandis qu'il relève les paupières pour laisser ses prunelles bleu pâle fixer la silhouette qu'il devine dans la pénombre.

Tu m'as fait peur.

Sa canne reste droite contre son flanc, et non pas tendue devant lui, afin de ne pas te tenir à distance, et il fait quelques pas vers toi pour t'accueillir, néanmoins lents et prudents, par crainte de trébucher bêtement.

Merci d'être venue.

Merci, fille de Thanatos, de le protéger en ton domaine.

Douce et rassurante sonorité au cœur de la nuit que le petit rire affectueux qui franchit tes lèvres lorsque tu t'approches. Il ressent contre sa canne blanche le contact familier et pourtant pudique d'une main aimante, la même qui a mille et une fois guidé, conseillé, enseigné, rassuré l'enfant qu'il était à l'époque de la colonie. Ses lèvres s'étirent en un doux sourire, tout empli de cet enthousiasme pimpant qu'on ne retrouve que chez les jeunes âmes ravies par la présence de leur adelphe aîné·e.

Mais tu approchais en douceur, te rassure-t-il, presque amusé. Ne sois pas modeste, tu es aussi silencieuse qu'un fantôme. C'est surtout que j'ai eu des années de pratique pour apprendre à reconnaître ta démarche. Rien de plus.

Un instant, il hésite à évoquer cet instinct naturel qu'il possède, don de son ascendance divine, qui à la nuit tombée se montre plus puissant, nourri sans doute par la lumière de la lune – mais il se ravise finalement, estimant sa maîtrise encore trop hasardeuse pour le faire valoir.

Tu murmures, et il baisse légèrement la voix à son tour pour respecter ton timbre révérencieux de l'heure ainsi que des lieux. Puis hoche doucement la tête pour acquiescer.

Oui, s'il te plaît.

C'est qu'il lui tardait d'être rendu au temple d'Hécate afin de révérer sa déesse de mère, et solliciter ses conseils, si tant est qu'elle était disposée à lui en offrir aujourd'hui.

Il sent ta main quitter sa canne, et le contact entre vous lui manque aussitôt. Alors il se permet, au nom de toutes ces années que vous avez passées à grandir ensemble, de se placer à tes côtés afin de glisser son bras sous le tien, vous liant ainsi coude à coude, comme vous l'avez fait tant de fois auparavant. Appréhender le monde qui l'entoure en effleurant tout du bout des doigts s'est mué en son langage affectif le plus significatif : le contact physique.

Moi aussi. Tu m'as tellement manqué quand tu es partie de la colonie ... Ça me fait plaisir de te retrouver.

Lentement mais sûrement, vous commencez à évoluer le long des sombres allées du district des égarés. Veselin aligne les pas prudemment, sondant grâce à sa canne obstacles potentiels et irrégularités du sol, sans pour autant se départir de ton bras. Il a une pensée, dans le calme confortable qui vous entoure, pour toutes les âmes qu'il connaît ici, tous ces laissés-pour-compte dont il préfère pour le moment taire l'existence à sa nouvelle faction, de peur qu'on lui interdise à jamais de les revoir.

Comment va Ezra ? finit-il par demander.

La question est un peu brusque, mais suit son cheminement de pensée, et renferme une sollicitude discrète mais bien réelle. Qui d'autre que toi, après tout, pour connaître le devenir du second rejeton de Thanatos ?

L'atmosphère entre vous est confortable, remplie d'une affection nostalgique que chaque pas éveille un peu plus. Ton rôle d'aînée protectrice envers lui perdure alors même qu'il vient de passer du côté des adultes. Il s'en inquiète, parfois, tu sais – se demande, malgré toute la place que tu occupes dans son cœur comme dans ses souvenirs, si ce n'est pas ce qu'on attend de lui, sa majorité atteinte, que de s'en sortir par lui-même. La pensée lui échappe, et fort heureusement, toute inconfortable qu'elle était, pour laisser place à une légère surprise lorsque tu reprends le nom de ton jeune frère avec la tendresse désolée d'un parent qui ne peut qu'assister, impuissant, aux agissements hasardeux de son enfant.

Oh ? laisse-t-il échapper, sincèrement étonné par le début de tes aveux, t'invitant par là à continuer.

"La saison des amours", dis-tu à travers un petit rire délicat, et il comprend alors un peu mieux de quoi il retourne. Difficile néanmoins d'appréhender la situation avec aussi peu d'éléments, surtout d'y porter un jugement, aussi a-t-il le timbre incertain lorsqu'il hasarde :

C'est une ... bonne chose, non ? Qu'il ait trouvé quelqu'un ?

À moins qu'il ne s'agisse pas d'une relation bénéfique pour lui ? Veselin n'en est pas vraiment sûr, et se sent quelque peu gêné de mettre le nez dans les histoires de cœur d'autrui via les dires d'une personne extérieure, fût-elle un adelphe. Il n'a toutefois pas réellement le temps de s'attarder sur cette pensée que tu diriges la question vers lui, et ne s'y attendant pas, il ne peut empêcher le rose de lui monter aux joues, le myocarde de s'affoler.

Moi ? qu'il répète bêtement.

Aussitôt tu te fustiges avec légèreté, sans grand sérieux, ce qui a l'étonnant effet d'amplifier son embarras. Mélange d'empressement à t'empêcher de te déprécier, et du sentiment d'avoir été percé à jour.

Non, ne dis pas ça ! proteste-t-il avec une véhémence toute juvénile. Tu n'es pas vieille du tout !

Afin de tromper l'espèce de timidité qui s'empare soudainement de lui, il continue d'avancer avec précaution, mais pique du nez pour tenter de dissimuler ses pommettes empourprées. En vain, puisqu'il sait pertinemment que les verras malgré tout.

Et puis ... Tu as raison.

Il n'y a qu'à toi qu'il peut l'avouer aussi facilement. Auprès de n'importe qui d'autre, il se montrerait plus pudique, évasif. Mais toi, c'est différent : toi, tu l'as vu grandir, tu l'as aidé, protégé, guidé, maintes et maintes fois. Et quoique tu en dises, tu sais faire preuve d'une certaine sagesse qu'il respecte profondément, avec la même diligence qu'un petit frère. Alors il ose, finalement, la voix à nouveau basse, tout intimidé, poser en balbutiant une question qui le taraude en silence depuis bien longtemps.

Simca, est-ce que c'est possible de ... d'avoir ... d'avoir des sentiments pour ... pour deux personnes en même temps ?

Dis-lui, grande sœur –
S'il a le droit d'accepter ce que lui dit son cœur.