Sauvé par Dionne, Ezra avait recouvré une certaine forme de liberté, écrasante sous tout ses aspects. Il avait dû retrouver, seul, le chemin jusqu'à Nausikaa. La ville lui semblait immense tant il n'y avait aucune accroche. Malgré sa dangerosité, il n'avait plus peur.
Il n'avait plus peur de grand chose à ce moment là, aseptisé de ses émotions. On avait arraché à la racine ce qu'il avait été - sensible, anxieux, triste - il n'était plus car il ne ressentait plus.

Sans téléphone et permis d'exister (enfin) comme il l'entendait, il n'avait pas cherché à joindre qui que ce soit. Il avait pris son temps, analysé les lignes de bus pour rejoindre Montauk et s'était arrêté quelques fois pour regarder l'océan ou aller aux toilettes. Ses pensées s'envolaient la plupart du temps vers ses proches qui devaient s'inquiéter, notamment sa soeur qui aurait peut-être d'ici son retour assassiné son mari comme elle l'avait un jour juré. Ou peut-être qu'elle n'avait rien fait du tout. Ezrael ne lui en aurait pas voulu.

((Il avait passé sa vie entière à ne rien faire.))

La frontière passée le lendemain matin à l'aube, on s'était étonné de son passage - sachant qu'il n'avait pas signé quelques jours auparavant le livre de sortie. Sans s'expliquer davantage et la milice prévenue, il avait continué sa marche infatiguable jusqu'à l'Atè. Pas l'Agôn. Il ne voulait pas voir Midas, pas encore. Mû par une envie de retrouver les siens, il s'était dirigé vers son ancien appartement - là où, objectivement, il se souvenait des meilleurs moments.

(...)

La fenêtre ouverte sur la pièce à vivre, le vent y fait s'engouffrer les feuilles vertes, légèrement brunies par le soleil de fin d'été. Ezra se dit que c'est étrange, il fait toujours sombre dans l'Até, soumis à la nuit perpétuelle - alors comment le chène devant son immeuble survit depuis toutes ces années ?

Derrière lui, des bruits de pas se font entendre dans la cage d'escalier. Il ne se retourne pas car il sait qui c'est (qui sait) ; car une seule personne sur cette île a le pouvoir de le retrouver.

((Il n'a pas vraiment fait l'effort de se cacher))

Salut Simca.

Ezrael sent son aura dans son dos. Elle ne le touche pas. Il n'ose pas se retourner. Il a peur de ce qu'il verra au-dessus de la tête ; comme au-dessus de la tête de toustes celleux qu'il a croisé sur sa route depuis qu'il est parti. Il n'a pas besoin de la voir pour deviner quelle expression peint son visage. Il n'a que besoin de l'entendre pour alimenter son propre courage.

Tu t'en doutes bien.

Il n'y a aucune attaque dans sa voix, aucun sous-entendu passif-agressif. Ezrael reste neutre parce qu'il est apaisé par la présence de sa soeur. Il ignore la présence qu'il sent, collé à son torse, qui lui donne la nausée et prend son souffle en otage.

Finalement, il accepte de se retourner pour y échapper. Il se concentre et ferme les yeux. Quand il les rouvre, il affronte :

J'ai été imprudent. Je suis sorti en secret et je me suis fait capturer.

Simca parle de la mort et Ezrael l'entend juste énoncer leur père. "Tu es mort" signifie "Tu as l'as rencontré, pas vrai ?" Il aurait aimé avoir ce privilège. Il aurait aimé le croiser et avoir la force de lui cracher au visage : "Pourquoi tu nous as abandonné ?!" Face aux tempêtes, au mépris des autres, à la folie de Cerbère et même au milieu des Enfers.

Lentement, il glisse ses bras autour d'elle et consolide leur étreinte. Il pose gentiment (parce qu'Ezra est gentil, par nature) son menton sur le sommet de son crâne et inspire le parfum particulier qui s'articule comme une pellicule mouvante sur la masse de ses cheveux noires. Elle est hypnotisante. C'est Simca. Et ça a toujours été Simca. Une évidence qu'ils refusent tous de voir.

Je suis sorti parce j'étouffais d'être enfermé. Une cage pour une cage. Au moins ici, je suis plus en sécurité.

Il glisse une oeillade vers une main qui se lève et observe le doigt dénué d'alliance. Plus rien ne le retiendrait, rien q'un bout de papier qu'il pourrait déchirer.

Simca supplie ; Midas aurait ordonné.
Il dépose un baiser plein de chaleur sur sa tête, mais garde une distance pour se protéger. Il est là sans être là, happé par moment dans une autre dimension, où il regarde la scène de loin. Ezrael est rongée de cette vue avec recul, il veut rester contre elle et se blottir, pour n'avoir jamais plus à contempler le caractère inévitable de sa fin.

J'ai croisé un ami à toi. Enfin, c'est ce qu'il a dit...

Entre les insultes et la rage qu'elle lui inspirait. Ezrael ne la condamnera jamais, il ne dira pas "je suis mort à cause de toi" ; il est mort à cause de lui, pour ce qu'il est ; personne ne lui enlèvera ça.

Cerbère te passe ses amitiés. Ne culpabilise pas, je ne le permettrai pas. Il a l'air d'avoir une dent contre toi, ça m'inquiète.

Ses doigts caressent les épaules de Simca et l'enjoignent à reculer de quelques pas pour qu'ils puissent se faire face.

C'est mon ennemi à moi aussi maintenant.

Il déclare d'une voix implacable, qui ne laisse pas la place à la négocation. Il ne veut pas être rassuré, juste qu'on l'entende pour ce qu'il est.
Moros, en lui, aimerait corriger : c'est NOTRE ennemi, Ezra mais attend impatiemment d'avoir une raison d'intervenir. Il est mortellement curieux de cette soeur dont il n'avait vu qu'en vision dans le désert infernal.

Il n'a pas oublié l'hôpital, la chambre mortuaire d'Emon que tous les égarés pleuraient comme leur chef, de la retenue avec laquelle Simca a cherche à le préserver des détails, tout en cherchant malgré tout à l'inclure. Il se souvient aussi de la culpabilité qu'il ressentait à ne pas avoir pu être là pour affronter son destin à ce moment là, cloitré dans l'appartement par Midas comme un objet précieux qu'on dissimule au reste du monde ; alors qu'Ezra n'est pas précieux - Midas cherchait simplement à le punir et en cela il avait réussi.

Il avait réussi à lui prouver qu'il disait vrai ; Ezrael lui avait donné raison en allant au devant du danger - en sortant malgré qu'il le lui avait défendu. Il avait goûté à la liberté, l'avait payé de sa vie et était revenu. Qu'allait-il lui dire maintenant ?

Sûrement d'aller se faire foutre ;
et ça lui fera un grand bien.
Si Ezra n'a plus peur de la mort, il n'a plus peur de Midas non plus.

Je ne suis pas un combattant. Je ne l'ai jamais été. Mais je sais pourquoi maintenant.... J'ai compris pourquoi j'échouais malgré mes efforts. J'avais peur de ce qu'on représente Simca.... Tu sais, toi et moi. Juste toi et moi. J'avais peur de leur donner une raison supplémentaire de nous détester.

Ezrael pose enfin des mots sur des années d'angoisse ; il s'exprime enfin et verbalise les affres de son passé.

Et si tout l'avait conduit à ce moment précis ?
Si tout était écrit ?

Je ne culpabilise pas.

C'est vrai que non.

Il étire un demi-sourire, amusé mais sans jugement. Il aime sa soeur tendrement, comme elle l'est - et il l'a toujours envié de ne dépendre de ne personne d'autre qu'elle. Son émotionnel la regarde et il a trop de fois vomis le sien pour l'envahir ; pour quémander de l'aide quand il pouvait prendre les armes et combattre lui-même.

C'est d'ailleurs ce qu'il compte faire.

Je vais devenir fort. M'entrainer.

Il retient son propre serment, d'abord pour pudiquement lui laisser prononcer le sien.

Et je te protégerai en retour.

La question est légitime. De quoi pourrait-il bien la protéger ? Simca est plus forte que lui ; elle s'est toujours débrouillé quand lui s'est laissé mourir, pourrir dans ses habitudes empêtrées. Ezrael est pourtant serein quand il prête serment. Il est déterminé à inspirer une crainte légitime et justifiée. Il ne se laissera plus marcher dessus et fera respecter l'honneur des enfants de la Mort. Plus jamais il ne laissera Simca porter seule la responsabilité de leur ascendance. Plus jamais il n'aura honte d'être le fils de Thanatos.

Je comprends ce que tu me dis.

Son sourire s'est creusé dans ses pommettes ; a taillé à même la peau des clairières vallonnées qui émacient son visage fatigué.

J'essaierai, en tout cas.

Sa main, qui caressait jusqu'alors son épaule tendrement, se lève et retombe doucement le long de son corps. Il jette un regard dehors. Midas a dû être prevenu de son retour via son avis de passage à la grande porte. Il doit le chercher en ce moment même, retourner Nausikaa et peut-être même qu'il l'attend fermement à la frontière de l'Atè. Ezrael reporte son attention sur sa soeur - mais l'image de son rire figé est le dernier souvenir porté à son système.

C'est une voix plus grave qui gronde sa gorge, caverneuse et malveillante. Moros prend le contrôle du corps, enferme Ezrael dans une cage de l'esprit où il n'est ni auteur ni spectateur de la scène. Il est juste absent. Moros, sous les traits d'Ezrael se dévoile à Simca parce qu'il ne peut plus retenir sa curiosité. Elle est aussi implacable qu'inéluctable. À l'image du destin qu'il est censé représenter.

Est-ce que tu menaces ton petit frère Simca ?

Le sourire doux se mue en rictus malfaisant et perfide, dévoilant les dents un peu jaunis d'Ezra à cause des médicaments et du café.

C'est surprenant, qu'il se soit retenu de te le dire...

Moros voit au travers des yeux d'Ezra les numéros qui changent constamment au-dessus de la tête de Simca. Mais en tant qu'esprit de la mort violente et du destin fatal, il n'a pas besoin du pouvoir de Thanatos pour savoir ce qui attend à sa fille.

La main d'Ezrael attrape subrepticement le poignet de Simca, pour ainsi espérer la retenir près de lui (près d'eux) ; serrant à marquer sa peau, y laisser sa trace.

Dans les méandres de son esprit cloisonné, Ezra rêvasse ; il ignore ce qu'il se passe - il sait mais il ignore. Les enceintes de son âme sont aussi noires qu'elles sont immenses. Il ne sortira pas de sa prison tant que Moros n'aura pas décidé d'échanger leurs places. L'esprit glousse, il remodèle le corps d'Ezrael à son image, lugubre et terrifiante. La réaction qu'il procure chez la fille de Thanatos attise sa curiosité ; alimente son désir de destruction. Il contient difficilement ses élans, lâche finalement son poignet duquel il laisse une trace violacée.

Tu es dotée du don prodigieux de ton père. Mais ne pense pas me être capable de me voir... Je me montre à toi parce que je le veux bien, et parce que je voulais te dévorer de mes propres yeux.

Il profite de ses quelques instants de liberté. Il se plait dans le corps d'Ezrael parce qu'il a erré trop longtemps, d'humains en humains, d'enfer en enfers - né de Nyx, il a vomi toute la nuit dans l'espoir dépravé d'entrapercevoir un peu de jour.

Je suis la Fin de tout, la Mort Violente. Qui suis-je Simca ?

Moros veut l'entendre prononcer son nom ;
elle finira bien par le hurler quand sonnera le glas de son hécatombe.

Je suis le Destin auquel tu n'échapperas pas. Et ton frère s'est écroulé dans mes bras... Je l'ai ramassé. Ne t'inquiète pas, je le guiderai.

Sa voix déraille, Ezrael semble vouloir reprendre le contrôle. Il en a assez du silence qui l'assomme. Moros a juste le temps de cracher son avertissement, d'un ton plus grave que ne l'était sa propre voix.

Tu vas mourir.

Les paupières d'Ezrael se ferment, puis se rouvrent. Les pupilles sont redevenues normales et Ezrael dévisage sa soeur d'un air incrédule.

Je devrais rentrer voir Midas avant qu'il ne rase l'île.

Moros s'était évanoui dans les limbes de l'esprit fragmenté d'Ezrael - il était parti ronger les os de ses traumatismes. Ezrael pose un regard interrogatif sur sa soeur ainée, ne comprenant pas de quoi elle parle. Il n'a pas encore conscientisé l'existence de l'entité qui le hante depuis plusieurs heures.

Qui ça ?

Il ne fait plus l'effort de sourire. Il n'a plus envie. Ezrael pense à ses responsabilités et à Midas qui doit l'attendre. Il devine toute la rage qui doit le gangréner depuis qu'il a disparu - depuis qu'il s'est délibéremment enfui de la prison dans laquelle il l'avait enfermé. Retourner à ses bras n'est pas une option. Ezrael est déterminé à se faire respecter. Midas n'aura pas d'autres choix que de s'y résigner.

Sinon Ezrael le tuera.

Si j'ai le temps, on a des choses à régler.

Des conditions à discuter. Il se refuse de vivre à nouveau l'enfer que son égoiste de mari lui a imposé.

C'est fou qu'ils n'aient pas réussi à retrouver quelqu'un pour louer cet appartement !

Le sang d'Alyss avait impregné le parquet et les volets du salon étaient rouillés, coincés.

On se demande pourquoi.

Il s'approche de sa soeur et dépose un baiser, gelé par ses lèvres glacées.

C'est l'heure. On s'appelle ?

Il se dirige déjà vers la porte.

Je dois me retrouver un téléphone, je te tiens au courant.