destinée

ce soir était une fête ! la musique chantait, et les corps dansaient, et les lumières brillaient -surtout, surtout, les gens riaient. il était encore tôt mais jamais trop pour prendre une poignée de chips et les distribuer au fur et à mesure des conversations ; et winnie, comme un papillon de nuit, valsait d'un sourire à l'autre. il n'était fait pour les soirs qui deviennent noirs, alors il savait qu'il lui fallait profiter avant de s'en aller se reposer (et se lever à l'aube, aux aurores).
et, surtout, il fallait se présenter aux nouvelleaux. il en avait déjà croisé l'un.e ou l'autre, s'était présenté comme il le fallait, et s'était retiré pour laisser les autres leur parler -il attirait les gens, faisait les liens, poussait la gêne pour qu'elle s'en aille. c'était sa hantise, qu'on se regarde dans le blanc des yeux sans plus savoir quoi se dire. surtout pas ici, surtout pas après l'arrivée (surtout pas après les horreurs qui auraient pu talonner), alors il racontait tout ce qui lui passait par la tête et si c'était la moquerie qui les faisait se parler, alors il pouvait bien l'accepter.
il scannait la foule de son mètre soixante dix-neuf (déjà !) pour repérer d'autres têtes qu'il ne connaissait pas. son regard était rapide, et s'il n'avait pas eu l'œil, il aurait pu rater cette silhouette triste, assise sur le côté, loin du feu et des joies. ah.
winnie s'excuse de son groupe, le fait rire une dernière fois, promet de revenir plus tard (un mensonge). avant d'y aller, avant de le déranger, il respire. ce n'était pas difficile, d'être sensible. ça l'était beaucoup plus de réussir à aider. il attrape un bol entier de popcorn, tire la langue à celleux qui osent s'en plaindre, et file en direction du fantôme à la tête baissée. hey, plein d'énergie, évidemment, j'ai vu que t'as rien mangé de la soirée. tu veux des popcorn ? c'est ce qu'il y a de meilleur sur la table. je te le dis après avoir fait des études très poussées !! au moins des centaines de mesures. seulement par lui, par contre. je peux m'assoir à côté de toi ? ça sera plus pratique si tu veux me raconter des trucs. n'importe quoi, pas forcément pourquoi il a la tête entre ses bras.

destinée

ah.
winnie avait comme l'impression d'avoir empiré la situation. les pleurs avait repris de plus belle, peut-être avec encore un peu plus de malheurs ; le visage aussi fermé que les paupières, et le cœur aussi serré que ses poings. ah, oui, il était plein d'un chagrin requin. de ceux qui font fuir tout ce qui ne les accompagne pas.
le bol reste en l'air un instant, avant d'être posé sur le banc. est-ce qu'il l'entendait seulement ? winnie n'était pas certain de pouvoir y faire quoi que ce soit ; et alors, peut-être pouvait-il encore un peu insister avant d'abandonner. il se relève pour mieux s'agenouiller. là, droit devant l'autre, devant ses genoux tremblotants d'une peine forcément immense. ceux de winnie s'écrasent au sol sous son poids, fondations nouvellement formées. il relève les yeux, arque sa nuque. l'autre ne peut plus le rater, et s'il esquive le regard, winnie essayera d'arrêter de le déranger.
et maintenant ? winnie avait toujours milles choses à dire, mais tellement du mal à choisir. il ne voulait renoncer à rien, et oh c'était bien là quelque chose qui le suivra longtemps encore. en attendant qu'il se décide, son regard est attiré par ce que l'inconnu tripote du bout des doigts, nerveusement. il arrive à en deviner les contours, la couleur, le nœud tout en haut, et lorsqu'il discerne difficilement quelques kanji malmenés par le temps, il trouve quoi dire. oh, ce que tu tiens entre les doigts, c'est un omamori ? la rhétorique de la question était amenée d'un ton doux, qui demandait tout de même confirmation. ça a l'air d'être important pour toi. mais qu'est-ce qu'il en savait, winnie, hein ?

destinée

winnie ne s'attendait à aucune réponse. à vrai dire, il était prêt à parler seul tout le reste de la soirée -il l'avait déjà fait, et le referrai probablement encore quelques fois. lui, ça ne le gênait pas, et il savait que parfois, c'était ce qu'il fallait faire. oh, bien sûr, il s'inquiète toujours que d'empiéter sur une tranquillité désirée, mais au moindre signe il se serait replié. qu'importe les insultes, proférées contre un anonyme : il se doutait de la difficulté du moment.
et, alors, s'il ne fallait que parler, il parlerait ; et s'il ne fallait que se taire, il se tairait ; et s'il ne fallait que partir, il partirait.
et, ici, peut-être, il ne fallait que rester.
ses yeux sont flous derrière ses peines, mais l'autre a cette lucidité soudaine qui détonne du reste du personnage. winnie le regarde, et l'autre le regarde en retour. il a l'impression de rater quelque chose. d'être aveugle à une évidence, de ne pas comprendre les mots muets que pourtant on s'évertue à lui indiquer.
il se laisse tripoter le visage, louche quelques fois sur ces doigts bien curieux, sursaute au son du cri. ah. oui. tout de même.
c'était suspect.
alors il regarde, lui aussi -fixe les yeux, ne peut s'empêcher de s'arrêter sur la morve de son nez, détaille les cheveux en pagaille, remarque les tâches de rousseur. c'est bien qu'il a connu quelqu'un comme ça, mais c'était sur un autre continent, dans une autre vie, mais quand les mains l'empêche de voir autre chose que lui, il comprend. il arrive à lire, sur l'omamori, des kanji aux couleurs dégorgées, au tissu abîmé, à l'effet déjà dépassé. réussite scolaire, oui. de quand il avait douze ans.
il reste là, la bouche pendante, ne sachant quoi dire -son cerveau encore incapable de dire si c'était vrai ou une illusion. un fantôme. et, quand l'autre se lance, s'effondre, se penche, winnie perd l'équilibre -se rattrape comme il le peut, au plus vite, pour enserrer lui aussi l'inconnu découvert ami. au creux de l'étreinte, enfin, il dit : non ...?!, ce qui, en soit, n'était pas très informatif, mais qui en disait pourtant beaucoup. mais non, c'est pas vrai ?! c'est pas possible ! le temps n'avait rien changé d'eux : ils étaient ainsi obligés de se retrouver. ici, ailleurs, qu'importe, winnie en était certain maintenant, ils se seraient retrouvés, oui, et lui était ici pour le consoler, comme un jour l'autre l'avait accueilli chez lui. dans son pays.
ah ! il allait lui montrer l'île ! tout lui raconter sur les bungalow ! lui présenterait ses ami.es ! irait au bord de l'eau avec lui ! se mettrait en duo avec lui sur les entraînements à l'épée ! oui, voilà, maintenant c'était à lui de tout expliquer, mais cette fois-ci ils avaient des mots pour se comprendre. peut-être. probablement pas maintenant. ça me fait si plaisir de te revoir. ce n'est pas grave. s'il faut parler seul, il parlera.

destinée

et alors, winnie resterait ; mieux : il l'enserrerait comme on capture un papillon, comme on capture l'eau au creux de ses mains, d'une délicatesse ferme, qui ne rougit devant rien pour en montrer sa véracité (sa profondeur, son étendue, son chemin jusqu'à l'autre). l'autre était une relique, un trésor d'un autre temps, où les choses n'étaient pas vraiment plus simples, mais où les ami.es avait parfois les traits flous des gens qu'on ne rencontrait qu'une fois dans sa vie.
et ils étaient de ces hommes-là, enfin garçons encore plutôt, les cœurs vaillants, et distraits de peu de chose, ouvert aux riens comme aux touts, et au destin aussi. l'embrassade prend fin mais le myocarde pulse toujours autant, lui qui accueillait encore la surprise sans trop savoir quoi en faire si ce n'était une fête.
les mots dessinés dans l'air n'ont aucun sens aux yeux de winnie ; à l'époque, il n'avait même pas essayé de parler, entouré de ces gens aux mots charabia, et maintenant qu'il parlait un anglais approximatif, qu'il mâchait encore un peu difficilement les mots, qu'il avait ce soupçon fort d'accent, on ne lui répondait pas pareillement ? la confusion s'épanche -c'est qu'il n'a pas eu l'occasion de voir de langue des signes auparavant. le japon était équipé de manière à ne jamais trop se croiser entre populations.
alors, laissant son regard interrogateur suivre les mains, comme hypnotisé par leurs danses, il s'arrête en même temps qu'elle. ah ! l'insistance paraît évidente, oui, mais qu'est-ce que c'était ? pourquoi faisait-il ça ?
et alors, winnie, incapable d'extrapoler, reste niaisement muet, comme attendant la suite.
mais l'attente était un peu longue.
alors il décide d'agir : il ôte le talisman de la paume, le met à hauteur d'yeux, indique les kanji du haut vers le bas, et prononce (la bouche derrière ses mains, évidemment), ce qu'il y est écrit. ga-ku-gyō-jō-ju. voilà.
il avait vraiment l'impression de n'avoir rien compris, mais il faut avancer dans la vie.

destinée

il sourit comme un idiot, bienheureux qu'il était au point de n'en avoir rien faire -winnie préfère le bonheur à l'intelligence, à la bien-pensance, choisira toujours le mieux pour tous plutôt que le bien pour lui, s'essayera au pire si ça aidait un tant soit peu ; et c'est peut-être stupide parce qu'ici il ne s'agit que de deux garçons, pas encore grands mais pas petits non plus, remplis de choses qui débordent et d'autres trucs qui ne font pas de sens.
mais c'était pas grave. non, c'était pas grave, parce que winnie souriait et il tenait l'amulette comme si c'était la chose la plus précieuse au monde, parce que malik avait séché ses larmes pour prendre ses mains, et parce que winnie y enlaçait ses doigts comme à l'époque (dans une autre vie, un autre temps). et alors, tout était bien.
winnie écoute mais a du mal, a peur de mal comprendre, continue de sourire en penchant la tête sur le côté, le point d'interrogation presque dessiné au-dessus de sa chevelure noire. il ne peut pas entendre ? mais pourtant c'est parler qu'il ne fait pas.
mais c'est pas grave, non, et winnie sourit, acquiesce, encore peu certain mais plein de bonne volonté, et il attendait la suite comme si ce n'était pas à lui de faire quelque chose, n'importe quoi -ah ! mais les déités l'écoutent et voilà ! les couleurs arrivent, et avec elles des miracles ; il sursaute quand il entend la voix, regarde évidemment tout autour de lui, n'en trouve aucune source et se rend bien compte de l'évidence : c'était lui. l'autre. celui dont il n'avait jamais compris le nom, encore moins qu'il ne s'en rappellait.
c'était toi ??! les yeux qui brillent WOAH c'est trop cool !! comment tu fais ?! c'est que winnie aurait sûrement voulu apprendre, juste pour lui répondre et qu'ils puissent converser sans souci. mais euh ! pour ta question ... s'il avait pu, il se serait gratté la tête, mais il ne voulait lâcher ces mains qui se devaient de récolter un peu de joie après tant d'horreurs ; il voulait laisser, dans le creux de ses paumes, une réserve que malik pourrait coller sur ses joues la prochaine fois qu'il aurait un chagrin aussi gros que cet amour. à vrai dire, je crois que je ne l'ai jamais su. le regard vacille, mais un seul instant ; et bientôt il scintille à nouveau, faisceaux vers son ami. moi c'est winnie ! au cas où ...