dimanche, 19h

la salle sans fenêtre, calfeutrée aux isolations phoniques, est éclairée par ces gros panneaux led. chacune d'entre elle valait une petite fortune, mais c'est bien ce qu'il fallait pour que la camera reconnaisse son visage, ses traits, et pour que le petit oni de l'autre côté de l'écran recopie ses mouvements.
il voyait l'animation d'attente de stream -une petite vache qui dansait sur la musique de fond-, il avait checké les bots de notification, il avait vérifié ses boutons et avait lancé la caméra : tout fonctionnait. il inspire un coup, appuie sur le bouton.
allez, c'est parti.
et c'est dimanche, 7PM UTC-4, 2AM UTC+9, mais que font donc les gens ? ce n'était pas du tout une référence à un échange sms qu'il avait entraperçu, non. il y en a déjà quelques centaines ici, bien le bonsoir !! ou le bonjour, qui sait. j'espère que vous allez bien, que vous êtes confortablement installé.es, comme d'habitude, et pour nos viewers japonais, [n'hésitez pas à aller dormir ! à moins que *rires, voix qui devient plus grave* ma voix ne vous endorme ... eh, mais c'était pas mal ??! *rires* ah je suis mort, j'avais l'air grave cool. y avait un truc hein, c'est pas moi ? sinon arrêtez-moi direct dans mon délire s'il vous plaît. le chat, est-ce que je devrais essayer l'ASMR ? qu'est-ce que vous en dîtes ?] est-ce que ça vous intéresserait une expérimentation de l'ASMR ? juste pour voir, j'ai jamais fait, ça peut être marrant ... il avait maintenant l'habitude de tout répéter dans ses deux langues, mais il se doutait que ça devait avoir l'air étrange. ah, le chat a l'air plutôt convaincu. ok, je note ! mais pas ce soir, ce soir on se contente de discuter eeeeet de trouver quoi faire un stream cuisine jeudi. est-ce que vous avez des idées ? [qu'est-ce qui vous donne faim dernièrement ?] moi j'ai bien envie de cuisiner indien. des currys et tout, avec du bon persil frais dessus, tout le lait de coco là mmmh ... ah, je m'éparpille, si vous avez des idées, gardez-les. faut faire un menu complet, mais dîtes-les moi plus tard, pensez aux pauvres modo, on va pas commencer de suite ahahaha. une sonnerie se déclenche, et une petite animation s'affiche à l'écran. ohhh, alvator, mon bro, merci pour le sub !! le 38ème mois !!! la famille ohlala. l'avatar sourit à pleine dent, et les cornes sont temporairement remplacées par des arc-en-ciel mouvants. très kitsch, alors que l'oni tape sur son pec, soumis aux jiggle physics, comme un vrai gym bro. bon, comme je vous disais, on va d'abord discuter, et je voulais vous parler de ce qui va arriver prochainement sur la chaîne --- les mots s'enchaînent : winnie n'a jamais eu besoin de trop réfléchir pour trouver quoi dire, ni comment le dire. certes, il lui arrivait de sortir des inepties sans aucune logique, mais pas lorsqu'il était en mode travail.
le temps file, mais il n'y a pas plus heureux que lui.

dimanche, 19:10

les minutes s'écoulaient et les rires fusaient, les viewers grimpaient doucement alors que winnie trouvait milles et un sujets de conversation -encore et encore, armé de ses petites blagues rapides et faciles, de sa bonne humeur si relaxante, de sa voix grave comme il le faut, et de son modèle aux mouvements plus vrais que nature. tout se passait pour le mieux, vraiment.
et puis, soudainement, l'impression de se faire tirer loin d'ici -il a à peine le temps de bloquer sur une syllabe qu'il se retrouve soudainement devant sa porte.
winnie se casse la gueule, bien sûr, puisqu'il était pas du tout censé être soudainement debout, et il abandonne carrément pendant les cinq petites secondes qui lui suffisent à se dire : attends, j'ai été permuté là ? y a qu'un gars qui permute sans demander ? y a qu'un gars qui capte r aux notif twitch ? y a pas d'autres réponses hein ?, et évidemment il n'y en avait pas d'autres. c'était ethel. obligatoirement.
oh putain le con. c'est que winnie ne jurait pas souvent, mais peut-être était-il vraiment en colère cette fois-ci. il y avait de quoi : il se retrouvait expulsé de chez lui, sans clé sans téléphone, avec un boomer devant son live twitch qui était on ne peut plus en direct. il s'imaginait déjà quelle excuse il pouvait donner pour excuser "son" comportement, et sa main vide de téléphone le démangeait -il crevait d'envie de prévenir un.e modo, les sauveur.euses de ses nuits.
il se relève, tape contre sa propre porte du plat de la main sans ménager sa force (le bois grince peut-être un peu) ETHEL, VIENS TOUT DE SUITE. la voix est puissante, et le temps trop long, et il ferme les yeux un instant pour tenter lui aussi une permutation mais voilà : c'est juste à ce moment-là que l'autre (l'envahisseur, le traître, le brigand, le salopiot) ouvre. ah. trop tard.
la permutation est beaucoup moins sympa cette fois-là, et si winnie se retrouve triomphalement de l'autre côté du miroir, il a soudainement envie de vomir. il se tord en avant, se replie en arrière dans un accès d'énervement sourd, fronce les sourcils, attrape le col d'ethel, appuie les 7 centimètres qui les séparent. ethel, il grommelle quelques sons non identifiés, retient la haine qu'il ressent sur le moment, tu refais PLUS JAMAIS ça.
il le lâche et accourt à ce qui le rendait si fébrile, ce qui est si important qu'il s'en oublie souvent -une des seules choses qui pouvait bien le mettre à cran. il avait laissé tombé ses viewers. il ouvre la porte, retient un haut-le-coeur résiduel de ces transferts de corps, se réinstalle vite sur sa chaise de gamer tout en plaçant le casque sur ses oreilles. ohla, je suis désolé de cette interruption ! il y a eu du bruit dehors, ça semblait assez inquiétant, j'ai préféré aller vérifier. on dirait que tout va bien ! mais du coup, comme de toutes manières je ne sais plus ce que je disais, je vais en profiter pour faire une petite pause rapide. est-ce que vous pourriez me rappeler de quoi on parlait avant ? je reviens dans mmmmh, dix minutes ? quinze peut-être. juste le temps de me rafraîchir un peu. nooooon, t'inquiètes pas @lpb_8720, c'était vraiment rien et ---aaaah, merci pour les bits et les pats ahahah, c'est super gentil, j'apprécie. non non, je vous jure, tout va bien, juste --vous savez, ça arrive parfois, mais je me suis trompé et c'est tant mieux ! allez, je vais mettre l'écran de pause, et je vous rappelle que vous pouvez changer la couleur des cornes si vous voulez. c'est généralement la team rose qui gagne, elle est solide, je vous préviens si vous voulez tenter de la battre. bon courage ! jeeeee mets un timer et je fais ma pause. là, là ... allez, c'est bon ! à tout de suite ! il n'a pas le temps de souffler qu'il clique et clique avec une férocité étrange, avant de frénétiquement taper sur le clavier pour prévenir ses modo basés à nausikaa qu'il avait eu une urgence parce qu'un IDIOT avait PERMUTE avec lui AU MILIEU DU STREAM et qu'il se devait de le faire dégager TRANQUILLEMENT sans que l'idée de RECOMMENCER ne lui vienne à l'esprit. si vous vous demandez, oui, ça lui a fait du bien d'écrire tout ça.
quelques secondes passent, et winnie se relève enfin. les poings serrés, il repasse la porte pour confronter son frère. t'es SERIEUX ? inspiration, expiration. ça va winnie, c'était pas la fin du monde (un peu du sien quand même). je croyais qu'alvaro t'avait expliqué. quand tu reçois la notif, ça veut dire que je ne suis PAS DISPO pour au moins quelques heures. même si tu comprends pas l'intérêt, tu peux bien comprendre ça non ? il se rend compte de ses poings refermés sur eux-mêmes à cause des ongles qui lui rentraient dans la peau. il observe ses paumes un instant, puis soupire en relâchant ses muscles et levant les yeux au ciel. je dis pas ça que pour moi, tu sais ? y a des gens hors de nausikaa qui regardent. il se raccrochait aux faits pour s'éloigner de cette colère dont il ne voulait pas.

dimanche, 19:13

les bras croisés se retrouvent ballant sur le chemin pour aller fermer cette porte d'entrée à travers laquelle le vent se faufilait -rien ne devait sortir d'ici. il était temps de s'expliquer, de faire en sortes que ça n'arrivera plus jamais. alors qu'il est hors de son champ de vision, ethel apporte des détails, dit des choses, ne s'excuse pas.
winnie s'y attendait, mais le manque de ressentiment lui faisait quand même mal. même si l'on ne comprend pas quelque chose, ne peut-on pas respecter l'importance que ça a pour autrui ? visiblement, l'éclat n'avait pas suffit pour faire passer le mot.
quand winnie revient dans le salon, c'est pour lourdement se laisser tomber sur ce canapé, le souffle court et le ventre agité. le goût de bile dans sa gorge rendait le discours d'ethel amer.
oui, tu comprends pas, parce que tu veux pas comprendre, avait-il sur le bout de la langue, mais jamais il ne l'aurait dit. et moi non plus je te comprends pas. un instant tu t'inquiètes que je perde mon job et après tu fais une blague nulle qui ridiculise ma colère ? la sensibilité de winnie allait dans les deux sens : pour les autres et pour lui.
il laisse échapper un souffle qui témoignait de son mal de mer. va me chercher l'eau au concombre et citron stp, porte du frigo, deuxième bouteille. j'ai envie de gerber. il ferme les yeux, tente de calmer cette impression de tanguer ; attrape un coussin, le serre fort contre lui. ethel. winnie était quelqu'un qui parlait beaucoup. ça le calmait. tu connais la télé hein ? il ne sait plus winnie, hein. ok. tu connais who wants to be a millionnaire? on reste sur des choses simples. très bien. et tu vois regis philbin ? il n'attendait pas les réponses, enchaînait après quelques secondes de silence non suffisante pour laisser parler ethel. hé bah imagine que c'est en direct, que tu regardes sur ta télé, et que y a un gars qui soudainement prend la place de regis au plein milieu de la question. il continue de rythmer ses phrases par du vide. c'est ce que tu viens de faire. environ. winnie n'était pas prêt à lui expliquer le principe de vtuber.

dimanche, 19:17

le plafond était blanc, et finalement ça avait été une très bonne idée de le laisser comme ça ; vide, dénué de tous motifs qui auraient pu lui donner encore plus la gerbe en cet instant même. l'explication avait demandé trop d'efforts, il avait l'impression que son cerveau flottait dans l'espace intergalactique et avait laissé son corps sans co-pilote dans ce pauvre canapé, sur le petit caillou flottant qu'était la terre.
ça puait la merde, ouais. enfin, ça puait, merde. ou les deux. quelque chose comme ça. winnie était trop concentré à fermer les yeux et faire comme s'il était en train de rêver, histoire de se laisser deux minutes avant de continuer à éduquer son grand frère. deux minutes pour le maudire (avec toute l'affection du monde).
le frais lui congèle le cerveau, empêche tous les parasites de continuer à créer ce chaos qui le rendait malade. il lâche un soupir de soulagement. c'est vrai que ça allait sacrément mieux maintenant. le géant se relève doucement, tend la main vers l'eau au goût concombré (oui), déglutis en quelques gorgées à peine tout le contenu.
oh purée. alvaro avait expliqué le principe du modèle. quel ange.
il loue son frère silencieusement, en fermant les yeux pour ne pas laisser voir à ethel ce soulagement que de savoir qu'il n'avait pas à tout expliquer de A à Z. mmmh, on peut dire ça. le verre et la main qui l'accompagnent tombent sur ethel, et disent clairement stp un autre verre, tu peux bien faire ça au moins. les spectateur.ices t'ont pas vu, si c'est ça ton soucis. winnie s'installe comme il le faut dans le canapé, la tête en arrière pour mieux profiter de cette serviette encore un peu froide. mais "je" me suis arrêté de parler en pleine phrase, et "je" suis parti au plein milieu d'une activité, et "je" suis revenu en panique en disant que tout va bien et maintenant "je" suis en pause alors que j'ai à peine commencé il y a quelques minutes. ethel devait bien comprendre, non ? que des milliers de gens le regardent, et qu'il était une célébrité, et que parfois il suffise qu'il éternue pour qu'un article ne soit écrit à son sujet. encore, tout cela, il en était maintenant habitué. et t'as même pas dit que t'étais désolé. c'était ça qui le dérangeait vraiment.

dimanche, 19:20

les mots sont amers mais ils étaient mieux là-dehors qu'à l'intérieur. winnie en avait encore le goût sur les lèvres (ou alors était-ce le reste de la permutation ?), et alors il avait hâte de boire encore et encore, et peut-être avait-il soudainement envie d'être enfant de monsieur d -c'était le cœur un peu à la dérive, et il ne voulait pas que le niveau d'eau monte de leurs larmes non versées ; mieux valait le rouge du vin que le rouge d'une blessure.
mais winnie n'était que winnie, et il n'était qu'un frère -un de plus, un de moins, pensait-il souvent, dans le chaos des cris de celleux de sa cabine. lui aussi il faisait du bruit, mais au milieu des étincelles, mais dans la cacophonie, mais dans toutes ces saveurs, sûrement il n'était pas si important.
mais voilà : c'est quand ethel propose de partir que winnie réalise qu'ethel était venu d'abord. chez lui. à lui. et, probablement, ethel aurait pu aller ailleurs -ah ! il pourrait bien changer de pays, débarquer de l'autre côté de la terre, sans autre forme de procès, mais il était venu ici, et winnie voulait croire que ce n'était pas qu'un choix du hasard. et alors, il déglutit l'amer de ses lèvres. il entend les phrases, et devine les excuses qu'ethel ne dira jamais directement. il n'était pas comme ça, et winnie le savait.
ce n'était pas grave. winnie comprend la gêne soudaine, et il comprend l'affection, et il comprend l'inquiétude, et il comprend l'amour. c'est qu'il n'est pas trop loin, il n'y a pas besoin de creuser bien profond.
et, alors, il se relève, lave la colère avec les sons des mots d'ethel. le pas est au début incertain, a-attends, j'ai encore 5 minutes, mais il (s')avance.
les centimètres qui les séparent sont trompeurs, et leurs sagesses émotionnelles aussi. winnie s'en fiche. il vient, s'approche, prend son grand frère dans ses bras. ethel ... il soupire. oui, ça ira, ç'aurait pu être plus grave. il recommence à essayer de le rattraper, à trouver des excuses qu'ethel n'a jamais cherché. l'interruption, c'est passé, ok ? mais surtout, oui, surtout, c'est ... le respect, tu vois ? winnie n'était plus un enfant, et il voulait qu'on toque sur la porte avant d'entrer. t'es toujours le bienvenue ici. toujours. tu le sais hein ? mais --mais c'est aussi mon lieu de travail, et parfois je ne peux ne pas être disponible, et si je ne réponds pas aux sms c'est probablement parce que je suis occupé. il avait posé son menton sur le haut du crâne de son aîné. encore plus maintenant. les lauriers des ambassadeurs lui donnait parfois l'impression de ne plus être vraiment là. de creuser la distance. de ne plus avoir le temps de rien. je suis désolé si-- tu me déranges jamais. parfois ça dépend pas de moi. je crois que c'est ça, être adulte. d'avoir moins de temps. il s'éloigne juste un peu, pose ses lèvres sur le front de l'autre. ethel sentait le réconfort. si tu veux, je devrais avoir fini dans 3 heures. les sushi, ça reste bon même au frigo, non ? winnie était revenu d'ailleurs.

dimanche, 19:22

c'était plus facile de voir le changement quand il nous arrive, à nous, qu'aux autres. winnie avait grandit. c'était évidemment là la suite logique des choses, et il aurait fallu s'inquiéter de son inverse, mais c'était l'apanage des plus grands que de regarder l'insouciance, l'oisiveté de la jeunesse, s'éparpiller jusqu'à être parfois portée disparue. et alors, ce refus de la réalité des ainé.es, était-ce de l'envie ? de la pitié ? de la bienveillance ?
qu'importe, la réalité avait le même effet. et, bientôt, elle saurait le faire grandir encore plus. les drames d'aujourd'hui n'étaient pas ceux de demain.
alors, dans le calme de l'appartement, dans le cocon soudainement tissé, winnie se retrouve à sourire -la nausée ne l'en empêchera pas, et la timidité d'ethel non plus. l'enfant soleil avait compris la rareté de ce qu'on venait lui confier ; un aveu non pas de faiblesse, mais d'un amour tendre qu'ethel n'avait pas l'habitude de mettre à nu. un jour, peut-être, parleront-ils les cœurs grand ouverts.
mais pas aujourd'hui, non, pas maintenant non plus ; winnie rit et acquiesce, le salue au pas de sa porte, et retourne sur son siège, dans la pièce presque noire. il essuie un reste de bonheur au coin de son œil avant d'enfiler son casque.