les larmes ont tant coulé, toute la nuit et toute la journée, si lourdes qu'elle en reste encore perplexe. seuls vestiges de ces émotions débordantes, les traits légèrement tirés et les prunelles fatiguées.
maintenant, ça va mieux.
la chambre n'est pas trop blanche, pas trop vide : toujours, et parfois malgré elle, son monde se repeint d'exubérance. égarée sur la harley davidson qui orne la une de son magazine, elle ne remarque sinistra qu'à l'écho de son rire. le sursaut est digne d'une scène de film d'horreur, annihilé presque aussitôt par l'étincelle qui rallume sa rétine. tu m'as fait peur ! et l'accusation s'incarne dans un rire réjoui. elle n'a plus à feindre la distraction, à suffoquer le temps pour ne plus le voir passer. tu m'as manqué... bien sûr, comme prévu.
(tant et si bien, leïla s'est repliée, s'est abimée jusqu'à atterrir à nouveau dans ce lit si familier; pourtant, sous ces draps, la solitude lui pèse tant - créature de plusieurs tonnes perchée sur ses épaules exténuées).
cette fatigue donne au langage du corps la couleur de la retenue, mais tout de même, elle applaudit à demi-geste. tu l'as ramené ? merci... déjà, le printemps de retour sur les pomettes diaphanes. sinistra, son refuge dans la tempête - les couleurs des flacons, rangées par tonalités, instaurent en leïla le calme plat d'une fin d'hiver.
tu veux me raconter ? et je peux te faire les ongles, si tu veux... d'un regard, parcoure les dégradés de mauve, pointe du doigt le délicat pastel à la frontière des bleus.  s'il te plait ? c'est qu'elle veut tout lui partager, avide de ces moments toujours trop courts. et quand sinistra se sera assise à ses côtés, elle se nourrira de cette douce présence; comme la fleur se nourrit du soleil.

leïla est encore enfant, elle sourit sans gêne et rit sans artifices, ce qui fait d'elle le public rêvé. à l'affectueuse légèreté de sinistra, elle répond les étoiles dans les yeux. tu fais su-per peur !
encore, elle exprime cet amusement qui ne connait pas les filtres et n'aime pas la retenue. c'est qu'elle passe du rien au tout, leïla, puis du tout au rien - et jamais on ne lui a expliqué que ce n'était pas ordinaire, de subir à ce point ses émois. la voilà, la raison de sa passion pour la peur : dans ces films qu'elle découvre blottie contre la figure rassurante de la tendresse, parfois terrifiée, souvent hilare, elle expulse cette brutalité qui n'a pas sa place dans son quotidien. justement c'est encore mieux quand ils sont un peu nuls.
déjà, elle a oublié les violences imaginaires de la journée, celles qui dernièrement la secouent du réveil au coucher. elle la redécouvre, cette pièce, illuminée par la présence amicale. et parce que sinistra repeint son monde aux couleurs de l'espoir du bout des doigts, pétale par pétale, elle voudrait lui renvoyer quelques nuances de pastel. lilas. je savais que tu aimerais celui-là. dans sa voix, une pointe de fanfaronnade qui, quoique puérile, témoigne d'une vivacité retrouvée. cette vivacité se découvre dans les pigments des fleurs qui accrochent le regard. c'est joli, merci. mais je ne me rappelle pas qui les a ramenées. confession à demi-mot de celle qui s'est cloisonnée en elle-même afin de mieux ruminer. la vérité, c'est que le temps s'est tué de lui-même, alors même les loisirs se sont faits calvaires. pourtant, la lueur dans le regard est belle et bien réveillée à la mention de son incorrigible passion. sortie de sa poche, une minuscule boite à musique aux délicates ornures irisées de noir et violet. c'est pour toi. et ce n'est rien, pour elle, qu'une preuve de sa gratitude - si évidente qu'elle lui est apparue de rouages et d'acier.

le petit engin fait des mains de leïla respire l'amour ; exprime la réconfortante gratitude de celle dont les plaies du coeur sont pansées petit à petit, à coup d'attentions et d'éclats de rire. elle voulait l'offrir à sinistra afin de devancer les mots, trop souvent maladroits pour faire honneur à ce genre de déclaration. ainsi, face aux émois qui repeignent ce pâle visage de mille nuances, le coeur s'enveloppe d'une chaleur revigorante. je suis contente que ça te plaise. dans ses bras, elle savoure cette généreuse tendresse, de celles qui ne s'inventent pas, se décrivent mal, se ressentent et s'évaporent. c'est rien, pour tout ce que tu me donnes. ce sont de ces simples paroles qu'elle la remercie - elle n'en rajoutera pas, puisque son cadeau lui dit déjà tout. comme pour refléter l'intensité de l'émotion qu'elle observe chez son amie, elle retient son bras, presse sa joue rose contre son épaule.
mais qu'est-ce que tu racontes ? toi aussi, tu fais des jolies choses. les fleurs, pointées du doigt comme une évidence. dans les teintes vivaces des pétales revigorés d'un bref contact, la preuve d'un miracle qui force à l'admiration. et puis, c'est toi qui m'a inspirée. leïla se demande ce qu'elle ferait, si elle était capable de créer la vie -  elle dessinerait des champs d'innombrables couleurs à perte de vue, réinventerait peut-être les horizons aux visages des êtres aimés ; ou alors elle serait un peu trop déconnectée, un peu trop égoïste pour même y penser. qui sait ?

leurs entrevues sont pour leïla tant de parenthèses entre lesquelles le temps s'étire en un flottement libérateur ; dans sa chambre d'hôpital, elle patiente inlassablement dans la simple espérance de voir ce visage, d'entendre cette voix aux paroles salvatrices.
les pupilles étincelantes de curiosité, elle se redresse légèrement, tape doucement des mains. j'aurais trop aimé voir ça ! ça doit être trop cool, des plantes partout... avec une certaine envie, peut-être, puisqu'il faut dire qu'elle peine à garder contact avec ses adelphes. ce n'est pas le visage amer de la jalousie, mais un intérêt sincère, naïf, teinté d'admiration. je peux voir la cicatrice ?
j'adore écouter tes histoires, contées avec la douceur d'une berceuse. c'est que sinistra repeuple les couloirs blancs de sa présence, ravive les couleurs sous ses pas, entre deux éclats de voix, du bout des doigts. et c'est à la manière dont elle prend soin des fleurs fânées qu'elle s'occupe de leïla.
sur son poignet, la peau de sinistra est douce et tiède, moins froide qu'elle ne se le figurait - cette observation éveille une douce chaleur dans sa cage thoracique. avec le naturel d'une enfant, étrangère à l'embarras des rapports dont elle a l'habitude, elle saisit cette main rassurante dans la sienne, serre sa paume entre ses doigts.
je n'attends que ça !
et le sourire qu'elle lui adresse se contente de peu de mots, tant il rayonne d'une gratitude

à la vue de la balafre qui lézarde la peau diaphane de sinistra, leïla ouvre de grands yeux étonnés. elle est bon public alors cela lui semble déjà une curiosité digne de son admiration. dans l'intimité de ce partage, elle accompagne son amie avec gratitude : rit avec elle, sincèrement, croit même un instant pouvoir vivre dans l'instant présent.
quand le film se lance, c'est sans une pensée qu'elle saisit la main tendue à son égard - et voilà un vrai geste d'amour pour leïla qui n'a pourtant pas peur. elle serrera malgré tout cette paume tiède entre ses doigts, enfouira son front dans le creux de ce cou familier. je l'ai pas encore vu, celui-là. puisque ce n'est pas tant le contenu mais bien la compagnie qui la transporte, elle se réconforte sans effort.

à la mention du camp, le visage de leïla se renferme l'espace d'une brève seconde d'angoisse - ce n'est ni raisonné, ni raisonnable. elle ne craint pas le bungalow des enfants de perséphone, ne redoute pas non plus la potentielle morsure : c'est le retour même sur les lieux de son adolescence qui ne lui apparait que sous la forme de punition. quand j'irai mieux, oui. quand elle sortira pour de bon, ces moments partagés dans l'intimité de la clinique survivront-ils au passage du temps ?  elle espère que sinistra saura déceler son espoir, sa promesse : elle grandira, deviendra plus apte, plus robuste ; alors elle n'aura plus besoin de ce lit blanc et de cette chambre trop vide ; alors elle pourra lui rendre au centuple la tendresse dont elle l'a pansée. le jour où j'aurai un endroit à moi, un chez moi, alors je t'y emmènerai, aussi.