comme dans un rêve elle s'est rendue à cet endroit, l'oeil brillant et le coeur lourd de plusieurs tonnes. talonnée par la honte, elle voudrait s'enfoncer dans le désert (et si cela la condamne à une mort certaine, elle s'échouera sur une plage gelée, se laissera emporter dans le bleu de l'immensité). elle ne pense à rien ou presque, s'apitoie de n'être pas elle-même mais voudrait être quelqu'un d'autre, s'arracher à cette enveloppe factice et éphémère. dans cet océan, la promesse d'un salut, d'une dissolution presque complète. que penseraient ses proches, si elle s'y décomposait, emportée par la marée comme ces coquilles vides qui jonchent le sable puis d'un jour à l'autre s'évaporent ?
(si elle pouvait disparaitre, il faudrait qu'elle s'efface pour de vrai, que son nom cesse d'exister et de résonner, que son visage s'estompe des esprits, que plus jamais on ne parle d'elle, en bien ou en mal, comme la fin d'un roman qui s'interromperait là, au milieu d'une phrase - et quelque part, elle se rassure dans ce fantasme.)
et c'est toujours lorsqu'il lui semble qu'elle touche le fond que le sort s'impose d'une violence prodigieuse, se saisit d'elle pour lui asséner son inéluctabilité. elle oublie parfois qu'elle croit au destin, et toujours, pour la punir, il lui inflige sa leçon : sous la forme d'un ange à l'enveloppe hésitante et au regard désappointé.
pourtant, leïla, tu l'as cherché, sur cette falaise tu as l'as traînée, ta carcasse, dans l'espoir de remettre de l'ordre dans ta tête en chantier. seren ? les surnoms n'existent plus face à celui qui est devenu un étranger, le coeur se noie dans la distance insupportable de ces retrouvailles; si les corps n'ont pas été si proches depuis des années, ils demeurent en cet instant entravés du poids de ses manquements. c'est toi ? l'entourer de ses bras, l'assaillir de cet amour trop fort, trop pur - ni désiré ni retourné - cela rélève encore davantage de la fantaisie que l'idée de se laisser mourir sur une plage. alors, prodigieusement immobile, elle s'imprègne de cette apparition presque d'ordre divin. se laisse alourdir par l'incrédulité. toi aussi, tu es venu regarder la mer ? l'embarras la submerge, les joues s'ornent d'un rouge regrettable, les pupillent se brouillent des vestiges du chagrin. la voix tremblante, fantômatique, elle ne parvient qu'à prétendre à la normalité. dans les altitudes, la comédie humaine rejoue leurs rencontres coutumières, mais cette fois la scène adopte les codes de la tragicomédie.

ses cheveux étaient-ils colorés de ce même rose la dernière fois ? elle peine à retrouver des bribes de cette leïla qui a heurté l'être aimé. et sous le poids de ce regard qui ravive les blessures, elle ne se reconnait plus.
mais elle la reconnait, cette tresse, cette tentative de souvenir exécutée par des mains maladroites. la douce chaleur de l'émotion invoque le dégel de ses muscles et de ses veines, le sang reprend sa marche effrénée vers le myocarde. seren, c'est bien toi.
les larmes, qui jusque-là se contentaient de brouiller la vue, réagissent presque aussitôt qu'elles sont remarquées - comme si jusque-là, elles n'attendaient que d'être vues pour couler. elles repeignent son visage, et si ce n'est pas glorieux, il y a une forme de dignité dans ce portrait écorché vif. elle se risque à faire un pas, puis un autre; cherche la lumière au bout du tunnel. cette bribe de bonheur, matérialisée en une petite tresse de rien du tout, franchement pas très bien faite.
ce visage lui a été familier si longtemps et pourtant elle ne sait plus le lire - alors elle n'a aucune idée des tumultes qui pourraient gronder entre ses tempes. elle s'imagine une étendue océanique à la surface si lisse qu'elle reflèterait la lune à l'identique, ce calme qu'elle aurait troublé d'un ricochet. en a-t-il même envie ? peut-être devrait-elle s'en aller, tant qu'elle le peut encore.
cet endroit me fait penser à toi. les paroles sont d'une intensité crue qui remue les entrailles, aggrave les égratinures. elle voudrait qu'il sache combien il lui a manqué. qu'il ressente combien elle s'en est voulue.
devant lui, elle se fige, se tait, dans un prodigieux effort de retenir les sanglots à l'intérieur du corps. invoque toute sa douceur, refoule la violence de cet émoi qui pourrait l'effrayer - à la pensée de l'étreinte étouffante de son amour qui l'a déjà échymosé, elle conjure la force tranquille de l'océan. tremblantes sont les jambes qu'elle rabat contre son torse en s'asseyant à ses côtés. hésitants, sont les doigts qui n'osent pas effleurer le feu de la chevelure. je peux la refaire, si tu veux. elle n'a pas le droit de le toucher, pas sans son accord. alors elle attend, proche mais pas trop, mal-à-l'aise dans cette pudeur qui ne lui est pas coutûmière.

elle voudrait pouvoir le regarder en face, simplement elle n'ose pas. elle aurait trop peur de voir l'expression de son hostilité, ou pire, l'indifférence - alors elle se donne toute entière à l'esquisse de sa tendresse, cette tresse qu'elle défait pour la première fois depuis des années (et surtout, qu'elle espère pouvoir refaire des dizaines, des centaines de fois peut-être.) et puis, quand bien même elle oserait, à travers les larmes, le visage de seren n'est plus qu'un vague assemblage d'aquarelles - dissolu dans l'amertume du temps écoulé. mais alors, que reste-t-il de la préciosité incontestable de leur proximité passée ? qu'en est-il de ces bijoux éphémères ? toujours, le rappel de ses manquements triomphe, et le chagrin est voué à perdurer quand le bonheur s'estompe.
et pourtant, il lui avoue avoir tenté de la reproduire, "plein de fois", de ses gestes malhabiles.

tant de choses, qu'elle ne saurait lui dire. dans sa tête, des nuits, des jours, des années durant lesquelles ont dansé les mots en vain, adressés à elle-même mais jamais à lui. je suis désolée, seren, ai-je même encore le droit de t'appeler ?  et la vérité blesse, de son absurde simplicité : j'ai pensé à te le dire plein de fois, aussi, si tu savais, mais je n'ai jamais osé, et pour ça aussi je suis désolée, les mains ont retrouvé leur assurance au contact familier de cette chevelure, alors leurs tremblement se sont transmis directement aux inflexions de sa voix. j'aimerais que tu saches que ça n'est arrivé qu'une fois, et ensuite plus jamais, je te promets, ça ne me ressemble pas, ou plutôt ça ne me ressemble plus - comme pour l'intimer a se taire, ce sont les sursauts d'un sanglot qui l'interrompent. le désarroi vient toujours à point nommé. réduite au silence impitoyable, leïla s'évertue lui faire don de sa plus splendide création. plus belle encore que le plus travaillé des mécanismes, cette coiffure serait, par sa candeur enfantine, son chef d'œuvre, peut-être même le pilier de sa rédemption. comme par esprit de contradiction à ce tempo qui n'en finit plus, qui l'assaille et l'aveugle, chaque doigt passé entre les mèches ardentes prononce un pardon insonore.

les mains occupées à faire et défaire les mèches rousses qu'elle a cent fois caressées du bout des doigts, leïla retrouve son souffle. petit à petit, le myocarde cesse de se démener dans la cage thoracique et ne restent que les larmes qui s'accrochent aux cils. en cet instant, ce sont les belles choses qui lui reviennent, les bribes de souvenirs aux couleurs chaudes et réconfortantes. portées par le rythme régulier des vagues, les cicatrices les plus superficielles s'évaporent en nuées de sable.

puis les reproches de seren, auxquels il fallait s'attendre, brouillent inexorablement ce précieux décor. leïla sait qu'elle le mérite, qu'elle ne récolte que ce qu'elle a semé. c'est vrai. je ne te mentirai plus, plus jamais, lui indique-t-elle par cette vulnérabilité. je n'allais pas très bien, en fait je n'étais pas vraiment moi-même. ça ne justifie rien, alors je te le dis maintenant, c'est de ma faute et je suis désolée. c'est avec une gratitude toute sincère qu'elle accueille les accusations ; qu'elle ouvre à seren un coeur meurtri et lui dévoile les plaies qu'il y dessine de ses mots. tu en as le droit. et peut-être qu'il est trop tard, ou que tu ne vas pas me pardonner, et je comprendrais, j'ai merdé, je le sais.

sans une hésitation, elle lui renvoie le reflet de ses regrets, acquiesce à tous ses torts : oui, c'est dommage, aveu qu'elle souffle avec difficulé, les poumons étrangement vides. je regrette aussi, mais je n'osais pas revenir, je me disais que tu devais me détester. cette pensée, elle la verbalise la peur au ventre, l'estomac noué à la vue de ce visage qui se froisse, se dissimule péniblement. ce désarroi si triste à voir s'est-il peint par sa faute ? elle rêve de l'apaiser, de lui apporter des promesses qui panseraient ses blessures. mais elle ne peut lui proposer qu'une réponse à la simplicité cruelle, presque stupide : il n'y a pas de raison, pas vraiment. je l'ai fait sans le savoir, ce que je veux dire c'est que je ne pensais pas aux conséquences. j'ai été bête... j'aime penser que j'ai changé. à court de mots, la voix se meurt. elle n'attend pas de lui qu'il la contredise : leïla connait ses fautes. elle pourrait surrenchérir, insister, lui assurer je suis sous traitement, maintenant, alors tout va mieux, mais un tout va mieux, ce n'est pas un tout va bien, alors elle attend la sentence que seul seren peut donner.
entre ses doigts, elle sublime d'un élastique rose et bleu l'unique tresse qu'elle achève à peine.

leïla avait oublié. elle avait oublié la proximité qui les unissait sans qu'ils n'aient besoin de s'embarrasser de mots futiles ; le regard parfois dur de seren, son jugement par moments impitoyable ; mais toujours juste, ouvert à elle avec la simplicité d'un enfant, implacable dans sa transparence. elle s'en veut d'avoir bafoué cette confiance qu'il lui accorde cette fois avec méfiance, et c'est consciente des séquelles qu'elle l'encouragera à se livrer à nouveau. ici même, au bord de la mer, elle reconstruira leur domaine pierre par pierre - ils s'y sont bien retrouvés dans années plus tard, mus par la présence ténue de l'autre, perdue dans la distance mais jamais oubliée.

je me suis détestée aussi, elle ponctue sa phrase d'un bien pâle sourire qu'elle ne se sent pas autorisée à étirer davantage aux déclarations douce-amères, et je t'aime aussi, encore, très fort. alors pourquoi ne lui avait-elle pas parlé ? plus âgée, mais pas plus sage, elle avait voulu le préserver de ses manquements, ne pas lui donner à voir le spectacle de son ennui, l'épargner de sa démesure. j'aurais du, c'est vrai, puisque je n'étais pas capable de me gérer seule, constat qu'elle ravale avec honte. peut-elle compter les dommages collatéraux ?

sur le visage de leïla, les mains délicates s'affairent à nettoyer le chagrin. il la regarde enfin, pour de vrai, et son coeur lutte contre la déchirure. c'est qu'elle voudrait à son tour essuyer ses larmes, mais elle est seule à pleurer ! n'est-elle donc pas inévitablement la plus faible des deux ? ça va mieux, et bien que la voix soit tremblante ce n'est pas un mensonge, simplement il y a des hauts et des bas, mais plus rien de ce que tu as vu de moi, ça je te le promets, et je suis bien entourée, bien traitée. alors ça va, ça va mieux.
cette fois, elle se le permet, ce sourire hésitant, dissolu par l'expression de son émoi. à son tour de s'avancer, de l'effleurer à nouveau du bout des doigts. sur ses joues à lui, elle ose poser ses paumes à son tour, et c'est tiède, réconfortant, familier. et toi ? est-ce que ça va ? est-ce que ça va mieux ? si elle redoute la réponse, elle l'acceptera néanmoins sans un soupçon. et si ça ne va pas mieux, me laisseras-tu être là pour toi, rester à tes côtés cette fois sans me détourner ? le chemin de la rédemption, elle le fera à genoux s'il le faut, indifférente aux écorchures - et peut-être même saura-t-elle se faire sainte.

leïla n'a pas peur de la proximité. elle s'ouvre à seren comme s'ils ne s'étaient jamais quittés et c'est peut-être là une erreur. elle ne craint pas le masque qu'il lui expose et son apparent manque d'expressivité : elle le connait, du moins, croit le connaitre des années passées à étudier ce même visage à la grâce habillée de mystère.
puisqu'il l'autorise, qu'il l'invite même à partager un petit morceau de son existence, leïla n'a plus peur d'affronter son regard qui en a trop vu. ce pardon sèche progressivement ses larmes déjà taries par l'excès dont elles ont fait preuve. alors tu verras.
elle se souvient avoir cultivé l'espoir de se dissoudre dans l'immensité océanique, rêvant qu'il ne resterait d'elle qu'une trace éphémère dans le sable. ce chagrin qui était alors viscéral et impossible lui semble maintenant léger, déjà envolé derrière l'horizon, réduit à n'être plus qu'une abstraction.

elle comprend sans que seren n'ait besoin de le verbaliser qu'il est dur de tout rattraper, de tout expliquer, tout de suite, avec simplicité. elle n'est pas impatiente : cela viendra. oui. leïla ne veut pas promettre, elle préfère d'abord croire. elle se détache des joues tièdes de seren pour lui prendre les mains avec précaution. je serai là, en tout cas, même quand ça n'ira pas. en attendant...
ils venaient tous deux voir la mer. au bord de cette falaise, baignés dans cette lumière diffuse qu'on devine au-travers des nuages, les pieds au-dessus des vagues démesurées ondulant au gré des marées. on reste un peu là ?