il pleuvait en cuisine un éclat de zénith, pâlissant à vue d’heure, qui frappait au carreau des camaïeux rosanges : milieu d’après-midi le soleil trempait toute la pièce et sa lumière, taillée par la fenêtre, dessinait au linoleum un rectangle pratiquement parfait. via la lucarne - entrouverte - en plus d’un air de beau ciel il passait celui de la ville : comme un léger murmure, typique des vues sur rue. quand même l’endroit demeurait calme, et même on n’entendait à peine la rumeur du dehors car il émanait d’un coin des mélodies vieillottes, le simili-fond musical diffusé par une petite baffle.

au cœur du cadre - comme s’il en était un à la feuille d’or, un joli donc - Lazare fait office de vie, contraste la nature-morte. il se tient debout mal penché dessus le plan de travail, s’affaire en prenant son temps, occupé très paisible. autour de lui c’est un désordre gentil - ton décor dérangé - ça et là quelques ustensiles et des sachets entamés - de sucre vanille, de fleur d’oranger - surtout ça et là des parfums de l’enfance ;
il prépare, tu comprends, le goûter soi-disant ;
en cela fait semblant d’ignorer l’aria.

aujourd’hui mercredi
quatre jours qu’il y est : ici, chez toi - comme si tout allait bien - comme si tu n’étais pas un amour quasi-strangulé, laissé presque pour mort, et dont les mains coupables se baladent jamais condamnées
(il avait beau s’être lavé les siennes avant de faire à manger
Lazare ici chez toi se les ressentait sales, toujours) ;

il se les rinçait à nouveau, d’ailleurs, lorsqu’il te voit enfin
ah, te revoilà. se ponctue d’un sourire - souhaite la rebienvenue - ici, chez toi, non pas ta résurrection : seulement ton éveil après la sieste au salon. plus tôt devant les séries tu semblais frôler le sommeil, et lui s’est éclipsé au cas où tu rêverais ;
il coupe l’eau, sèche ses doigts. te dévisage en biais, t’as dormi un peu ? ça va j’ai pas mis le son trop fort..? la chanson qui t’accueille parle d’un pays de merveilles, et puisque tu t’y trouves Lazare l’amplifie vite fait - d’une poignée décibel, pas plus - se remet au comptoir pour ranger vaguement. je me suis permis de fouiller dans tes placards - enfin c’est pas comme s’il y avait grand chose à dévaliser de toute façon - sous-entend tu m’inquiètes, ravalé nonchalant, t’aimes encore le pain perdu, j’espère. tu sais comme il est lâche.
comme un lâche alors il te sourit charmant, t’ajoute les détails, futiles - à la manière des cerises sur vos douceurs de menteurs - j’allais faire des œufs pochés à côté... je t’attendais. au passé mais c’est faux. quatre jours qu’il t’attend ;

rejoue les ingénus au lieu d'abattre le motus, c’est bien tu vas pouvoir m’aider - mais viens d’abord, viens l’aider à broder ! donne-lui ta main d’innocente qu’il la prenne au creux de la sienne - l’indigne, aucunement meurtrière mais à se taire c’est tout comme - comme un lâche aux mains sales, toujours, Lazare s’empare des deux tiennes pour t’entraîner avec, vous place au centre des lieux, tu danses, Rani ? tu n’as pas tellement le choix. la chanson qui t’accueille parle d’un pays de merveilles, et le cadre est joli, terriblement intact ; ainsi c’est une valse hypocrite et tranquille qu’on s’offre ici chez toi, maintenant.

alors il t’accorde, tout - consent à te céder tant que c’est insouciant - le moindre de ses fragments, tu peux prendre il t’en prie : du moment qu’ils sont en surface, des morceaux d’apparence ; sers-toi donc des allures ! tape-à-l’œil et pour toi : le bazar, la musique, le très joli mirage dont il est le metteur en scène, pour toi rien que pour toi la beauté mythomane.
elle est triste à crever et il en a conscience.
quand même il te l’octroie, elle et son sourire, elle et son regard, elle et son insolence gentille quand tu lui demandes un peu, juste un peu de vrais dires ; combien de temps déjà ? les illusions - celle de toi qui sommeilles sans aucun cauchemar, là-bas au salon, elle a duré presqu’une heure mais il te ment plutôt, mh, je dirais pas assez ? à peu près. ce n’est pas important.

plus important c’est toi, ici et maintenant : toi qui l’enlaces et constates comme il contrefait bien, comme il te nourrit faux, immobile au comptoir en plagiaire affligeant - mange, Rani, dévore-lui ses fables - sans faire la fine bouche alors qu’au fond tu devrais. quatre jours à tes côtés, première fois sincèrement - léger terne une seconde lorsqu’il t’avoue tout bas - un mec dans ta cuisine qui bricole avec ce qu’il reste, c’est le strict minimum. une seconde ; et c’est tout.

après ça vous valsez - comme si toujours la joie, comme si jamais le deuil - ton deuil, tu le crois toi ? tandis qu’il est cavalier Lazare en revient vaguement, te sent les degrés vivants et s’invente les récents et froids : tes doigts, il y a quelques semaines de ça, glacials il suppose et ton teint blanc livide, aux lèvres bleu cadavre ; s’arrête vite d’inventer car sinon il vacille.
il t’étreint à la place puisque le tempo l’ordonne, ses bras te cernant la taille façon des serpents conquis. viens, Rani, où le mal est banni : au creux de Lazare c’est promis l’on n’arrachera pas tes souffles ; aussi longtemps que tu souhaites, d’ailleurs il te le répète, je rentre quand je veux, si je le veux même - tique à la mention de son frère, à demi mais il lève entièrement l’œil au ciel - tu dis vrai ! c’est le souci - quant à ceux de famille ils ne comptent qu'en coulisses, persistent au second-plan - évidemment que Bellamy lui reprochera le non-dit, enfin, ça irait aussi loin, tu penses ? je sais que je le rends dingue parfois - mais jusqu’à le pousser au fratricide carrément, moi je pense pas… tu vois : des cachoteries l’on ne meurt pas, et puis toi tu vas devoir retourner au boulot, pareil - bientôt - alors j’en profite, normal. ponctué d’un silence, assorti ; synthétique.

il s’y prélasse un moment. sans cesser d’osciller. entretemps la chanson suivante vous susurre des rythmes traînants, lassés - si c’est un slow qui s’esquisse c’en est un sépulcral - allons, dansons lents et macabres vu qu’il faut être franc. il te fixe, un instant, le dernier mensonge à l'esprit - tu vas reprendre ton poste, pour de bon seulement lui t’en parle comme on fait le bluff - mais tu dis vrai, pas vrai Rani ? et c’est un souci là encore, le contrarie discret ;

à part si c’était une feinte ? pour me faire rappliquer, dis-lui oui, va ! un oui préfabriqué, factice comme tu sais faire, c’était ça, Rani ? rien qu’une feinte...
Lazare en tout cas se façonne une risette - celle-ci bâclée scintille mal - mais tu le sais pourtant ! pas besoin de prétexte ;
tu m’appelles et je viens, c’est aussi simple que ça.
et sur ce il se tait ; il t'attend
ça ne change pas.

c’est si peu ravissant, soudain, au son comme à l’image - vous joueriez dans un film qu’il serait une aberration : un changement de séquence sans un revirement, ni de situation ni de scénographie, c’est absurde - intérieur jour, encore ! et toujours en cuisine : la même échelle de plan et les acteurs identiques seulement, l’ambiance la belle esthétique elles ont fondu, n’y sont plus. ici solarisé ; la pellicule en brûle.
où est ton texte, Rani ? relis-le donc un peu
car il semble à Lazare que tu l’as mal appris
tu n’es pas censée, tu sais, t’arrêter de sourire de danser - de mentir - tu n’étais pas censée surtout briser le quatrième mur, le dernier des remparts.

quand même, tu fais - dans cet ordre précis - perdre l’air apaisé, retrouver l’impassible, s’égarer la cadence et même se stopper les pas. tu le fais se froisser dans un silence tiède, puis très froid aussitôt, la chaleur en chute libre dès lors où vos mains le sont et que vos contours s’éloignent. au fond quasi-magnétique la façon dont les corps s’écartent - comme deux aimants jumeaux - à peine délié du tien le sien recule carrément, s’adosse au comptoir.
et tu parles et tu parles, après avoir tout fait tu lui parles inlassablement, et Lazare d’où il est te fixe sans en placer une, te laisse lui parler libre, toute seule quelque part puisque tu l’assumes tant, puisque tu sais ce qu’il pense ;
tu crois ? vraiment ? qu’il pense cela de toi  - fragile Rani, infichue à rien, son ainée mais qu’importe, sa gamine favorite - tu le crois pour de bon ? et tu parles et tu parles et tu le pries de parler - pire - tu lui dis crache comme s’il te devait l’aveu, l’accord plus-que-parfait : comme s’il se devait te dire : oui, Rani ! bravo t’as tout compris ! avant les applaudissements ;

mais tu te trompes, tellement
tellement qu’il se redresse, d’un coup - presqu’à la diable - plus que te cracher les songes il te les dégorge écœuré : ce que je pense Rani c’est qu’il y a des semaines de ça, tout juste des mois, tu crevais dans un coin - sur le terrain comme tu dis - et j’en ai rien à foutre que t’aies crevé pendant le taff ou sur ton temps libre, je m’en tape : tu es morte, ici, sur la putain des îles, le paradis des dieux par les dieux pour les dieux sauf qu’ils ont fait quoi les dieux dis-moi ? ils sont où là les dieux ? dans ton salon peut-être ? ou dehors là tout de suite en train de traquer ton tueur - ils remuent ciel et terre là les dieux ? moi je les ai vu nulle part en quatre jours que je suis là et toi, tu voudrais que j’aime ça ? que je te dise oh oui Rani j’adore cette manière que t’as d’aller ramper à leurs pieds, de nouveau comme une grande, malgré qu’à leurs pieds se faire étrangler ça arrive mais vas-y ! retournes-y, écoute ! et retiens que j’adore. à vomir c’est sorti.

une fois qu’il t’a parlé il parait léger vacillant
et revient s’accoter contre le plan de travail.
il ne te parle plus, te regarde et c’est tout ;
même la musique se tait.

et tu ramasses des mots qui ont traîné dans la terre - sinon le fond des viscères - des mots crasseux tout couverts d’une poussière sincèrement poisseuse, tant qu’elle est une insulte : une fois lancée à la face, dégouline dégoûtante ;
qu’il aille se faire voir ! - ta version moins jolie - lui fait détourner la tête comme s’il les sentait une gifle, ta réplique et ton rire, leur jaunâtre assorti ; et sourire, aussi ! presqu’un ricanement qui lui franchit ses lèvres, comme chaque fois qu’on lui offre un bouquet de vulgaires - ses sales fleurs préférées - l’air de dire oh merci, c’est gentil fallait pas, ah laisse-moi, laisse-moi réfléchir à l’endroit où je vais les mettre, dans un vase forcément mais à quel coin de mon cœur, ah… ta bouche déborde diablement, de quoi tremper les furias, et tu le frappes au plexus comme pour lui indiquer la place, toute trouvée des colères : ici, là ! sous ses côtes elles iront ! les passiflores de ta part ici, là, juste à côté des soucis composés à ton nom ;

Rani, Rani, Rani, il ne te toise plus - t’écoute très malgré lui - tu ne vas pas pleurer, pas vrai ? les dahlias ont de l’eau, déjà, bien assez il lui semble ;
si tu le sais que tu es morte, pourquoi t’en retournes-tu ? à ta scène de crime comme on revient sur ses pas, façon des éventreurs qui s’admirent leur œuvre. comment veux-tu, Rani, qu’il comprenne cela ? il pourrait sûrement - le refuse à tout prix - s’interdit avec ça les regards envers toi car, s’il te dévisage, il perdra c’est certain. ne t’exauce pas ton vœux ;
te rétorque plutôt, tu serais mieux à New York. sans te dire avec moi mais il le pense tellement : avec moi et les autres, tous ces gens du bas monde, également les monstres - ils sont affreux j’ai conscience sauf que, a contrario des Divins, ils ont la décence d’être franc quant à leurs desseins atroces - quand même très malgré lui Lazare t’écoute et toujours, toujours t’écouter triste lui tord follement ses entrailles ; t’observe à la dérobée
et c’est trop tard.

tu gagnes.
avec tes yeux pleins de pluie tu triomphes même, inévitablement, liquéfie ses fureurs sur-le-champ et arrête, tu le connais, me regarde pas comme ça, soufflé sans rancune, rien qu’affligé en fait mais retournes-y je t’ai dit - si c’est le bon choix d’après toi - d’après lui tu cours à ta perte ;

il voudrait te redire, viens, Rani, où le mal est banni,
reviens dans mes bras où les sanglots sont parias -
n’en parlons plus d’accord ? ni de ça ni du reste, surtout pas de la fin - de ta fin - parlons de toi pourquoi pas mais alors de toi pour de faux, de toi qui tires un trait sur ton projet dangereux, qui passe à autre chose oui mais loin d’ici dans ce cas ;

il voudrait te le dire, tu sais, qu’il te comprend quelque part
mais il te devine les larmes et n’a pas envie de mentir ... arrête.
ta victoire aggravée dès lors qu’il cille devant toi, fixe un vide entre vous, évidemment que je comprends, Rani, qu’est-ce que tu crois ? qu’il pourrait faire semblant de te saisir là maintenant ? tu croirais comme il faut. retournes-y. vraiment. pour de vrai, ne pleure pas.

il ne se sent pas moins esseulé à savoir qu’il n’est pas l’unique, qu’on récrie pluriel - pourrait être un millier à trouver tes choix aberrants que ça ne changerait rien - il peine à vous compter jusqu’à deux, désormais, vous ressent un presqu’et demi comme si ta première vie, envolée, t’avait moitié-rendue là. et tu l’approches, rives tes yeux en ses yeux - cela devrait te suffire à savoir qu’en-dedans les siens, le désamour est absent - ton front pressé au plexus pèse un poids de fantôme. ses bras le long de son corps il fait rester ses mains sages, quand bien même elles voudraient saisir, les tiennes ou tes épaules ou qu’importe la prise tant qu’elle en est une solide, tant qu’il peut t’arracher à cet auparavant très glauque, tout ton sort antérieur, et t’offrir à la place des allants flambants-neufs ;

tu n’en veux pas ? vraiment pas ? de la nouveauté, de l’ailleurs, des échappées belles et quelconques. tu veux qu’on t’adore et t’adule, tu veux l’amour-pire-que-propre ;
est-ce qu’ils en sont capables, ici, même ? de t’aimer, te désirer, te respecter, de faire tout ça comme il faut… il lui semble que non, qu’ici le sacré dénature. il ne te dit pas qu’il est plus simple de plaire aux gens de la terre, seulement il parait à Lazare qu’au moins ces gens sont humains, fondamentalement faits de chair et de sang et qu’ainsi, leur cœur lorsqu’il bat le fait toujours authentique. lui, par exemple, t’aime avec son cœur d’homme. alors c’est sans mensonge aucun qu’il te dit droit dans l’âme, bien sûr que non je t’aime pas moins, la mine vaguement froissée comme si l’idée sonnait folle - je t’aime un peu moins paisible, un peu moins serein mais surtout pas moins qu’avant - dis pas des bêtises comme ça. même y penser est proscrit. et c’est plus fort que lui, il t’étreint finalement - à la cime de ton esprit son menton se repose, te le couve - ... tu ne te vois pas comme je te vois, moi. c’est pour ça l’incompréhension. ceux pour qui tu veux re-bosser ils ne te méritent pas, je trouve - j’ai le droit de le dire ? que c’est du gâchis d’essayer de briller pour eux. c’est ce que je pense. tandis que tu n’en es pas un, de gâchis vraiment pas - précieuse a contrario - je leur en voudrai, Rani, s’ils ne font pas comme il faut. si l’on t’aime à mourir, encore. il n’y a que ça qu’il déteste.

ça lui parait pourtant simple mais il ne le dit pas, se contente d’écouter sans plus penser à voix haute ; ne sois pas désolée, Rani, pour l’antan goût de pluie. il pourrait y en avoir d’autres même qu’il ne t’en voudrait pas, qu’il te l’épongerait encore ton chagrin de jeune femme, comme ton spleen de jeune fille - c’est comme ça, comme ça que tu t’y prends depuis le temps il te sait - tu t’ignores et te doutes, te remets en question, sans arrêt sans raison : tu crains d’écœurer les gens, de te voir immangeable dans la bouche d’un tiers ;
seulement, Rani, tu n’as pas à nourrir quiconque.
c’est aussi simple que ça.

et je dis pas qu’ils sont tous mauvais. ces miliciens voraces - tant mieux, tu sais, si tu ravis leurs palais - c’est juste, c’est tout ça, tout ce qu’il y a tout autour, la totalité de cette île surplombée des Cieux, c’est tout ce qu’ici représente, à ces yeux lui parait un élevage célicole, une cage pleine de morceaux divins prêt à jeter en pâture - un foyer couvé des parents sauf qu’aucun parent ne fait ça, assister la mort des enfants comme au saignement des agneaux - le pire étant que les corps sont ensuite pleurés en héros. je cautionnerai jamais. trouve tout ça à vomir.

tandis que toi parmi tout ça tu ne le révulses pas, du tout, puisqu’il t’y voit clairement ; comment ? tu me demandes. comme si tu ne savais pas. redressé il t’admire sans délier l’étreinte, te contemple une seconde, deux, trois, je te vois comme…

comme tu es. tu ne vois pas ? ... Rani, ton nom comme un bandeau, porté par défaut - par toi, par autrui, par tous ceux que tu croises par instinct de survie - ton nom comme une énigme, Rani, celle à côté de qui certains choisissent de passer - ces idiots - ils sauraient ce qu’ils ratent ils s’en mordraient tous les doigts. c’est que tu te montres si prudente, te dévoiles si rarement, ils ont pas dû bien te voir quand tu fais gaffe à tout le monde, pour ne pas dire au monde entier, quand les choses injustes t’agacent fort, les toutes petites les très grandes - peu importe, elles t’agacent toujours fort - quand tu te lâches et que tu t’en fous… tu devrais t’en foutre plus souvent, d’ailleurs, peut-être qu’ainsi les idiots te verraient de loin, comme un point dans la nuit, le phare d’Alexandrie sinon la belle Polaris ;
en tout cas, d’ici là, tu me fais marrer Rani, et tu m’impressionnes aussi - même si parfois tu m’inquiètes - ou plutôt je m’inquiète pour toi, peut-être pour rien…

il te voit, en cela ne voit pas ce qu’il faut en redire, ce qu’il faudrait changer - chez toi, rien vraiment - Rani, ton nom comme une croix sur la carte au trésor, à laquelle il revient sans cesse ; irremplaçable, Rani, tu comprends il t’a tellement vu qu’au final, Lazare te voit mais surtout, je me vois pas sans toi.
si tu veux tout savoir : ton nom comme un lieu-dit, une citadelle
imprenable au creux du cœur de Lazare. tu te vois maintenant ?
il espère un peu mieux.

tu t’évades de ses bras et il ne peut plus rien, ni te dire ni te faire - plus rien pour toi simplement - c’est qu’il a pensé fort à te jouer les échos, réitérer encore : tu es morte, Rani, et dès lors à quoi bon ? les combats contre toi, l’auto-détestation alors que tu t’es vaincue, déjà ; déjà tu reposes quelque part sur cette île. quand bien même tu n’es pas ta propre meurtrière, il ne pouvait rien t’arriver de pire qu’expirer pour de vrai ; et donc, t’acharner pourquoi faire ? ton reflet au miroir, ta deuxième existence, ne mérite-t-elle pas d’être un peu révérée ? souvent les gens prêchent qu’on se doit s’adorer, se vénérer soi-même à la façon d’un temple ; si tu ne peux pas te voir, t’envisager ton corps, ton cœur et ton âme comme s’ils étaient sanctuaire, imagine-toi nécropole, peut-être, comme un bel ossuaire ; à l’identique en ces lieux il faut s’aimer doucement.

au lieu de ça, ça ne va pas, tu dis, plus gravement qu’avant même puisque tu parles de toi comme si c’était insolvable, impossible à résoudre ta vision déformée ; et lui se tait, t’observe toujours d’où il est sans trop savoir quoi répondre car il est au courant, Lazare, qu’il serait inutile d’ajouter aimons-nous, toi et moi, et sinon aimez-vous avec ce type invoqué, le parfait Benedict ; forcément qu’il se tait parce que tu l’as dit toi même : tu ne peux pas te voir, toi, conjuguée dans une phrase où l’amour est présent. quand tu dis ça ne va pas, on dirait que tu dis ça ne me va pas, le verbe aimer, sur moi ça ne fait pas joli. et puis, qu’est-ce qui ne va pas ? tant qu’on y est, dis-moi - tu vois je m’approche, me replace devant toi, te saisis aux épaules, gentil, pour t’obliger le tour - volte-face, te revoilà les yeux dans les yeux de ton double, toi-même dedans la glace. allez, dis-moi, montre-lui si tu veux à même l’image réfléchie, qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? parce que moi je ne vois pas - mais peut-être que je vois mal, que je suis bigleux ; alors dis-moi. dis-toi, c'est le jeu des milles différences entre la Rani qu'il aime et Rani qui s'exècre.

il s’attendait à tout sauf à ça - à tout sauf à toi qui te soustrais aux reflets - en leur tournant le dos quelque part tu les délaisses une seconde, son duplicata et lui, tandis que le tien arraché à la glace tu le chiffonnes sous ses yeux, comme on fait les affiches, ces avis de recherche qu’on aimerait mieux en cendres : tu te froisses, si fort qu’à l’instant Lazare se croit très en tort, terrible sa faute pour qu’elle te fâche aussi net ; il s’attendait peut-être à ce que tu le gifles si ce n’est à ce que tu le chasses ; surtout pas à te voir lui jeter ton image. c’est un peu ça, ce que tu fais. tu saisis son visage, le lui frôles du tien mais c’est t’y désister au fond, ce que tu fais, c’est l’embrasser mais aussi lui filer tous tes maux, sans un mot, à sa bouche comme au feu tu t’affranchis des tares. voilà.

tu t’éloignes, et lui ne bronche pas. tout juste s’il bat des cils tant il réalise mal - ce que tu as fait - tu l’as fait, pour de bon ? lui reste en douceur-fantôme à même ses lèvres closes ; ce n’est que lorsqu’il te voit l’adresser à nouveau qu’il conscientise, alors ; il y portait les tiennes encore tout récemment.

et là ? le moment fatidique des départs à la diable, tu dis ; pourtant il ne va nulle part, Lazare, immobile à sa place il se demande seulement, qu’est-ce que ça me fait ? ce qui ne va pas chez toi - j’ai goûté - je ne sais pas. je crois que ça me trouble de savoir à présent quelle saveur peuvent avoir les imagine-nous, d’autant plus maintenant que je sais à quoi ils ressemblent, les imagine-toi vraiment morte. je crois que je t’en veux, vaguement, ou sinon à nous deux que j’en veux mais vite fait - parce qu’on s’était juré jamais de la vie les baisers, avec une sorte de candeur, tu sais, comme les enfants s’écœurent à la vue d’amoureux - quand même, il ne tire pas la langue, pas la moindre grimace esquissée à ses traits ; il t’admire et c’est tout toi qui es désolée. à deux reprises, désolée. c’est rien, c’est - entièrement faux puisque ça ne l’est pas, rien - il se ravise, rectifie aussitôt c’est rien de grave, Rani, tout le monde se donne des bécots, même les colombes elles s’en offrent, pleure pas pour ça je t’assure, malgré tout toi tu pleures, toujours, et toujours tu lui crains des bourgeons venimeux, comme s’il était capable d’en fleurir à ton nom, des fielleux mais non… s’il te plaît Rani pleure pas, et puis retire tes excuses - tes excuses qui résonnent si navrées pour l’horreur, cette aversion de soi balancée à sa face façon des restes à son chien, qu’il se taise - tu voulais ? qu’il la ferme - autrement reprend tes excuses, avec ça tous tes maux - il te les rend, tiens, les mains cernant ton portrait tandis qu’il approche le sien. garde tes mea culpa, va, pleure pas. il s’aveugle et t’embrasse. voilà. et là, tu ne pleures plus ?

c’est qu’il n’existe plus d’autres mots, il lui semble, ni d’autres gestes que celui-là pour te contredire encore ; te redire tu vois, Rani, tu ne me dégoûtes pas ; la preuve : je te reporte à la bouche comme on reprend des choses simples, inoffensives, à tes lèvres ni muguet ni datura je sens bien. il t’embrasse, et n’en meurt pas du tout. ne se doute pas un instant qu’au fond il vous bâcle la scène ; peut-être l’amitié avec.
à la suite, les yeux se rouvrent comme au lever du rideau seulement, vous n’êtes pas au théâtre, ici, vous n’êtes pas des acteurs ; et ce baiser - séquence triste, prise deux - n’a rien d’un baiser de film. personne n’applaudit, nulle part il était une fin. aucune lumière rallumée puisqu’on n’en a pas éteint. uniquement un silence, trouble, illisible au possible qui laisse tout le monde sur sa faim ; et pourquoi, déjà ?

il manque de rétorquer pour toi.
comme on fait les bleuets en bordure des sentiers : on cueille, on tend, et tu prends si tu veux mais tu peux aussi les jeter, pour ce que ça change - c’était pour toi, pour te montrer - regarde comme c’est joli, comme ça n’est pas un drame ;
pour toi mais il ravale et se fait plutôt taire. à pourquoi
Lazare réalise que pour toi ne va pas. en fait, pour toi,
c’est la pire des réponses.

alors, pour rien. ton visage au creux de ses mains il te le surplombe impavide, sans grand chose dans les yeux lorsqu’il ajoute pourquoi pas ? ça sonne imperméable - comme s’il avait le cœur insensible à tes larmes - il s’en rend compte, brode à la suite, enfin pour rien. je t’ai dit - c’est rien de grave - et donc, t’as vu, c’est tellement rien de grave que je t’ai rendu la pareille. et quand même, il remarque ton air mortifié - le sien se fane - soudain très blême, il te relâche. j’ai pas fait ça par pitié, non, par aisance peut-être, par principe indolent qui ne voit pas le mal - dans un acte d’amoureux, certes, mais Lazare considère qu’on le sanctifie trop - avant d’être sacral c’en est un très lambda, tu pleurais, j’aurai pu t’offrir un mouchoir mais j’ai fait ça ; je sais pas. point.

à la ligne, il devrait y avoir des excuses ;
elles sont en travers de sa gorge.

il t’admire ton manège en voyeur inutile
au milieu des cuisines où vous jureriez presque.

c’était ici le décor de l’aprème insouciante, dorénavant viciée, et ses lumières mordorées projecteurs jusque là vous trempaient à présent d’un halo de juriste, une espèce de cerne héliaste empirant vos allures. coupables. ici vous faisiez juste tache. Lazare le sentait tellement qu’il n’osait dès lors plus un geste, ni la moindre réplique, à peine les souffles tandis qu’il t’observait bouger : tu remuais l’atmosphère comme pour vous la rectifier - l’alléger rien qu’un peu - seulement tu brassais des airs alourdis d’un plomb fluide, une mélasse insoluble qui ne se dilue pas.
il voudrait révoquer, annuler l’à l’instant. il saurait remonter le temps qu’il le ferait sois-en sûre, rembobinerait maintenant d’environ dix minutes : presserait play à vos valses, pré-changement de disque ;
mais c’est vain il sait bien. tu le dis justement : façon d’une vipère idiote qui se dévore elle-même, vous auriez évité la faute qu’elle aurait lieu demain, le jour suivant, dans deux semaines ou trois mois peu importe la date. tu l’aimes, et il t’aime en retour. seulement vous aimiez vos travers pire encore que l’autre - toi tes luttes intestines, lui ses excès viscéraux - faudrait-il peut-être vous éventrer tous les maux, mais l’idée d’un grand vide en-dessous fait trop peur. imagine-toi, Rani, que l’on couve un trou noir. à choisir Lazare ne veut pas vérifier.

quand même, il t’aime
et la vision de toi qui vient lui tendre son verre file une décharge à son cœur - sans pourtant lui soulever - il s’empare du mélange, ne boit pas puisqu’il voit qu’à ton visage : c’est mauvais. il voudrait en sourire, n’arrive à se dessiner qu’une risette toute bancale. c’était super mal formulé.
sa réponse à pourquoi, un peu comme ton cocktail, il l’a bâclée à tel point qu’il la soupçonne imbuvable. et tu l’as portée à tes lèvres malgré le goût d’indécent ? mais c’est pas ce que je veux, moi, Rani. avec toi je veux pas faire les choses à l’arrache, sans réfléchir - pour nada, ou pour déconner vite fait parce que c’est marrant trente secondes - je peux pas. nous aussi nébuleux. t’arrives à visualiser, toi ? je sais pas - tu nous vois être ok ? avec, avec des baisers qui sonnent creux, des nuits qui signifient que dalle - j’ai dit pour rien mais c’est faux - si je t’ai embrassé c’est que connement j’ai pensé que ça prouverait tout, tu vois, que t’es belle, et aimable, et baisable, tous ces trucs dont tu doutes alors que ça semble évident. à moi ça me semble évident. réformée d’une seule traite, sa réponse à pourquoi s’effiloche sur sa fin ; il s’arrête. se demande si c’est immonde, toujours, et sinon tolérable. surtout il répète je t’aime, incorrigé car très vrai, ça promis ça ne change pas. ponctué d’une pression de sa bouche à son front ; après qu’il s’empare doucement de ton verre - donne, va - replacé au comptoir, il te le rendra plus potable.

Lazare aimerait, parfois - sans même réaliser que cela revenait à prier, que c’était là de la piété lazariste - mais donc il aimerait parfois ne plus tendre au divin, ne plus l’être à moitié ; pourquoi pas rien qu’un homme. en général, il songeait à l’idée dans les rues de New York, dedans sa foule, car il enviait celle-ci et sa misère humaine, ses malheurs terre-à-terre ; il songeait que, s’il y avait toujours sa place, s’il n’y avait pas un peu de sacré dans son sang, ça ne l’affligerait pas tant d’être un saint vicié, voire l’inverse ; Lazare, damné, s’aimerait même mieux.

et peut-être ne t’aimerait-il pas mieux, toi - peut-être t’aimerait-il pire - seulement, s’il n’était rien qu’un homme ce ne serait pas blasphème, jamais, que d’adorer Rani n’importe où, n’importe quand, n’importe comment avec ça ; t’aimerait-il odieusement que ce serait préférable car il te rendrait folle et tu le rendrais fou, comme le font les amants ; et pas comme maintenant. sans ichor dans vos veines vous ne seriez pas ici, au cœur de ta cuisine sur une île scandaleuse, à causer de ton meurtre et puis d’amour à la suite ; en fait, sans ichor dans vos veines vous auriez vos défauts, toujours, mais au moins ces défauts ne causeraient aucune perte. tu n’aimerais pas, toi, parfois ? qu’on se crie l’un sur l’autre, qu’on se pleure sous les yeux, qu’on s’embrasse et se brise au fond qu’on fasse comme maintenant ; mais sans Dieux.
sans eux, ce serait simple.
pas sacrilège : juste mal.

ah, oublie.

oublie, va - lui s’y essaye - s’attelle à refaire vos verres une fois le sien vite goûté, en trois gorgées immenses. c’était infâme, amer horrible. il a pris quelques fruits pour enchérir le sucre, des agrumes et des baies découpés en silence, également du Chouchen. il cherchait le miel quand tu l’enlaces doucement.
est-ce vraiment très utile, Rani ? de vous rappeler amoureux - à lui souvenir les soirs où vous moquiez vous ensemble, vous lui faites de la peine - enfin, c’est pas grave. on n’est pas obligé d’en reparler encore, quoi qu’il arrive moi je t’aime ;
quand même, pour aujourd’hui on peut s’arrêter d’en parler.
je pense. des amours et des meurtres, on parlera plus tard ;

le couteau dans sa main manque de riper sur le bois, soudain, lorsque tu délies tes bras et ta langue à la fois - dès lors où tu confies, je ne t’ai pas dit, Lazare - tu lui dis pour de vrai ? tu lui dis quelque chose de tellement aberrant, si calmement qu’il cille. une seconde il suppose qu’il entend de travers, laisse tomber un silence dont tout l’air est poisseux.

il se sent nauséeux. tu sais, ce n’est pas de ta faute mais qui ?
la prise de conscience d’une violence, ressentie haut-le-cœur.
tu sais qui c’est dans le sens, où tu sais qui ça pourrait être - dans ce sens-là ? si tu ne dis pas que tu mens, dis-moi que c’est dans ce sens-là parce que si tu me sors un nom, je -
il ne sait pas.

déjà que te revoir lui file un vertige monstrueux,
alors savoir ton sicaire - si tu le dis sincèrement
oh je sais pas - quasi-furieux il hésite ;
dis-lui d’abord, qui t’a fait ça ?

il a manqué de partir dans tous les sens du terme - en vrille si ce n’était en claquant toutes les portes - peut-être pas tout court mais il y a pensé, très fort, rien qu’une demi-seconde : à partir pour de bon seulement pour de faux, pour te faire un peu peur et passer aux aveux ;
et puis non.
au lieu de ça Lazare se contente de stagner, immobile où il est, le regard apathique. il est forcé tu comprends de se le rendre absent, d’y tomber comme un voile impossible à percer - tu verrais au travers que tu le trouverais laid, terriblement odieux, avec ses furies soulevées au prénom de personne et son envie sinistre d’étrangler l’étrangleur - mieux vallait qu’il t’admire derrière un filtre éteint.

c’est grave, Rani, ce que tu forces à faire ; quelque part c’est le rendre un complice de ton crime. il se sent obligé de garder le silence, en motus intenable, de se feindre ignorant alors qu’il savait presque : à qui les mains, tuant tes souffles ? tu ne dis pas, tu lui dis à la place de se taire et te croire, d’accorder sa confiance - à toi, il peut, toujours - à l’inconnu total, aussi ; à votre histoire sordide que tu comptes bien régler ... mais c’est pas qu’une histoire, Rani- c’est un meurtre. un meurtre. ton meurtre-

c’est trop. trop grand, trop lourd, trop sombre - trop tout ce silence-là - il en sourit nerveux, quasiment névrosé, se désarme soudain ; le couteau reposé tinte contre le comptoir. je vais fumer. dehors - ici c’est trop irrespirable - expiré à la hâte tandis qu’il se rassemble, prend sa veste et du feu, je vais fumer, et quand je remonterai tu me diras qui c’était ? la personne qui t’a fait ça, sinon- si tu couves ce nom comme ton propre salut, ta guérison promise sauf qu’il est une tumeur, il croit, si tu me le dis pas mais alors là, il faudra plus jamais que tu m’en parles de cette histoire je te jure - même si tu la gères à la perfection même si tout est bien qui finit bien - je veux pas le savoir. si je sais même pas qui c’était je ne veux plus, rien, savoir.
tu le veux ignorant - en partie - mais l’idée l’atteint tant qu’il la rejette entière ; sur ce qu’il sort d’ici, pour de vrai, pour un temps. il reviendra plus tard, dans un quart d’heure et quelques. sûrement qu’on n’en parlera plus voire plus jamais, peut-être ; ou peut-être quelques lustres, qui sait ? pas lui ; c’est le souci.