Tu ne saurais dire si cette surprise est de bon augure ou non. Tu es toutefois ravie qu’elle reprenne contact avec toi, peu importe les raisons. Si tu es bien évidemment curieuse de les connaître, elles n’ont pas été le vecteur principal de ta venue ici ; dans ce petit café si familier.

Ponctuelle, tu l’es, toujours. Elle ne l’est jamais alors tu as profité de l’occasion pour commander un café au lait et une part de fraisier, comme il y a… dix ans déjà. Tant de choses ont changé, à commencer par toi. Tu commences à te demander si elle te fera le même effet qu’auparavant ; si tes sentiments pour elle ont vraiment disparu. As-tu vraiment cessé de la désirer ?

Une question qui trouvera sa réponse lorsqu’elle daigne enfin faire son arrivée. Tu la salues avec cette même politesse froide qu’elle démontre, non sans y ajouter un petit sourire mutin :

─ Bonjour ma chère.

Tu ne sais si tu peux la provoquer aussi facilement, mais tu n’auras de cesse que de lui faire perdre patience. Curieuse de savoir si tu en es capable… si les choses ont vraiment changé après toutes ces années.

L’une d’entre elles est qu’elle n’apprécie plus être en présence de toi. Tandis que de ton côté, tu chéris toujours la sienne. Tu es heureuse de la revoir… même si Dionne cultive son contraire. Très vite elle met les pieds dans le plat ; parlant de la grâce d’Hazel qui t’a permis de t’immiscer chez l’élite, avant de t’élever à une vitesse vertigineuse.

Il ne faut pas longtemps avant qu’elle sous-entende que cette ascension a causé son lot de dommages collatéraux. Il est légitime de demander qui en a souffert, qui en a été victime.

Tu la regardes, perplexe. Son œillade, furieuse, contraste avec le stoïcisme de la tienne. Un calme si effarant qu’il en devient effrayant. Un premier constat :

─ Tu sais… j’étais si impressionnée par toi à l’époque. Tu as toujours été une inspiration pour moi… et je te serai toujours reconnaissante de ce que tu as fait pour moi.

Mais ?

─ Mais ton cruel manque de foi envers moi me brise le cœur, ma chérie.

Les premières provocations débutent. Le temps où tu la craignais est révolu. Tu constates cependant que malgré les années, tu la trouves toujours aussi belle… et si tu le pouvais, tu la ferais tienne. C’est une tâche ardue, proche de l’impossible. Mais c’est toujours un challenge amusant.

─ Tu me détestes à ce point ? J’irais même jusqu’à penser que tu as peur de moi. J’en serais très déçue si c’est le cas. Je n’ai jamais cessé de penser à toi, tu sais ? Si j’avais su qu’en créant tous ces remous tu serais venue à moi… j’aurais fait bien pire.

Tu ne fais d’ailleurs que commencer. Elle n’a encore rien vu. Tu bois une gorgée de ton breuvage, détournant la conversation sur elle :

─ Dis-moi plutôt, comment tu vas ? Dis-moi ce que tu deviens. Rattrapons un peu le temps perdu, plutôt que de le perdre à me demander comment j’en suis arrivée là.
 

Stoïque, elle tente de le rester. Dionne est d’ailleurs particulièrement douée pour maquiller ses émotions de sérénité. Elle grime l’avalanche qu’elle souhaite abattre sur toi en une douce neige qui te recouvre pour mieux te piéger. Le contrôle de ses émotions dans les moments opportuns.

Tu avoues sans le renier que tu as beaucoup appris d’elle, la différence étant que tu as développé tes dons pour les mauvaises raisons ; pour servir tes intérêts. Dionne le sait ; bien évidemment qu’elle le sait, tu n’attends rien d’autre d’elle.

Si un regard pouvait tuer, l’ambassadrice aurait repeint le café de ton carmin. Face à cela tu n’as de réponses qu’un air espiègle. Loin de la sous-estimer, face à ses armes, tu montres les tiennes. Dix ans d’expérience, d’expérimentations ; parfaire tes vices et t’en servir contre elle, tu ne peux rêver meilleur moment que celui que tu vis à cet instant, te délectant de chaque seconde que tu passes en sa présence, peu importe si elle exècre la tienne.

Un amour à sens unique comme il l’a toujours été. Tu ne te vexes pas quand elle avoue qu’elle te craint, mais tu sens ce petit pincement au cœur ; par ses dires elle confirme qu’elle ne t’appartiendra jamais… du moins elle s’en persuade.

─ Tu as raison de me craindre. L’inverse ne te rendrait pas courageuse ou téméraire… mais stupide. C’est un tantinet vexant toutefois, si tu ne vois en moi qu’un réceptacle d’effroi. Je pense que je vaux mieux que ça.

Tu ne la penses pas manichéenne au point de voir en toi que cela… mais elle l’évoque sans argument contraire alors tu rentres dans son jeu. Un sourire lorsqu’elle déclare aller bien.

─ Tu m’en vois ravie. Tu es aussi délicieuse que dans mes souvenirs. Tu me regardes différemment qu’autrefois… mais c’est de ma faute, pas de la tienne.

Et tu ne lui en veux évidemment pas pour cela. Dionne ne s’arrête pas en si bon chemin pour autant ; cherchant à connaître l’étendue de tes vices et ses responsabilités envers cette terreur qu’elle craint peut-être d’avoir créées. Tu la rassures sur un point :

─ Allons, allons ; tu n’es responsable que des leçons que tu m’as données, pas de l’interprétation que j’en ai faite. Je ne sais pas si tu penses avoir donné naissance à ce que tu vois en face de toi… mais je te trouverai bien présomptueuse de le prétendre. Un ricanement mesquin, puis tu reprends : je pense également que t’imaginer le pire venant de moi est une erreur.

Tu te penches un peu en avant, cherchant son regard, tentant d’apaiser son courroux :

─ Je suis flattée que tu me craignes… mais j’avoue que ça me vexe tout autant. Et ça m’interpelle par-dessus tout. J’aimerais être confortable dans la tendresse, si tu étais capable de m’en offrir plutôt que me diaboliser.

Tu as peut-être tort.
Peut-être qu’elle ne voit pas en toi que l’horreur.
Mais c’est elle qui a utilisé ce mot, pas toi.
Si elle ne voit que cela chez toi, la conversation ne risque pas de s’éterniser.
 

Comment pourrais-tu ôter la sincérité de ta bouche, quand bien même elle l’ordonne ? Tu n’en as pas l’intention. Au fond, tu ne vois pas tant Dionne comme une personne que l’objet d’un désir longtemps inavouable ; jusqu’à le matérialiser dix ans auparavant.

Maintenant tu sais que tu la désires autant que le premier jour, souhaitant qu’elle t’appartienne comme on possède une poupée. Tu veux jouer avec elle, sans une once de pitié. Car c’est ainsi que tu aimes, Malice. Une obsession perfide ; mêlée à l’algie des coups que tu aimes donner afin d’exprimer les sentiments que tu as pour autrui. Abuser d’elle et la posséder, jusqu’à ce qu’elle perde tout ce qu’elle a, tout ce qu’elle est. Jusqu’à ce qu’elle n’existe plus que pour toi.

Toutes les secondes chances qu’elle pourrait te donner, tu ne sembles pas encline à vouloir t’en saisir, comme si tu avais compris que c’était peine perdue. Pourtant, dans des paroles désespérées, tu penses pouvoir la persuader que le mal en toi lui laissera une place pour exister.

─ Non. C’est un mot qui te convient bien ; s’il te donne un arrière-goût désagréable, c’est bien dommage. Chez moi il est sincère. Et je n’ai pas l’intention de te mentir. J’ai essayé et ça ne m’a pas réussi. Alors j’abandonne.

Et maintenant quoi ? Qu’est-ce que tu peux bien vouloir d’elle en sachant que tu n’obtiendras pas ce que tu veux ? Tu en as presque oublié que c’est elle qui est venue te chercher ; elle qui souhaite savoir quels sont tes projets maintenant que tu t’es hissé au sommet.

Elle a raison sur un point. Paradoxalement, malgré tout l’amour sournois que tu lui voues ; admettre qu’elle te craigne et que tu t’en vexes est un mensonge. Tu aimerais que ce soit vrai, mais c’est faux. Tu n’as pas de place dans ta vie pour le jugement des autres, ou cette haine qu’ils peuvent ressentir à ton égard. Tu t’accroches à l’espoir futile que Dionne puisse faire la part des choses ; mais elle semble perdre la moindre objectivité lorsque tu es concernée.

La faute à qui on se le demande.

─ Tu as raison. J’ai menti. Je me contrefiche de tout le mal que tu penses de moi, je n’incarne pas la pureté et heureusement d’ailleurs. Ai-je vraiment besoin de te rappeler que tu es venue vers moi ? Pourquoi j’attendrais la moindre chose de toi alors que tu m’as abandonnée dès que tu as vu les prémices de ce que je devenais ?

Tu ne cesseras de lui en vouloir pour cela. Tu n’irais pas jusqu’à prétexter qu’avec son aide, les choses auraient été différentes. Tu comprends que tes sentiments l’ont étouffé et qu’elle a cherché à les fuir dès qu’elle a compris qu’elle n’en ressortirait pas indemne. Mais si elle avait choisi une autre voix, peut-être qu’elle aurait pu apaiser ce mal qui te ronge. Personne ne le saura.

─ Si tu tiens tant que ça à m’ériger en symbole du mal, pourquoi ne viendrais-tu pas juger sur pièce plutôt que t’accrocher à tes préjugés ? Viens donc nous rejoindre et tire tes propres conclusions.

Qu’elle réalise que tout ce qu’il y a de mauvais en toi, peut étonnement aider l’île à avancer dans la bonne direction. Les méthodes sont pernicieuses… mais le résultat en vaut peut-être la chandelle. Qui sait.
 

Paroles et œillades ne sauraient mentir ; quel en serait l’intérêt avec elle ? Dionne a ses faiblesses, mais elle voit clair dans ton jeu ; et ce depuis que les prémices de ce que tu devenais se sont manifestées. Plutôt que d’affronter la tempête, elle a préféré la fuir.

Ce qu’un marin saint d’esprit ferait en toute circonstance. Tu peux lui reprocher tant que tu veux sa sagesse, mais il est inutile de nier que s’éloigner de toi aura été bénéfique pour elle. Pour autant ta rancune ne cessera d’exister. C’est un feu qui n’a jamais su s’éteindre et même elle n’a pas le pouvoir de le faire.

Dionne a cessé de ressentir la moindre pitié pour toi, si toutefois elle en avait déjà eu. Elle a cessé de t’aimer, sans doute de peur d’assumer tes sentiments pour elle. Tu yeux la dévorent et la désirent tandis que les siens te redoutent et te rejettent. Ce que tu veux d’elle…

— Il me peine de l’admettre, mais tu ne pourras jamais me donner ce que je veux de toi. Depuis le début, tu n’en as jamais été capable, et j’imagine que tu le sais aussi bien que moi. Un long soupir, tes coudes viennent se poser sur la table pendant que ton dos quitte le dossier de ta chaise. Ton menton se glisse sur tes phalanges et tu reprends, la voix expirant les souffrances d’un cœur meurtri par les regrets : et même s’il y avait un moyen de réparer ce qui a été brisé… cela ne nous mènerait à rien.

L’aveu te ronge, mais il a ce mérite d’exister. C’est une vérité qui t’arrache la gorge, mais que tu as le courage de mentionner. Plus elle est loin de toi et mieux elle se porte ; quand bien même cette vérité est douloureuse, elle n’en reste pas moins vraie.

Même en voulant te donner une chance de lui prouver que tu n’es pas que ce qu’elle craint ; elle rejette la proposition ; te donnant l’impression d’avoir été giflée d’un revers de main. La marque restera longtemps sur ta joue, à n’en pas douter.

— Quel dommage. Pour une femme aussi intelligente que toi… je trouve que tu manques cruellement d’ouverture d’esprit.

Un ricanement moqueur qui a tout du sarcasme, mais qui te reste lui aussi en travers de la gorge.

— Bon. Cette conversation va très vite tourner en rond et nous avons chacune mieux à faire. Tu n’approuveras jamais mes méthodes, quand bien même elles mèneraient à améliorer la vie de nos semblables sur l’île.

Tu termines ta boisson, puis reprends :

— Lucide, lucide… tu me fais bien rire. De tous les habitants de l’île, tu as sans doute l’avis le plus biaisé sur moi. Mais je t’en prie, continue de te mentir à toi-même. Pendant que tu perds ton temps à me diaboliser, je vais utiliser le mien à bon escient.

Tu te lèves, le visage fermé, la colère imprimée sur tes traits que tu réprimes au mieux.

— J’aime cette île. J’aime ses habitants. Nos semblables, mes adelphes. Et toi aussi même si la réciproque n’est pas de mise. Et c’est concernée par votre bien-être à tous que j’utiliserais les pouvoirs qu’on me confère pour faire le bien. Parce que parfois il faut quelqu’un prêt à se salir les mains.

Car si Dionne ne se fait pas d’illusions sur ce que tu es.
Toi, oui.
Convaincue que tout ce que tu fais, tu le fais pour le bien d’autrui.