Don espérait que son bureau n’était pas un de ces lieux de mauvais augure que, dans la candeur de la jeunesse, on priait toujours pour éviter. Elle aurait voulu que les enfants s’y sentent comme à la maison : l’air sentait le café refroidi et il y avait sur son bureau une orchidée –splendide, aux fleurs roses comme des mantes religieuses– qui ne flétrissait jamais. Les papiers s’y empilaient perpétuellement avec désordre, surtout le vendredi, mais elle s’y retrouvait toujours. On y était bercé par la lumière douce du soleil qui filtrait par les carreaux tâchés de pluie, et par la voix grave de Don qui emplissait tout l’espace. Autrefois, elle gardait des bonbons dans le premier tiroir, mais il n’y avait plus que des post-it et des crayons depuis qu’un petit groupe d’audacieux était venu se servir hors des horaires de bureau.
Elle s’occupait des petites choses auxquelles son demi-frère ne pouvait –voulait– s’intéresser, ainsi, elle signait les papiers, elle séchait les pleurs et séparait les bagarres, recevait et consignait sagement les plaintes (celles des jeunes et de leurs encadrants) ; enfin, tous les petits problèmes de la vie quotidienne, qu’elle naviguait avec flegme sans jamais s’en lasser. Son dernier visiteur de l’après-midi l’avait quittée mais elle savait que le défilement ne cessait jamais vraiment ; c’était comme ça, avec les enfants. Son prénom résonne, et elle reconnait la voix dont l’insolence accidentelle avait si souvent fait trembler les murs de son bureau ; avant même de lever les yeux vers lui, elle savait qui elle trouvera là, dans l’encadrement de la porte.
Pascal.

Il avait les cheveux jaunes –verts ?– mais elle lui avait connu bien d’autres teintes ; et le voilà aussi débraillé qu’à son habitude. C’était une farce qu’ils connaissaient par coeur, tous les deux, si bien qu’elle ne s’était pas demandé ce qu’il faisait là, alors qu’était déjà passé le temps des au-revoirs un peu émus et de l’indépendance. Assise sur son fauteuil recouvert d’un plaid tricoté, elle le regarde se débattre là, au milieu de son bureau, dans des explications tragiques et comiques à la fois.
Assied-toi, mon garçon, je ne comprends rien.
Elle se lève tranquillement pour se servir un café –la cafetière est vide, alors elle prend le temps d’en préparer– et sort deux tasses en attendant qu’il coule. Elle connaissait Pascal, bon garçon un peu exaspérant, depuis huit ans déjà ; et pensait avoir entendu tous les drames quotidiens de sa vie d’adolescent.
Allons, explique-moi cette histoire de malédiction. D’où peut bien te venir cette idée ?
Elle pose sur le bureau, devant lui, une tasse de café chaud –elle espère qu’il ne renversera pas tout sur le parquet.

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Elle avait vu Pascal grandir dans cette chaise qui faisait face à son bureau, et pourtant, le voilà aujourd’hui aussi petit qu’au premier jour. Agité, emportant dans son élan l’ordre des choses qui échouait à ses pieds à grand bruit, il venait toujours accompagné de son fouillis un peu confus, en pagaille, pour le poser sur son bureau. À son départ du camp, elle lui avait souhaité de trouver la paix dans l’âge adulte, mais cet âge ne lui semblait pas encore venu.
Donc, Pascal –reprend-moi si j’ai tort, tu es allé au temple d’Athéna, elle appuie sur le nom divin pour souligner l’affront commis, non sans l’ombre d’un sourire, tu lui as fait une offrande, un acte sacré, elle insiste à nouveau, et, alors qu’elle a eu la bonté de te répondre, tu lui as fait une blague ?
Elle soupire, avec une gravité théâtrale qui n’intimidait que les enfants, et pince de ses doigts ornés de bagues l’arête de son nez. Ironiquement, ses phalanges crie le mot god en lettres capitales, au visage de Pascal.
Je ne doute pas des bonnes intentions que tu verserais dans ta lettre d’excuse, Pascal, mais tu sais aussi bien que moi que mon daron, qui n’avait jamais pris la peine de recevoir ses propres requêtes, ne s’occupera pas de ton cas.
Elle prend une gorgée de café, et rappelle à Pascal l’existence de sa propre tasse par un geste bienveillant.
Et quelle est donc cette malédiction qui s’est abattue sur toi ?
Don n’avait pas encore souligné, dans l’air, l’absence des rires qui ponctuaient si souvent ses échanges avec lui. Elle s’était promis, autrefois, de toujours prendre avec sérieux les troubles des jeunes sang-mêlé-e-s qui viendraient frapper à sa porte ; il y avait cependant en Pascal la force des habitudes qui lui permettait une certaine désinvolture.
Si je puis me permettre, mon garçon, raconte-moi donc cette blague que tu tenais tant à dire à Athéna. Moi aussi, j'ai envie de rire !

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Il était sorti de l’âge des méfaits sans conséquences, aussi pures soient ses intentions il était venu le temps des responsabilités cruelles que la jeunesse ne pouvait qu’assumer. Don trouvait, certes, bien grand le prix à payer pour une blague enfantine ; mais elle savait aussi leurs parents immatures, parfois, incapables de courber les épaules même face à leur progéniture. Pascal payait peut-être pour des crimes bien plus anciens que ceux qu’il avait commis en toute candeur, bon enfant de la victoire, et Don le voyait, malgré elle, toujours innocent.
J’en suis certaine, Pascal. Crois-moi, si je pouvais faire quelque chose pour toi, je le ferais.
Elle secoue la tête pour accentuer son dépit : elle aurait voulu pouvoir, par sa piété envers son père, lever toutes les malédictions ; mais il ne restait rien de tout cela, plus de lien avec le père divin et encore moins de piété, et son amertume n’était que le reflet du mépris du patriarche pour son vieil enfant. Don ne lui demanderait rien : ni pour elle, ni pour Pascal.
Même à mon âge, on ne peut avoir d’autorité sur les dieux. Il faudra purger ta peine.
Elle réalise enfin l’absence de ses rires, qui par le passé avaient ponctué les silences les plus austères : une fois le vide remarqué, il lui semblait évident ; elle peinait déjà à se souvenir de l’écho de ses grands éclats plus enfantins que puérils. Don le reprend malgré tout, trop habituée à souligner les petites impertinences qu’elle ne pouvait laisser passer.
Tu ne devrais pas utiliser des qualificatifs pareils pour parler de nos parents—enfin, j’allais te dire que tu risquais d’en payer les conséquences, un jour, mais ce jour est venu. Elle marque une pause puis, le coeur attendri, continue. Je suis sincèrement désolée de ce qui t’arrive.
Elle savait son sort immuable alors elle refusait de s’apitoyer, pour ne pas alourdir ses peines de sa compassion : c’était tragique sans l’être, triste sans l’être, et elle n’imaginait pas Pascal avec la rigueur du marbre, incapable de rires cristallins qui désamorçaient avec aisance toutes ses maladresses. C’est avec un sourire mutin qu’elle l’encourage.
Tu peux me la dire, Pascal, ainsi j’aurai au moins entendu toute l’histoire !

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Ça lui serre un peu le coeur de se voir si grande dans ses yeux : ce n’était pas le respect poli envers une femme dont on admire les actions ; Pascal, si jeune adulte, la voyait porter son monde alors qu’elle n’était rien. Ne la voyait-il pas telle qu’elle se voyait, éreintée et molle, écrasée par le poids du ciel qui s’effondrait sur ses épaules fatiguées ?
Je pense que le plus raisonnable, pour l’instant, est d’accepter la situation dans laquelle tu te trouves. Je me renseignerai, je verrai s’il est possible de faire quelque chose.
Don ne pouvait lui dire que c’était sans espoir, car il était là, larmoyant et misérable, dans ce bureau où elle l’avait tant réprimandé, où elle avait désinfecté ses genoux écorchés en râlant ; elle savait bien qu’il était, en vérité, un bon garçon.
Elle fait mine d’écouter très sérieusement la blague qu’il va lui dire, les coudes posés sur le bureau et les sourcils légèrement froncés—prête à écouter le crime qui lui avait valu une telle peine. Docile, elle tend sa main pour serrer celle de Pascal qui se dérobe soudain, laissant sa paume en suspens : d’abord, elle ne sait comment réagir. Ses lèvres s’étirent alors en un sourire qu’elle tente de réprimer, en figure d’autorité austère elle ne voulait pas perdre sa contenance—elle éclate finalement d’un rire grave qui emplit la pièce d’une joie certaine, dégouline, éclabousse tout, comme un rayon de soleil.
Et c’est pour ça, que tu es maudit ? elle arrête de rire une seconde, mais ses épaules sont toujours secouées par l’éclat. Pascal ! Don secoue la tête, son amusement s’échoue dans un soupir joyeux. Ah, je n’en attendais pas moins de toi.

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Elle n’avait jamais vraiment eu cette légèreté spontanée qui se nourrit de grands rires, et cette fois là, pourtant, délaissant le marbre de son visage au profit d’une chair chaude et pleine de vie, elle avait cédé à un très bref éclat. Don s’était ressaisie face à l’air fermé de Pascal et, en réponse à son accusation, avait abandonné par aveu de culpabilité son petit sourire placide.
Tu as raison, ce n’est pas drôle.
Malgré les tendres promesses prononcées dans son bureau, qui se voulait un lieu où les tracas du quotidien venaient échouer, elle ne savait comment l’aider—cela passerait sans guérir, avec une résignation silencieuse que Don ne pouvait déjà lui présenter comme une fatalité. Elle accepterait de n’être qu’humaine alors qu’il lui prêtait des forces divines dont elle n’avait jamais été vaisseau et, avec l’austérité de ceux que les ans n’avaient pas rendus plus sages, elle cherche à son malheur une conclusion : j’aimerais au moins te dire que tu peux trouver là une leçon pour mûrir, mais je sais que ce n’est pas le cas ; la vie est ainsi, Pascal, elle est injuste.
Elle se lève alors en s’appuyant sur le bureau, pour mettre un terme à cette entrevue qui altèrerait peut-être la grandeur qui lui était prêtée parce ceux qui l’avaient connue quand ils étaient encore jeunes—ce n’était rien, elle ne s’était jamais vue statuesque et la déception était sûrement plus grande pour Pascal, qui espérait trouver dans le creux de ses paumes la même magie qui avait guéri ses maux d'enfant.
Allez, viens, je vais te ramener chez toi.

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