avant toi c’était une nuit identique aux cent précédentes, c’est-à-dire une apathique et stérile où la Lune avait honte, presque, d’éclairer inutile. elle perçait le carreau de chez lui avec un contre-cœur flagrant, s’efforçant la patience, histoire d’offrir une chance pour la cent-et-unième fois au petit rien qu’il était au cas où les miracles, le soubresaut fécond, quelque chose, n’importe quoi. malgré ça lui l’avait à peine accueillie, tout juste regardée, qu’il fermait déjà ses paupières comme s’il lui préférait les limbes, comme s’il l’avait attendue tout le jour afin de la revoir vite, la Lune, exprès pour s’en moquer. et puis il y avait toi, et toi tu n’es pas la Lune mais, révérée comme une Séléné il s’était relevé pour toi et même t’avait-il ouvert mieux qu’il ouvrait à elle, t’accordant l’entrée vraie plutôt qu’une fausse aux fenêtres.

il se languit dès lors, ne sait que faire de lui.

au-devant la fournaise il s’obstine là debout, sans aucun but vraiment, à se sentir obligé de surveiller les degrés ; on dirait, parfois, qu’il se croit sentinelle, qu’il se doit fixer les objets s’il veut les faire fonctionner, admirer les horloges sinon le temps n’y passe plus. la porte de chez soi par exemple il y jette un œil régulier, comme si c’était crucial auquel cas tu ne viendrais pas ; te voir la franchir lui confirme ; il a bien fait de prier. Simca. toujours en guise de bonsoir.

tu ramènes à manger mais pas que, tu lui mènes un peu du dehors, un peu de la ville, un peu de vie délicate qui rend son sens à l’endroit. d’ailleurs, oui, le four s’est remis à servir. tu l’approches - le parquet bruisse dessous tes pas, te souhaite la bienvenue - et tu lui parles et lui frôles sagement son image ; elle a le mérite d’exister maintenant que tu la contemples. tu me la troubles pas non, sa soirée bonne à rien, sans toi, j’aurais rien fait. ou alors j’aurais dormi.

ses mains triturent le vide, puis ses manches, puis les mailles de son pull dans lequel il nageait - à hauteur de son cœur puisque tu lui interroges - comment va-t-il ? combien pèse-t-il ? un poids-plume il lui semble tant il l’entend vaguement, je vais bien… il t’observe à travers ses cils, eux-même barrés des cheveux, en une sorte de vue tamisée des persiennes - blanches, quasi-crayeuses - son cœur poids-plume bat des ailes ... je suis content de te voir, c’est ce que l’oiseau lui chuchote, il pense, moi aussi je me sentais seul, sans poids-plomb pour autant mais et toi, tu avais le cœur lourd ? auparavant la nuit - embellie de Tau encore qu’il n’ait trop rien fait - te l’a-t-il allégée ? autrement dis-lui comment faire, meilleur, pour toi.

tu sais c’est terrible mais tu le sauves un peu, ah - sûrement que tu sais, qu’en étant rien qu’ici tu lui sers de saisie, qu’à toi Tau se raccroche tant il manque de prise - ses repères sont ailleurs, si lointains qu’il redoute très souvent d’oublier : les sons et les couleurs, leur allure toute entière ; d’oublier tout le Cap
et puis tu viens, et tout revient, en témoigne la façon dont ses yeux te contemplent - comme on fait les fantômes - tu t’avives en cuisine et ravives les souvenirs : c’est toi mais quelque part c’est Maza qu’il revoit, préparant des douceurs, fredonnant l’air joli,
et les lieux sentent le sucre réchauffé de mémoire,
et il n’a plus si peur, maintenant

il croit

malgré tes mots inquiétants, ton adelphe envolé, peut-être
malgré la pluie de questions qui s’abat tout à coup malgré
le calme à la suite, assourdissant paisible, il croit toujours

qu’il n’a pas peur de toi

alors je te dis tout, oui… ses doigts tressaillent nerveusement, comme s’il y sentait du fil lui collant à la peau - ils n’ont traîné nulle part, pourtant, n’ont touché aucune toile - dérangé par la soie Tau triture ses cheveux ... personne a mon cœur, je crois. à part Dieu, et Faza et Maza mais, ils sont pas là tu sais bien. le premier est au Ciel, les deux autres sont au Cap.
ça compte pas.

mais toi, Simca, tu veilleras si jamais ? si quelqu’un quelque fois s’essayait à lui prendre, tu viendras lui défendre ? son cœur, ou du moins ce qu’il en reste ; Dieu, Faza et Maza, ils ont laissé les idoles se servir à l’enfance, regardé les divins l’arracher de sa terre, sainte, sans jouer les remparts. depuis Tau vit ici.
ici, certains s’emparent des battements, tu dis - ceux d’Ezra par exemple - mais toi tu vas rien faire ? qu’il demande à mi-voix, soucieux, pour ton frère. il s’éloigne. en secret se renseigne pour soi-même tout autant.

allez vous-en, tu dis, et les visions s’enfuient comme le font les nuisibles, en vitesse inquiétées qu’on les frappe ou les tue. même Tau se met un peu à filer sous les meubles - rien qu’en pensées - va toiser quelques ombres où tu ne saurais voir. l’interstice minuscule entre deux étagères, deux bibelots, deux pages d’un livre clos. il ne bouge pas, mais dedans son esprit s’admire cacher des choses - petites anodines qu’il ne voudrait pas perdre - entre deux côtes, sinon (le sourire de Maza, les fossettes à ses joues, l’odeur de ses cheveux les jours où l’on baignait, parfum cristaux de sel, aussi le rire de Faza lorsqu’il s’élevait fort, tellement qu’en cuisine il volait en éclats, et les gospels, et sa foi) ; ne vous en allez pas - priait-il en silence - ou alors pas trop loin… n’écoutez pas Simca.

oui, c’était un peu cela qu’il soufflait aux fantômes.
tout cela sans un bruit.

a contrario, lui, t’écoute absolument. immobile devant toi te ressent-il aussi, en tendresses éthérées, si gentilles et manquées qu’il ose à peine les souffles. et tu le coiffes, et lui confies : des furias à venir qui devraient le glacer ;
pourtant ton front l’effleure et le ravit d’une fièvre - volatile immédiate, aucunement effrayante - comme s’il faisait très bon tout au creux de tes songes, sous ta peau le printemps. là, ses yeux s’élèvent enfin - sont à toi de nouveau - te fixent droit dans l’âme.

il regarde l’abîme, et l’abîme le regarde. à l’abîme, il demande
... tu m’aimes ? ça veut dire. c’est ce qu’il croit avoir vu.

mais tu vas faire souffrir celui qu’aime Ezra
et tu feras souffrir ceux que j’aimerai, peut-être…
c’est ce qu’il t’a cru lui prédire à l’instant - quant au sens de l’augure, il hésite - réfléchit sans cesser de mirer tes iris. il sonde l’un, puis le second, puis revient au premier et caetera jusqu’à, finalement, supposer par amour… cet avenir sinistre que tu promets à d’autres, aux futurs scélérats affamés de son cœur, c’est par amour ?

cet amour tout juste su s’apparentait si peu à celui qu’il savait que, face à lui désormais, il se sent un frisson. s’en étonne, vaguement, avant de poser les mains sur tes mains le cernant - comme cherchant la chaleur - à l’amour de Simca, il pense...
je sais pas si c’est bien, il pense à l’amour saint, le décrit dans la Bible, je sais, que l’amour est patient, il est plein de bonté, l’amour, récité en murmures et la suite il l’ignore, l’a sûrement oublié - à la suite, l’amour, il n’est pas envieux, ne s’enfle pas d’orgueil ni rien d’inconvenant, il ne quérit jamais dans son propre intérêt et ne connait l’aigreur contre aucun sur la terre - surtout Tau se rappelle, soudain, si clairement qu’il craint presque de t’apprendre tout bas ;
tu sais Simca, l’amour, il ne trame pas le mal.

quand même, tu l’aimes. il se tait sans comprendre.

il ne réalise pas l’envergure des mots, leur préciosité - te les avait offerts comme on ferait le verre, tu sais, le brisé à la mer qui finit sur les plages tout poli par les vagues en cristaux minuscules - c’est pour toi, ça ne vaut rien, à moins qu’à tes yeux ça ne soit un trésor. il te les scruptait fort, d’ailleurs, tes yeux, jusqu’à les voir enfin s’incliner entre vous ;
à cet instant s’est-il inquiété qu’ils le quittent
et puis à leur retour, s’est arrêté l’apnée.

tu dis, c’est joli, semble dire
c’est pour moi ? comme si…
comme si l’on ne t’avait jamais soufflé ces termes - jamais tendu des fleurs - c’est pourtant l’un des gestes fondateurs aux prémices, qu’on apprend dès l’enfance lorsqu’on veut aimer bien. il a manqué de hausser un peu les sourcils, demander innocent, tu ne le savais pas ? qu’on fait ça normalement, des bouquets d’habitude ; se musèle par pudeur.

aussi parce que tu ploies au-dessus son regard - y tombes en quelque sorte, comme une nuit très en vie - tu respires et tu bats tellement près qu’il ressent ; tous les airs alentours se calquent sur le tien. mauvais - qui sait - délétère peut-être ;

peut-être que l’on meurt, trop adoré de toi ? peut-être qu’il ne faut pas et qu’il devrait l’avouer - te redire que c’est mal - seulement tu sauras : trop adorée de Tau, Simca,
tu l’aimes bien comme tu veux…
je-

je voulais pas dire ça - que t’aimes mal - c’est pas ça que j’ai dit, bredouillé à mi-voix, presqu’à petits murmures, c’est qu’on t’a pas appris, peut-être, l’amour, mais- c’est pas grave, Simca, c’est pas grave, il ne veut pas que tu l’imagines immangeable, ton amour - que tu penses l’en priver au cas où du poison - il en prendra quand même, de l’entrée au dessert, et peut-être qu’à force de te nourrir du sien tu verras comme lui, l’amour, on m’a dit, il pardonne et il croit, et il espère et il supporte : tout. alors l’amour de Tau aimera tout l’amour de Simca ... tu verras. comme il a foi en toi !