ça avait été si simple à dire que je ne m'en souviens même plus. avais-tu hésité ? non, probablement pas. déjà avant ça ne te ressemblait pas, alors pourquoi maintenant ? si l'oubli fait une chose correctement, c'est d'enlever tout sentiment.
pourtant, j'essaie de me rappeler encore. c'était une phrase anodine, une phrase de rien, et c'est probablement pour ça qu'elle n'est pas restée, qu'elle est partie comme toutes les pensées qui ne veulent rien dire, comme un ah, oui, je suis tombé dans le léthé, est-ce que tu sais si ce lait doit être jeté ?, et moi si tu avait dit ça je n'aurais que reniflé la brique de carton, comme si l'odeur ne me dégoûtait pas de toutes manières, et comme à l'instant, je n'y aurais réfléchi que plus tard.
plus tard, au-dessus de la porte, jusqu'à ce que tu viennes comme si de rien n'était, comme si j'étais encore amie avec ce toi-là, comme si tu cherchais des gens à qui te raccrocher pour ne pas tout laisser tomber. et cela, je le comprends. mais il y avait une grande différence entre nous : toi, tu n'y étais pour rien.
et, alors, je décidais que la culpabilité ne devait t'atteindre. iels doivent comprendre. tu n'es plus l'autre. ça semble peut-être difficile, mais au fond c'est très simple. je suis d'une rudesse habituelle, pourtant elle sonne étrange à mes oreilles. j'avais l'impression de dire un mensonge interdit. ne te laisse pas avoir. tu n'es pas responsable de leurs espoirs et de leurs peines. soit empathique si tu le veux, mais ne les laisse pas écrire coupable sur ton front. sinon, tu ne t'en sortira jamais. et je dis ça mais c'est si différent, parce que moi je suis toujours moi, qu'importe les âges et les discours, et parce que j'oublie par fragments -certaine d'un faux détail, accaparée par un trou qui n'existait pas il y a deux mois : ma mémoire se retire comme la marée. millimètre par millimètre. mais elle, elle ne revient pas. si tu commences à douter, iels gagneront la bataille des souvenirs, et de qui tu es sensé être. et tu ne t'appartiendra plus jamais, onyx. est-ce que tu veux garder ce prénom ? il était peut-être encore temps de faire une tombe pour les lourdes pierres sur tes yeux. elles n'auront besoin d'aucun drachme pour charon.

non. le ton est sec et il ne souffrira d'aucune discussion ; je ne suis ouverte aux débats quand je sais que j'ai raison et ah ! je sais, oui je sais, c'est le temps qui a coulé sur mes yeux, les ont érodés et polis jusqu'à ce plus aucun artéfact ne reflète la lumière, juste un ovale parfait à qui aucune vérité ne résistait. ne confonds pas erreurs et reproches.
un sourcil se lève quand il dit tomber. oui, c'était bien ce qui avait été rapporté, c'était bien ce que tu croyais, mais voilà : moi je te connaissais, au passé, et jamais cet onyx-là se serait laissé faire ah, jamais il n'aurait glissé ou laissé tomber, non, et je te regarde avec un peu de dédain car ton ancien toi à perdu son défi. son petit défi à lui tout seul, que je n'avais fait que créer avec des serpents aux crochets mal arrachés (ceux qui crachaient encore un peu de poison). ah ! et je ne peux que me demander : avais-je quelque chose à voir là-dedans ? dans cette première mort sociale ? probablement pas. mh. et à ta prochaine mort, est-ce que tu crois qu'elle sera là ? qu'elle te nommera trois fois, toi l'homme aux vies aussi nombreuses que les parques -ça n'était pas de bonne augure, je crois bien, ça sent la tragédie, on dirait bien, ça je le sais, j'en bien vu. et quand vient le temps de pleurer pour le chœur, les déités ne viennent jamais. j'ai peur, onyx, que comme au théâtre, comme au léthé, tu ne meures hors de la scène, loin de tout ce que tu aurais souhaité. si c'est la seule chose, autant tout couper, non ? faire table rase. coupe toi les cheveux, change de style, explore ce que t'aime, trouve ce qui te donne envie, et envoie-les se faire foutre. mon visage ne disait rien, il avait ce marbre qu'on n'associait pas aux arbres, et pourtant parfois ils se transforment en forêt de pierres ; je serre les dents : moi, à chaque fois que j'oubliais, il n'y avait plus personne pour me rappeler. et alors, comment pourrais-je savoir quoi te dire ? quoi t'ordonner ?
je n'étais que fraude, et probablement le découvrirais-tu bientôt, mais alors -qu'importe, parce qu'alors ! alors, ça voudra dire que tu irais mieux déjà, et je n'ai que faire des blizzards s'ils permettent des printemps ailleurs. ma chaire est vieille, le froid ne la mord plus comme avant, alors j'ose et je signe et je reste à tes côtés, face à ce tas de cartons empilés. tu veux emmener ça où ? allons incinérer le petit con que tu as été.

je suis généreuse dans mes affronts : il ne cachent rien, et le brusque des mots reflètent tout ce que je suis, même lorsque je mens. onyx, celui d'avant, les prenait pour des affrontements, pour des sollicitations. c'était un idiot. il ne voyait jamais bien plus loin que le bout de son nez.
et, je me demande, en t'écoutant parler, si tu es tout pareil, au fond. qui est-on, quand il ne reste qu'une partie de nous ? j'aurais aimé savoir, mais c'est une question, je crois, sans réponse. ou alors, c'est que moi aussi j'étais idiote, à ne pas plus en savoir des millénaires plus tard.
je ne dis rien quand tu parles d'hypothèses et de ton physique -ce sont deux choses qui, au final, n'importent que peu. ce que tu aurais dû demander c'est : est-ce que je veux la recroiser ? est-ce que je veux changer ?
et, au vu du geste, peut-être avais-tu réfléchi à la seconde question. la coupure est moche, inégale, elle ne ressemble à rien et alors peut-être que plus tard elle pourrait ressembler à toi. je m'avance, t'enlève ce couteau des mains pour m'appliquer à rattraper ce désastre spontané dont j'étais peut-être un peu coupable.
je n'aime pas ta réponse. tout ce plastique, tout ce papier, tout ce carton, ça n'a rien à faire au milieu des poissons. je vois mes amies néréides qui reviennent avec des filets de pêche dans les cheveux, des sacs de plastique en voile de mariée, bientôt plus assez d'oxygène pour y respirer. mh. tu veux donc le noyer pour de bon. de ta propre main, plutôt que de celle qui a bien pu faire tout cela -je n'en démords pas, il était idiot mais idiot débrouillard, et si sa fierté était bien placée, c'était bien dans sa force et son agilité. je coupe une autre mèche d'un coup sec. on pourrait tout donner. loin, à new york. une deuxième vie. j'en avais fini, alors je replie la lame et la laisse sur le coin d'un carton. ça pourrait être l'arme du crime. mh. t'es moins moche maintenant.

mh. c'est un grognement qui veut dire, ah, d'accord mais aussi t'avais intérêt et je pourrais le dire mais je n'en vois pas le besoin ; onyx ne le comprendrait pas : il ne sait plus déchiffrer mes visages, mes manières non plus, alors à quoi bon tout lui donner ? il fallait qu'il réapprenne, et avec le temps, peut-être, pourrions-nous redevenir ce que nous étions : une chose floue, parfois insupportable, d'autres fois terriblement nécessaires. c'est ce que sont deux étrangers, non ? tout et rien ; et surtout ce que l'un souhaite être. nous n'étions que des espoirs, des envies. tu m'avais dit : tu verra ! et tu étais certain d'être un de ces héros. peut-être bien. ça n'arrive pas à toustes, de tomber dans le léthé. peut-être faudrait-il te pincer le talon, juste pour vérifier. peut-être que ça pourrait te ramener. voudrais-tu qu'on te ramène ? ce n'est pas certain qu'il les garde, ces identités. il pourrait très bien oublier lui aussi. ne faire que prendre, sans jamais pouvoir redonner. la mémoire, c'est une chose fragile. elle n'est pas toujours salutaire.
j'aurais pu continuer : dire que le savoir empêche parfois d'avancer, que la nouveauté nécessite par moment de recommencer, et que l'écriture, ces jolis bouquins qui tout plein peuplaient la bibliothèque, étaient des cercueils pour les chants qu'on se donnait auparavant. la descendance orale est morte, et alors ne restent que les choses qu'on donne à une page blanche -l'inverse des secrets.
si tu veux. ça ne me dérangeait pas. le léthé, je le vois comme une sœur -cela ne m'étonnerait pas s'il en sortait une nymphe, un jour. comme un double de celle qui lui a donné son nom. une nymphe vieille, peut-être. si âgée qu'elle en oublie aussi les années. mais avec tout ça, il faudra faire plusieurs voyages. je ne remets même pas en question l'idée d'y aller. ça semblait évident qu'il te fallait le faire et, alors, je ne te laisserai aller seul.

toujours est un mot traitre. vois-tu, onyx, que sont devenus les toujours d'avant ? retombent-ils sur tes épaules, ou appartiennent-ils à un autre dorénavant ? tu as le malheur d'avoir des gens qui se souviennent pour toi. moi, c'est ça qui m'a sauvée : l'absence. ah, c'est elle aussi qui m'a condamnée, mais elle a eu la décence de ne plus jamais me quitter, et alors ses sorts me maudissaient autant qu'ils me sauvaient. quand toustes celleux qui recoivent tes promesses sont mort-es, alors les toujours sont annulés. mais toi t'es pas mort. toi t'es pas mort, et moi j'ai vécu pour des millénaires. tu vois ? toujours, ce n'est pas un bon mot.
ah oui ! la triche, quoi. le sourire est requin, expressément collé sur les lèvres pour te faire réagir. t'inquiètes. je prendrais des congés. j'ai pas dû en poser depuis cinq ans. ce qui, somme toutes, n'était pas aussi long qu'on le croyait (quand on est une nymphe qui a vécu depuis l'ère d'argent--- euh, d'or).
la suite, évidemment, devait venir. tu t'inquiètes de choses que je sais depuis longtemps. le tourment pourrait être touchant ; je le trouve juste stupide. je prendrais de l'ambroisie. je serai plus faible, mais pour quelques jours, ça ira. le cœur sera lourd, et mes absences probablement plus fréquentes, mais peut-être était-ce ce dont j'avais besoin. d'oublier encore plus de toujours, pour ne pas qu'iels puissent m'en vouloir le jour où ils seront assassinés.