Tu n'en fais qu'à ta tête,
Et ta tête est un espace stérile et chatoyant où cavent un milliard d'idées sombres. Depuis que tu te fais appeler Libellule, je ne peux m’empêcher de penser avec répugnance à leurs cadavres sur le dos au bord des lacs (le lac c'est toi), leurs pattes repliées comme prière de ne pas les emporter (les mains c'est toi), mais toi tu les voles quand même (c'est toi, ça a toujours été toi), sans raser les lacs, plus haut que toutes les eaux. Tu as pris jusqu'à leur prénom. Je saisis bien la métaphore du nouvel envol.
‹ Tu vas bien ? ›
Le café est sobre, élégant et les boissons sont chères. Je ne connais pas tes habitudes ni ta boisson préférée, car je ne suis pas revenu chez toi depuis des années, par attirance et par préservation de la dite attirance. C’est un peu cruel, déjà, de te refuser ton prénom, avec lequel j’aborde normalement tout le monde. Cela pose une fausse familiarité qui me rassure et avec laquelle j’espère prendre de la distance : j’espère que tu ne vas pas particulièrement bien, que ton existence est moins reluisante que ce que l’on dit partout. J'ai entendu, mille fois, tu sais. Je suis jaloux et moins embarrassé de cette jalousie, qui est mienne, basé sur des poncifs que de ta vie publique déploie, que je vois se construire sur des dieux ruinés — formule énorme mais littérale. Tu crois en Dieu, Libellule ? Tu vas bien ? J’observe ton ventre rond. Mon respect pour les personnes enceintes me pousse à tout te demander d'un ton attendri et fatigué, comme le font les adultes.
‹ Félicitations encore. › Pour tout. Je commande un chaï, et revient à toi en souriant doucement. ‹ Tu gères bien ? › Pour tout. ‹ Vous avez réfléchi à un prénom ? ›
Je n’ai pas la malice nécessaire pour prendre plaisir à poser toutes ces questions, tu me rends foncièrement triste, Libellule, ça me rend triste de te reconnaître.

Enfin bon - dégagée d'un mouvement de main, la formule retombe et s'amoncelle, l'air de rien, sur la muraille érigée entre nous. J'y jette des mots vides de sens et remplacés par un sourire effacé et crispé.
Je hoche la tête pour le prénom, en sachant la pique nécessaire, un peu douloureuse mais nécessaire, c'est une distance qui fait du bien, je peux dire que je comprends et faire semblant de m'en foutre un peu.
Je peux dire que je n'aime pas ton maquillage, ni le prénom de ton enfant (je passerai cette fois les images : mais tu imagines ce que l'on finit toujours par faire avec la porcelaine), mon regard papillonne un instant sur ta coloration, sur les strass dans ta bouche avec la pudeur de celui qui s'est déjà fait refouler ailleurs sur le corps et refuse de paraître avide de l'autre. Comment tu fais pour manger avec ça ?
‹ Tu es déjà bien entourée, tant mieux. › Je ne suis nécessaire ni à ton pouvoir ni à ta méchanceté, alors si on en restait là - je t'aime bien, Libellule, je ne te ferai pas la disgrâce de dire que j'aime la véritable toi, qui était rousse comme moi, car je sais que j'aime la fausse, la nostalgique, en vérité j'aime Rita.
Tu m'excuseras. C'est plus facile de raisonner ainsi, pour faire la part des choses.
Je croise les jambes. Reculé dans mon siège, j'essaye l'air de rien de te décortiquer, j'observe chaque élément altéré, tu me donnes mal à la tête. Tu n'es pas sarcastique mais mauvaise entre les dents, entre les lignes, entre les choses concrètes tu dissimules un poison qui fait se sentir vivant — on apporte mon chaï, moi je le bois.
La tasse portée à ma bouche tranche mon visage d'une courbe blanche, comme une auréole tombée du haut du crâne.‹ Pourquoi ça t'étonne ? Toi aussi tu as ta routine maintenant. › J'ai envie de toucher l'image que tu renvoies dans le miroir. Moi je chéris cette routine avec la nécessité de se raccrocher à quelque chose de concret, de sain et d'utile ; je porte en moi ce devoir beaucoup plus léger que les attentes que tu as envers moi, que j'aperçois du coin de l'œil et qui m'accable, j'ai toujours détesté cet abandon de soi-même aux mains d'autrui, car je l'ai trop fait avant, car je le vois chez les autres, et que ton fiancé est à ce titre un bel insecte de collection - enfin bon !

Regarde-moi bien, alors, jouer au con car c'était ce qu'étaient les adultes pour nous, lotis dans leur confort et leur indifférence - regarde-moi ! Quand tu t'emportes, je bois, je ne te regarde pas je garde les yeux baissés avec une élégance empruntée et qu'est-ce que tu en penses ? Je bois, la sensation du thé chaud avalé, tombé à pic dans l'estomac m'aide à m'ancrer et ne pas ricaner sourdement face à ta colère (cette colère minuscule où tu es encore jolie) ; comme je faisais auparavant car les adolescents font ces choses là sans s'en préoccuper ni s'en vouloir. Je me reproche immédiatement d'aimer ce contraste entre toi et moi, et cruellement je me fonds dans mon siège, en réprimant un bâillement.
Tu m'as surpris pour de vrai. J'arque les sourcils et repose la tasse dont il ne reste qu'un fond. ‹ D'où est-ce que ça vient, ça ? › Le ton un peu railleur est authentique. Puis je me rappelle qui tu es maintenant, et tout s'enchaîne, mon sang fait trop de tours trop vite.
Je me préoccupe trop de toi, ça doit cesser.
Alors regarde-moi bien, Libellule, quand je te dis :
‹ Je ne te déteste pas. Ne sois pas puérile comme ça. › Sur le ton  des conseils que l'on n'aurait pas voulu entendre, ce ton pas vraiment méchant mais fait pour te surplomber, et te regarder à peine depuis les souveraines hauteurs de l'âge (nous avons presque trente ans, ça commence juste mais c'est déjà un point culminant), car j'ai mauvais équilibre et que m'efforcer de te regarder dans les yeux en disant ça crève quelque chose en moi, brise un pont, tire un fil. Tu vois, je n'ai pas dit : ne dis pas des choses pareilles, car je refuse cette hypocrisie mielleuse, sans insulter je te dis ce que je pense vraiment. Je chéris tes défauts comme des raisons d'être meilleur, d'être bon. Craque avant moi, ça m'arrangera.