(la scène se présente dans un rêve)

À l'inverse des champs de châtiment ou hurle l'agonie, tes songes sont propres et bien dessinés. Il n'y a aucun brouillard, aucun lac de sang, aucune terre aride - non. Se dessinent dans les horizons à perte de vue des vastes plaines, aux longues tiges d'herbes qui ne plient jamais sous la tempête. D'ailleurs, il n'y en a jamais, des tempêtes. Le vent est calme et les nuages sont sages. À vrai dire, le paysage n'a aucun relief, pour quelqu'un comme toi Cecil, il est assez ennuyeux.

Aux abords d'un petit sentier se dresse une colline. Sur l'entièreté de la montée, des armes diverses y sont plantées. Des tas d'épées, appartenant sûrement jadis à des héros, s'enfoncent jusqu'aux entrailles de la terre et s'élèvent entre les fleurs. À l'image de tombes universelles ; reposent des soldats inconnus dont ne subsistent que les lames éternelles.

Une fois arrivé en haut de la colline, un nouveau monde s'offre à nous. Et tu es là, Cecil dos à tout ce que tu as laissé derrière toi. Les champs, les fleurs, les fleurets.

Face à toi, une autre hauteur. Mais la butte ne se compose ni de tulipes ni d'un trésor, seulement d'un amas gargantuesque et terribles de corps - jonchés les uns sur les autres. Pour la plupart, les visages ne sont pas identifiables, ce sont que des cadavres sans identité. Mais certains, arborent plus que des traits familiers - ce sont les carcasses usées de tes adelphes, fils et filles d'Arès. L'on retrouve aussi des ambassadeurs, David et Emon. À tes pieds, le corps recroquevillé d'Ellair arrive à t'arracher un semblant de sanglot. Tu te penches au-dessus de lui, effleure ses cheveux.

Même dans tes rêves tu l'as tué.
Même dans tes rêves tu t'en veux de l'avoir aimé.

Tu ne peux pas... non.

Tu ne le vois pas mais tu le sens.

Tu n'as rien à faire là.

Tu n'avais aucune arme à l'instant, mais voilà que tu extrais du sol ta fidèle épée. Dans un rêve tout est facile à créer. Tu te retournes pour faire face à Gabriel. Est-ce que ton esprit vient de l'imaginer ou est-il bien réel ?

Tu me déranges.

Personne n'est censé voir cet endroit. Ce n'est ni un cauchemar ni un espoir - seulement l'expression de tes idées.

Pars d'ici si tu ne veux pas que ta tête aille rejoindre les autres.

Alors que sous la montagne de charognes se cache, entre une pluie de bras et de jambes, le visage enfoui d'un Gabriel enseveli.

Le rêve s'articule en combat. Mais qui oserait s'attaquer à toi sur un champ de bataille où ne subsistent que les corps morts de tes adversaires ? Épée en main, tu te tournes vers ce qui s'apparente à un ange. Tu as le sourire qui dérange. Jamais tu n'aurais rêvé de lui dans un accoutrement pareil. Ça ne peut être que réel. Et s'il est aussi palpable que tu ne l'es - alors il suffirait d'un coup de lame pour qu'il disparaisse.

Est-ce que c’est ce que tu veux ?
La mine s'assombrit. Tu perds toute contenance. Tu joues des épaules pour regarder par-dessus, jeter un coup d'oeil à la pile de cadavres qui pourrit lentement derrière toi.

Peut-être.

Tu arques un sourcil et le mets au défi.

Qu'est-ce que tu vas faire si c'est vraiment le cas ?

Ce n'est qu'un rêve, ce n'est qu'un rêve. Entre toi et toi. Demain tu te réveilleras et tous seront encore là.

Tu t'avances vers lui de plusieurs pas.

Va-t-en. Cet endroit ne t'appartient pas.

À sa critique acerbe, tu regard s'assombrit d'autant plus. Tu n'as plus la clémence de lui sourire - transcendé par la volonté d'en finir avec lui. S'il n'a rien à faire ici, alors ici le fera partir. Tu serres le manche de ton épée, avances encore pour braquer l'arme dans sa direction. Il ose se moquer de ta revendication. Sauf que c'est ton rêve, tes espoirs, ton idéal - fracassé par l'intrusion d'un ignorant sur les terres désolées de ton intimité.

Tu es juste un envahisseur. Et un bien piètre, si je peux me permettre. Va hanter les mondes des autres, je vais finir par croire que tu crèves vraiment de moi au point d'être désespéré.

Mais à la vue du corps d'Ellair, flottant derrière toi, tu te retournes brusquement pour assister à sa déchéance.

Qu'est-ce que tu fais...?!

Tu l'interpelles, tentes d'y mettre un terme.
Mais le carmin de sa sève s'est déjà répandue en pluie acide sur ta peau, sur ton armure, sur la colline et sur le banc de chrysanthèmes.

Tu n'as pas le droit. Pas le droit de le souiller ! Je te l'interdis !

Et parce que les rêves n'ont ni queue ni tête - tu fais s'effondrer le ciel lui-même sur sa tête. Tu l'écrases le compresses, jusqu'à ce qu'il fut aspiré par un trou noir - et disparaisse.

Tu te retrouves seul pendant quelques secondes, essoufflé de l'effort immobile jusqu'à ce qu'il revienne. C'est un cauchemar.

Tu m'emmerdes.

Assènes-tu d'un ton plus que cinglant.
Tu finis par craquer, te jeter sur lui pour le rouer de coups sanglants.

S'il te plait. Tu ignores sa demande ; te fais sourd à son appel. Tu ne veux ni la cessation ni la paix. Tu veux retrouver le silence, qu'il se taise à jamais. Pourquoi est-ce qu'il vient te hanter, toi ? Est-ce par vengeance crasse ou guerre d'égo, qu'il s'acharne à te faire cracher tout tes émois ? Gabriel est un ennemi, ni un amant, ni un ami. Il n'est personne et encore moins un invité ici.

((Pourquoi prêter autant attention à personne ?))

Laisse-moi, laisse-moi !

Qu'il t'abandonne à toute ta velléité, tu y es habitué. C'est ta cruauté qui t'a forgé - pourquoi est-ce que maintenant ça devrait changer ? Ça ne changera rien à la manière dont ils veulent te regarder. Les autres ambassadeurs, tes adelphes, et même lui. Tu as encore la lueur de dégout ancré à l'intérieur des rétines.

...

Contre toute attente, ta rage est expiée par une étreinte. Le regard écarquillé, tu respires son odeur, t'en imprègnes. Tu souffles contre son torse, désabusé.

Laisse-moi tranquille.

Le murmure se mue en supplique.

Sens-toi libre de me haïr. C'est réciproque.

Tu ne bouges pas pour autant.

J'ai bien vu à quel point je t'ai dégoûté.

Tu l'écoutes mais tu n'entends pas. Tu le vois mais tu ne le regardes pas. Tu as l'impression d'être là sans être là. Tu dissocies - et ton esprit, lui, s'échappe loin de ton corps à sa merci. Il vagabonde dans les paradis artificiels où même Gabriel ne peut aller. Il flotte, libre et heureux, dans une partie des rêves obscurs où les vices et la tyrannie sont célébrés. Dans le cosmos d'Hypnos.

Tu es un imbécile.

Assènes-tu dans un murmure. Ta voix est peut-être plus douce, elle n'en reste pas moins tranchante. À croire Cecil que tu ne supportes pas de te laisser aller à la tendresse. Tout ce qui n'est pas trahison, barbarie ou rejet est une faiblesse. C'est ta mère qui vous l'a appris, c'est Midas qui te l'a rappelé et c'est ton père qui a achevé de te détraquer. Tu n'as jamais eu besoin des autres pour mal tourner.

((Est-ce qu'il peut te sauver ?))
Non - jamais.
Les pires ne deviennent pas meilleurs.

Des raisons de me haïr, je peux t'en donner mille si c'est ce qu'il te faut.

Et pourtant tu ne les comptes pas dans ta tête. Pour la première fois, tu te sens en sécurité, oppressé dans son étreinte, compressé dans son enceinte. Celle qu'il a bâti pour t'interdire de t'échapper.

Je voulais juste m'assurer que tu avais un goût horrible.

Être bien certain qu'il te plaisait.

T'embrasser pour t'humilier, te faire céder pour te briser, t'obliger à m'aimer pour te rejeter, te faire croire que c'est réciproque pour t'écraser. Tout ce que je fais je le fais pour...

Tu t'arrêtes. Réfléchis à ce que tu peux dire dans un soupire à la fois soulagé et tracassé.

Je voulais te voir souffrir, c'est tout. Parce que tu me heurtes à m'ignorer. Tu te crois supérieur.

Tu te redresses, les deux mains plaquées sur son torse. Le toises d'un mépris souverain. Le roi ici, c'est toi - qu'il ne l'oublie pas.

Et regarde, tu es revenu ramper. Jusque dans mes rêves, je hante les tiens.

Tu lui exprimes toute la colère qui se disperse ; lui confies tes plus intimes ressentis au travers de la violence et de l'envie. Et qu'en fait-il ? Il en rit, encore, comme autrefois. Sa langue se fourche d'insolence et tu vois rouge. Les muscles de ton visage se tendent et se crispent. Tes doigts s'enfoncent dans sa peau, la marque du bout des ongles ronds. Tu pourrais tout simplement les remonter à son cou, l'étrangler pour lui intimer le silence pour de bon.

Tu te moques de moi ?

Te risques-tu à demander ; bien que la réponse soit d'une évidence sale. Il ne réagit pas plus que ça aux menaces. Sa mine semble fatiguée, la tienne s'assombrit de plus en plus. Aux mots détournés s'ajoutent les promesses défigurées ! Tu n'es pas pris au sérieux. Dois-tu sauvagement tuer ton prochain pour qu'ils en viennent à te craindre ? Certains diront folie mais tu sais très bien ce que tu fais. Et qui tu dois plaindre.

Je t'ai déjà embrassé.

Tu relèves le menton. Le toises avec mépris. Tu es vexé et lui fais sentir. Au fond de toi, tu es surtout blessé. Mais plutôt périr que l'avouer.

Et beurk, j'ai pas du tout envie de recommencer.

La petite pique te déstabilise. Ses mains à ta taille aussi. Ta bouche s'agite, sans qu'aucun son ne s'en échappe. Il y a un théorème qui dit que tu pourrais le faire lâcher ou prier pour qu'il ne le fasse jamais. Tu nages entre les deux.

Surveille ton langage, Weber.

Et tes lèvres tremblent ; s'il a quelque chose à exiger - il n'a qu'à avoir l'audace de le prendre. Tu ne veux plus lui céder.

Tu parles à un mur. Tu t'époumones, même, à hurler contre un mur. Les vibrations réverbèrent contre la surface lisse et disparaissent, au loin dans le silence. La tempête est passée, il fait de nouveau clair dans le ciel. Quand tu lèves la tête, c'est un oeil fermé pour contrer les rayons du soleil qui illumine l'herbe chaude dans laquelle vous baignez. Ses mains dessinent le fossé de ta taille et rebondissent sur les reliefs de tes muscles. Tu as l'impression de mourir à petit feu - jadis l'on t'avait touché mais la monstruosité avait toujours repoussé, au final.

Quoi ...?

C'est tout ce que tu demandes avant qu'il ne vienne museler ta bouche, embrasser tes lèvres, se presser contre toi. Tu ne résistes pas mais tu ne réponds pas non plus. Tu te laisses aller à son étreinte, vulnérable - avant d'y céder.

Tu n'es qu'un homme ; et dans ta tête les hommes comme ton père n'aiment que les femmes, comme ta mère.

Tu n'es qu'un homme et pourtant ils sont plein à s'aimer, sur cette île perdu dans les mers.

Entre deux baisers, tu reprends ton souffle.

Si tu me veux, je veux ta loyauté en échange.

Parce que tu ne laisseras rien prendre sans avoir la certitude d'obtenir en retour, sa fiabilité. Celle qu'il place dans ses mains fermes qui ont l'audace de te maintenir sur lui.

Tu pourras m'avoir.

Parce que tu le veux aussi.
Tu n'es qu'un homme, après tout.

On devient rapidement accroc à l'amour ; au désir qui ronge les tripes d'autre chose que de haine ; tout aussi violent que la peine. Mais tu ne profites d'aucun des baisers, empressé. À la manière dont tu l'embrasses, l'on dirait que tu cherches plus à le dévorer. Comme un monstre. Tu es un monstre. Nate te l'a dit il y a des années : Tu es malade Cecil. Peut-être que c'est vrai.

Gabriel s'essouffle aussi. Tu le sens gronder sous sa poitrine. Pendant un instant tu penses que la fièvre sera suffisante pour le faire céder. Mais non, lui aussi te repousse. Tu déchantes.

Pardon ?

A genoux dans les hautes herbes, tu te retournes pour suivre le mouvement fuyant de son corps.

Tu ne veux pas promettre. Tu ne veux pas... très bien.

À l'épée glissée sur le côté, tu en saisis le manche. La plantes dans la terre pour qu'elle t'aide à te hisser. Une fois debout, tu lui fais face. Tes yeux s'abaissent sur le visage d'Emon, prisonnier de ses doigts tendres. Tu le jalouses. Voilà qu'un mort récolte l'affection que tu penses mériter.

Pas le seul, hein.

Le toises avec cruauté.

Qui ?

Et sans comprendre, tu crois deviner.

Lui ?

Fils d'Hadès, rien que ça. Un ennemi que tu écraseras sans peine s'il te venait l'occasion de l'affronter. Qu'il rertourne aux enfers, le seul endroit où est sa juste place.

Si je le tue, tu m'appartiendras ? Non, mieux. J'écraserais tout ceux qui prétendent quémander... ta loyauté.

Tu tournes les talons, épée en main.

J'ai compris Gabriel, laisse-moi m'en occuper.

Étires un sourire qu'il ne peut pas voir, entreprends de partir. Où ? Jusqu'au bout de tes rêves.

Tu n'auras rien à faire.

Les corps sans vie s'évanouissent dans une masse informe de coquelicots. Le rouge crade se mue en rouge fade. Tu ne sais plus ce qui est réel ou ce que tu veux qu'il le soit. Si seulement Gabriel pouvait comprendre - que le bonheur est inatteignable quand personne n'est là ; quand personne ne te voit. Qu'importe qu'ils te traitent de lâche - à la fin ça sera toi, le roi.

Sa déclaration te prend à la gorge. Tu déglutis péniblement, serres les poings, les bras le long du corps.

Je suis heureux. Je suis très heureux. Comme ça.

Toujours le dos tourné, tu n'oses pas te forcer à le regarder. Ton palpitant bat la chamade. Tu es surtout misérable. Tes objectifs mis à mal pour un simple baiser - pourtant loin d'être le premier - tu en aurais voulu plus. Si seulement tu n'avais pas été avide de sa loyauté. Tu aurais pu lui arracher avant qu'il ne t'arrache le coeur.

Et quand il parle de conséquence, tu laisses échapper un rire sardonique et étranglé.

Je suis toujours prêt.

C'est à ce moment là que tu te retournes, lui fais face. Les yeux blessés, les lèvres sèches d'avoir tant salivé des siennes. Tu soutiens son regard jusqu'à ce qu'il disparaisse. Avec lui les montagnes de carcasse - ne subsiste dans ton rêve que le calme et la quiétude avant la tempête.

Tu te réveilles en sursaut.
Quatre heure trente six.
Et l'âme asservie par le manque de chaleur et d'eau.