Un panier à moitié rempli à la main, une liste de courses dans l’autre, Daphnis déambule entre les étals du marché. Malgré la foule et l’agitation qu’il attire systématiquement, c’est facile d’apprécier l’atmosphère champêtre de ce rassemblement. Quelques fois, il y a lui-même installé une petite échoppe avec une poignée d'adelphes. Mais la vie de commerçant, c’est beaucoup trop intense pour lui. Daphnis préfère s’en tenir à son rôle de client : habitué et poli quoique plutôt réservé. Un instant, le forgeron s’arrête sur l’un des stands, celui sur lequel il achète généralement son miel.

Trop occupé à lire les différentes étiquettes collées sur les pots, le fils d’Héphaïstos laisserait presque une silhouette familière échapper à sa vision périphérique. Miel de fleur ou miel d’acacia ? La question semble instantanément perdre tout son sens. Le forgeron relève la tête. Son regard se pose sur un individu à l'allure élancée, couronné d’une chevelure sombre.

Précipitamment, Daphnis laisse quelques pièces au commerçant et s’empare d’un pot à la volée. Il appelle, sans résultat.

« Emon ! E-Emon Ueda !»

Et dire qu’il pensait que son jardin était l’unique lieu que l’autre fréquentait à Nomos ! Heurtant quelques badauds sur son passage, Daphnis s’excuse plus rapidement qu’à son habitude. Il a du mal à se frayer un chemin, mais parvient finalement à rejoindre le brun qui n’a visiblement pas pris la peine de même ralentir.

« Tu… Marches bien vite.»

Il dépose son pot et sa liste dans son panier et se retrouve sans finalement trop savoir quoi dire.

« Que de monde, tout de même… Nous aurions presque pu nous rater !»

L’accueil qui lui est réservé est mi-figue mi-raisin : le sourire doucereux jure avec les remarques assez désobligeantes pour que même le forgeron les comprenne. Est-il tant incommodé que ça par cette chanceuse rencontre ? Et c’est qu’en réalité Daphnis n’a pas vraiment réfléchi au fait qu’aborder le brun sous-entendait qu’il devait avoir une bonne raison de le faire. Ne se connaissent-ils plus une fois passé le portillon de son jardin ?

« Vous n’aimez pas bavarder ? En ce qui me concerne, je dois bien avouer que je ne m’exerce qu’assez rarement à l’art de la conversation. C’est que je n’en ai pas tant l’occasion. Oh, mais… J’admets volontiers et avec honnêteté que je suis maladroit. »

Qu’est-ce qu’admettre ses propres insuffisances, si ce n’est une preuve moralité et d’intégrité ? Daphnis a beau être inadapté, il est assez conscient et objectif pour comprendre qu’il n’est pas vraiment le partenaire de discussion rêvé. Le partenaire de discussion rêvé a un quotidien trépidant. Le partenaire de discussion rêvé s’exprime sans buter sur ses mots. Le partenaire de discussion rêvé…

« Je crois que mes fleurs sont chagrines de votre longue absence. E-elles ne sont cependant pas encore fanées ! Pour l’instant… »

Derrière eux, ça râle. C’est vrai qu’ils sont là en plein milieu du chemin, ce n’est pas franchement avisé ou raisonnable. Embarrassé par son emportement et sa négligence, le forgeron se pousse comme il peut pour libérer un peu le passage.

« Mes excuses, mes excuses ! »

Qu’il s’exclame poliment. Il ne faudrait pas qu’un des badauds s’emporte et s’énerve. S’il y a bien une chose qui angoisse Daphnis plus que de raison, c’est qu’on s’énerve en public sans faire montre de la moindre pudeur ou retenue.

Daphnis se sent bousculé, au sens propre comme au figuré. Bousculé par ces inconnus qui lui font comprendre qu’il prend trop de place. Bousculé par cette question à laquelle il lui est difficile de trouver une réponse convaincante. C’est irrationnel, mais s’accrocher à cet individu irascible lui semble être la chose à faire. Au fond, peut-être que le forgeron apprécie que, pour une fois, on ne s’adresse pas à lui comme s’il n’était qu’un benêt ou une chose fragile. Peut-être qu’il trouve dans la rugosité des mots d’Emon une franchise brute à laquelle il n’a que trop rarement été confronté : rien de plus qu’un insecte attiré par les flammes.

« E-eh bien, c’est que… »

Cette tentative d’explication n’ira pas plus loin. Visiblement lassé, l’autre lui colle un bout de papier entre les doigts et Daphnis s’empresse de s'en saisir pour ne pas le laisser tomber au sol. C’est une liste, semblable à celle qu’il a lui-même rédigé avec application, assis à la table de sa charmante cuisine. Rapidement, le forgeron la survole et y trouve quelques produits en commun. Depuis le temps qu’il fréquente le marché, le blond connait les bonnes adresses.

À peine quelques instants, les yeux rivés sur le petit papier, et le brun s’est déjà éloigné de quelques pas. Le forgeron se presse, trottine presque dans un souci de se mettre à son niveau pour entendre ses remontrances. Arroser les fleurs ? Daphnis s’y tient autant que possible.

« J’essaie comme je le peux… M-mais cela ne me semble pas très concluant. »

Finalement, c’est un soulagement de savoir que, en grand spécialiste, l’autre sera bientôt de retour pour prendre toute la mesure de la situation.

« Emon, comment savoir si je les arrose correctement ? Vous savez, il me semble souvent qu’elles se portaient mieux avant que je ne tente de m’en occuper… »

Daphnis semble contrit, comme s’il s’en voulait que son attention soudaine fasse souffrir ses fleurs.

« C’est peut-être une fatalité ? Je ne crois pas que le vivant ne m’ait jamais réussi : c’est plus délicat que les engrenages. Ca ne pardonne pas les erreurs. »

Une seconde, l’esprit du forgeron s’égare et le laisse avec un drôle de sourire. Il se rappelle avoir laissé un de ses nouveaux automates en marche, avant de partir. Quel bazar va-t-il bien retrouver en rentrant chez lui ? La dernière fois…

« Oh ! Là, regardez ! Je crois pouvoir dire que ce monsieur vend les meilleurs agrumes du marché. Ses pommes en revanche… Toujours farineuses… »