Aliénor est le résultat d'une union éphémère entre la souveraine des enfers et d'un jeune mortel, que la naïveté aura conduit à vouer un culte à cette dernière. Conçue aux prémisses du printemps, elle verra le jour au début de l'hiver.  
Perséphone se retrouvant à nouveau assignée aux enfers durant cette période, l'enfant sera alors confiée à une nymphe (qui prendra naturellement des traits plus humains, une fois l'isthme traversé) qui aura pour tâche de l'amener à son père et de brièvement informer ce dernier sur la nature de sa fille, ainsi que sur l'endroit qu'elle sera amenée à rejoindre, le jour où ses dons commenceraient à se manifester.  

Tristan accueillit cet enfant avec le plus grand des enthousiasmes. Avec l'infime conviction qu'il s'agissait là d'un précieux présent, en souvenir des agréables moments passés en la compagnie de son éphémère amante, et divinité qu'il vénérait.

La petite Alie a grandi auprès d'un père affectueux avec lequel elle ne manqua de rien. Il avait pris le soin de cacher son existence à ses propres parents, estimant qu'ils ne pourraient pas comprendre la situation et qu'ils exigeraient de lui qu'il la confie à d'autres. Sous prétexte qu'il serait trop jeune et trop immature pour accueillir une telle responsabilité dans sa vie qu'ils jugeaient, également, comme trop instable.  
 
Même s'il n'était pas le plus assidu des parents, il faut avouer qu'il s'en est plutôt bien tiré avec la petite demi-déesse. À quelques détails près.  
 
Pour commencer, il était sans arrêt mitigé entre sa vie en France et celle à New York. New York qui occupait maintenant une place bien plus chère à son cœur, puisque c'était dans cette ville qu'il avait eue le privilège de rencontrer sa muse en chair et en os. Et d'un autre côté, son pays natal finissait bien rapidement par lui manquer. Alors la jeune Alie se retrouvait à voyager d'un continent à l'autre au bout de plusieurs mois à rester sur place. Mais ça lui était égal, car elle adorait les diversités qui pouvaient exister entre ces différentes cultures. Et puis elle n'avait jamais eu l'occasion de connaître un train de vie plus ordinaire, alors tout cela lui paraissait incroyablement normal.  
 
Cette manière de vivre ne posait pas de réels problèmes pour son éducation. Tristan ayant décrété que son enfant était bien trop spéciale pour se contenter de suivre un cursus classique dans un établissement bien défini – un type d'enseignement qui ne lui conviendrait de toute façon pas, étant donné ses difficultés en matière de concentration – il s'arrangeait toujours pour dénicher à sa fille des professeurs particuliers, avec lesquels il finissait le plus souvent par trouver l'un ou l'autre arrangement, lorsqu'il ne pouvait se permettre de réclamer la moindre avance à ses parents sans manquer d'éveiller quelques soupçons. Des arrangements que l'on pourrait parfois qualifier de discutables, pour certains, mais ainsi va la vie.  
 
En-dehors de certains de ces professeurs particuliers, Aliénor n'eut jamais l'occasion de bénéficier de l'influence d'une présence féminine stable durant son enfance. Si on enlevait quelques petites histoires très brèves, son père ne s'était jamais laissé aller à des relations plus sérieuses. Son amour et sa dévotion n'appartenaient qu'à Perséphone, à qui il adressait chaque jour sa reconnaissance pour ce cadeau qu'elle lui avait fait.  
D'ailleurs, il endoctrina l'enfant dans ses croyances et valeurs en la matière dès son plus jeune âge. Aliénor était tenue de rendre hommage à sa génitrice, bordée par les mêmes versions édulcorée et romancées de son histoire et de sa personnalité, qui étaient les seules auxquelles son père prêtait attention.  
Ce dernier avait également la fâcheuse tendance à trop mettre sur un piédestal la petite fille. Lui faisant miroiter à quel point elle pouvait être spéciale et extraordinaire. Ou encore comment sa vie au camp ne seraient faites que de fabuleuses aventures (d'après la propre idée que lui s'en était fait). La berçant ainsi d'illusions qui la feraient tomber de bien haut, lorsque le temps serait venu pour elle de découvrir que la vérité serait toute autre. Mais comment blâmer cet homme aussi naïf et à l'esprit rempli de rêves insensés…

Aliénor avait toujours aimé les fleurs. On en trouvait constamment des myriades dans la chambre qu'elle occupait, peu importe l'endroit où l'emmenait son père. Et puis, il y eut ce jour magique, où ce dernier réalisa qu'au contact de sa fille, ces fleurs se mettaient à faner bien plus tardivement qu'à l'accoutumée. Il était enfin là. Ce fameux signe qu'il avait attendu depuis toutes ces années. Celui indiquant que les dons de la petite commençaient enfin à s'éveiller et qui confirmait plus que jamais le lien qu'entretenait sa fille avec la déesse qu'il vénérait. Il y vit d'ailleurs un nouveau cadeau de la part de cette dernière ; en signe de reconnaissance pour leur loyauté à tous deux. Et peut-être aussi, que c'était là la preuve de son affection et de la fierté qu'elle pouvait éprouver à l'égard de son enfant. Une fois encore, il berça l'esprit innocent du dit enfant d'illusion. Pour la dernière fois, ceci dit.  
 
Sans plus tarder, il entreprit de faire une nouvelle fois le voyage jusqu'à New York et de l'emmener jusqu'à l'endroit que lui avait indiqué cette femme qui s'était présentée à lui, il y a dix ans de cela.  
C'était le moment qu'avait attendu la petite Alie pendant toutes ces années. Celui où les histoires que lui comptaient son père sur sa destinée allaient enfin pouvoir prendre vie. Malheureusement, les choses ne se passent pas toujours comme on l'espérerait.  
 
La cérémonie d'arrivée marqua le début de la descente aux enfers (enfin, façon de parler) pour la jeune Aliénor. Elle avait beau s'époumoner à expliquer qu'elle connaissait parfaitement l'identité de sa mère, rien n'y faisait. Cette dernière ne l'avait encore jamais reconnue publiquement, il lui était donc impossible de rejoindre ses adelphes. On tenta également de lui expliquer qu'elle était loin d'être la première à vivre pareille situation, mais le mal était fait ; l'enfant ne put s'empêcher de recevoir la nouvelle comme une gifle.  
Si elle était bien présente physiquement, son esprit fut totalement absent lorsque les enfants d'Hermès l'accueillir au sein de leur bungalow. Et elle demeura inconsolable pendant des jours.  
 
Elle trouva cependant une pointe de réconfort lorsqu'elle réalisa qu'elle n'était pas la seule enfant de Perséphone présente au pavillon d'Hermès. Elle se lia même d'une amitié sincère avec l'un d'entre eux. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de fixer avec envie le logement de ses adelphes, essayant de ravaler sa frustration à leur égard.  
 
La vie au camp était bien loin de ressembler aux histoires embellies par son père.  
Elle n'était pas réellement friande des entraînements et ils le lui rendaient bien. Ses progrès étaient incroyablement lents, c'était même à se demander parfois si elle en faisait réellement. Elle était bien plus à l'aise avec les autres activités proposées et plus particulièrement les cours plus théoriques, qui ne manquèrent pas d'affûter son goût pour la lecture. Même avec les difficultés qui l'accompagnaient.  
Elle avait également beaucoup de mal à se faire des amis, préférant le plus souvent s'isoler au calme durant leurs temps libres. Et puis il y avait ce moment qu'elle ne cessait d'imaginer sous toutes les coutures dans sa tête. ; celui où sa mère déciderait enfin de lui accorder sa reconnaissance. Mais qui tardait pourtant à arriver.  
Le quotidien lui semblait banal et plus le temps passait, plus elle était nostalgique de ces quelques années passées auprès de son père.

Fraîchement arrivée à l'âge de l'adolescence, un changement de taille vint bouleverser ce train-train quotidien qui lui paraissait si ennuyeux. Mais à la réflexion, elle aurait sûrement préféré ne jamais y avoir été confrontée. Cet adelphe si cher à son cœur qui partageait avec elle le bungalow d'Hermès venait enfin d'être reconnu par leur mère et l'abandonna à son triste sort pour rejoindre la place qui aurait toujours dû être la leur. À l'annonce de cette nouvelle, le goût amer de la trahison lui emplit la bouche.  
Aliénor ne comprenait pas pourquoi sa mère ne cessait de la rejeter inlassablement. Elle ne comprenait pas où elle avait fauté. Elle était pourtant de son sang et lui avait voué un culte depuis sa plus tendre enfance. On ne pouvait pas en dire autant de ses autres enfants, alors pourquoi tant d'acharnement sur sa personne ?  
 
Ce soir-là marqua un nouveau tournant dans la vie de l'adolescente. Tout d'abord, elle décida de couper les ponts avec cet adelphe qui avait été son ami le plus précieux ici. La décision pouvait sembler égoïste et incongrue, mais la rouquine était désormais incapable d'éprouver la moindre sympathie à son égard. À l'instar du reste de sa fratrie.  
La seconde décision consista à renier elle aussi sa génitrice. Elle ne lui adresserait désormais plus la moindre louange ou prière.  
 
Sa troisième et dernière résolution consista à tout faire pour pouvoir quitter ce camp dès que possible. Deux ans auparavant, la nouvelle était tombée que les portes de Nausikaa étaient à présent ouvertes et qu'il serait possible pour les demi-dieux de quitter le camp, à la condition de passer l'épreuve déterminant qu'ils seraient à présent aptes à s'en sortir dans la cité.

La rouquine n'avait jamais revu son père depuis le jour où il l'avait amenée à la frontière du monde des mortels. Ils s'étaient contentés de correspondre, mais les échanges devenaient de plus en plus espacés et les mots de plus en plus froids. Loin des yeux loin du cœur, comme on dit.  

Avec le temps, les responsabilités de Tristan finirent par le rattraper. Il s'était également lassé de ses pratiques religieuses et avait même rencontré une femme avec qui il avait désormais deux enfants. Bien officiels, eux. D'un autre côté, ses propres parents avaient cessé de l'entretenir, souhaitant que leur fils se confronte enfin aux réalités du monde et il avait dû trouver un moyen plus concret de subvenir à ses besoins (et à ceux de sa famille) que celui de jouer les artistes itinérants.  
Aliénor ne tarda pas à comprendre qu'étant donné le portrait de cette nouvelle vie qu'il lui dépeignait depuis peu, il serait inutile de venir lui rendre visite en France (puisque c'était là-bas qu'il avait fini par définitivement poser ses bagages, avec sa famille), une fois qu'elle serait libre de quitter le camp.  

Ce fut également elle qui décida de rompre les échanges avec son père et elle demeurera sans nouvelle de lui pour les années à venir.

Dès qu'elle en a eu l'occasion, Alie s'est empressée de passer cette épreuve qui devait la libérer de ce camp où s'empilaient toujours plus de mauvais souvenirs. Avec le recul, son quotidien n'y était pas aussi détestable qu'elle l'estimait à l'époque. Mais soyons réalistes, il ne s'agissait pas pour autant des plus belles années de sa vie.  
Elle échoua lors de cette première tentative. Mais loin de se laisser décourager, elle retenta l'expérience un an plus tard. Cette fois, elle s'en était sortie. De justesse, mais elle, y était parvenue et c'était tout ce qui comptait à ses yeux.  
 
Une fois libre de vivre au sein de la cité de Nausikaa, son choix professionnel se porta tout d'abord vers une activité de fleuriste, où elle fut employée pendant quelques brèves années. Ensuite, elle opta pour une herboristerie, mais se lassa tout aussi vite du côté répétitif de cette profession.  
 
Aliénor passa les années suivantes à jongler entre divers petits boulots. Incapable de trouver la moindre satisfaction à rester en place au même endroit plusieurs années de suite.  
Son potentiel ne s'étant toujours pas pleinement déployé, elle regrettera amèrement de ne pas pouvoir s'installer à New York, histoire de changer un peu d'air. La présence des monstres étant de notoriété publique dans la ville, et ses faibles compétences en matière de défense étant ce qu'elles sont, y vivre pleinement serait purement suicidaire.  
Ça ne l'empêchait pas d'y faire quelques escapades – le besoin de changement finissant toujours par se faire trop oppressant – mais toujours en faisant preuve d'une extrême prudence.  
 
Il y a tout juste deux ans, elle a décidé de rejoindre l'Amphithéâtre pour y exercer tout d'abord en tant que danseuse, puis plus récemment, elle a ajouté le chant à son répertoire.  
Le fait qu'elle ait autant tardé à s'adonner à ces passions s'expliquant par le fait qu'elle ait longtemps réfréné cette envie de rejoindre une voie plus artistique, qu'elle associait beaucoup trop aux souvenirs de son père.  
Pour le moment, elle s'y plaît. La vie d'artiste ajoute un peu de piment dans son quotidien. Reste à savoir pour combien de temps encore, car Aliénor est malheureusement incapable de rester en place bien longtemps.