sachez-le, aujourd’hui Dante a le cœur lourd.
c’est l’un de ces nombreux jours où le vide semble trop creux, trop vertigineux, comblé par une rage bouillante dans tes entrailles. ses pieds traînent au sol, les bras colés au corps allourdi et même son regard portait le mélange habituel de peine et de colère. sur tes lèvres, aucun sourire, sur ton front, seulement des sourcils fronçés, tes joues fades faisant ressortir le bleu-gris de tes cernes — toujours aussi proche de l’image qu’on se fait des enfants de la Vengeance. la scène a des allures infernales, les reflets rouges de tes cheveux mettant garde contre les flammes qui pourraient se propager trop rapidement et brûler tout sur son passage.
c’est comme ça qu’on te crâint, qu’on te hait.

c’est comme ça qu’un mot, qu’un geste comme de l’essence embrase ton regard, tes mains, ton cœur et tout le monde se peint d’un rouge carmin. te voyant être blessé, Pachinko aboie, grogne contre ceux qu’elle voit comme tes ennemis, se place entre vous et toi d’un geste protecteur la couvre, la pousse hors de cette bagarre, hors de cette rage semi-divine. l’échange ne dure pas plus longtemps, tu en mets deux à terre et un troisième te frappe en plein visage t’amenant à la renverse. mais eux n’ont pas la colère de ta Mère dans les veines, alors pendant que tu regardais le ciel, reprenant tes esprits, ils fuient. puis Pachinko revient dans ton champs de vision, gémissant, reniflant, essayant de te lécher mais tu l’en empêches avant de te redresser lèche pas ça… tu t’essuies le nez avant de le boucher pour éviter que plus de sang ne coule, restant assis encore un moment avant de te relever.

tu te relèves enfin, dépoussière tes habits et jette un regard à Pachinko - elle n’était pas blessé, juste un peu de sang sur la fourrure, le tien quand tu l’avais poussée précédemment. un soupir de soulagement t’échappe, quand tu sens une main sur ton épaule, tout ton corps se crispe pensant que les lâches sont revenus. quoi !? tu beugles, n’ayant pas reconnu le touché de ton ami. tu te retournes et lui offre une image sûrement trop frappante pour son caractère renfermé, craintif. le regard noir, les sourcils bas, une trace de sang, le tien, allant des narines à la joue droite et quelques gouttes de ce sang sur ton pull, mais le sang sur tes mains ? le tien ou celui de quelqu’un d’autre ? les deux sûrement. ah c’est toi… c’est pas l’moment. tu passes tes doigts sur ton nez, puis les regarde - le sang avait bien arrêté de couler. tant mieux. puis relève le regard vers Seren si c’est Pach’ que tu veux, j’te la laisse. moi, j’ai des affaires à régler. une vengeance inassouvissable à exercer. tu fais un geste à la husky, lui ordonnant de rester assise et sans attendre de protestation de Seren, tu lui passes à côté, le bousculant presque, allant dans la direction des fuyards.

tu n’étais pas un enfant de Déméter donc la météo était hors de ton contrôle et pourtant cette après-midi, le temps reflétait bien les grondements de ta voix. le vent sifflait dans tes oreilles se mêlant au son des battements rapides de ton cœur et te poussait vers ta Vengeance, loin de l’Amour que deux êtres portaient pour toi — “aimez-moi mais tenez-vous loin”.

mais l’Amour est aveugle, et sourd.
l’Amour s’accroche à toi, t'arrête, tu essayes de te débattre mais avec son corps frêle il peut être étonnement tenace. il force le face à face alors tu forces un regard sombre comme le ciel au sien trouble pourquoi tu pleures ? le réprimandes presque j’ai plus rien. ton nez ne saigne plus, la douleur aura bientôt disparu aussi. tu laisses ses mains tièdes te toucher, tu le laisses peindre tes lèvres gercées d’un rouge carmin - tu peux déjà sentir le goût métallique qu’il reprends dans ta bouche, mais ce goût-là ne te choque plus, tu le remarque à peine -, mais la douceur de ses gestes n’arrivent pas à troubler, à déraciner, la haine de ton cœur; la preuve — présentement tu le hais. tu hais l’Amour, son Amour, qu’il te laisse être consommer par la haine, la Vengeance, qu’il te laisse être le digne fils de ta Mère ! tu prends ses poignets entre tes mains froides, serre mais ne rompt pas le contact des siennes contre tes joues. quoi “mh” ? tu le regardes, la bouche entrouverte, l’air moqueur, attendant une suite — que tu es méchant, Dante, tu sais bien qu’il ne parle pas ! mh. tu répètes après lui, presque déçu. le regard toujours droit dans le sien, tu cherches a y déchiffrer le sens de ces sons “mh” - tu veux que je reste ? tu veux pas que j’aille rendre la pareille ? alors que c’est toi qui a commencé, qu’on a cherché à calmer en te mettant à terre sans savoir que cela n’a fait qu’enflammer ta colère. tu veux pas que je me blesse ? mais qu’est c’que ça peut t’foutre !? que tu exerces ce devoir que ta Mère avait planté en toi ? que tu fasses de ton corps une ruine à son Nom ? tu soupires, Seren tu comprends pas. à quatorze ans on croit qu’on porte en nous tout le mal du monde et que seule la douleur infligée à soi-même et aux autres permet de s’en défaire ne serait-ce qu’un instant.

alors pourquoi gardes-tu tes mains autour des poignets de Seren sans les lâcher ?
sans les retirer encore de tes joues ?
l’Amour pouvait-il troubler la Vengeance ?

tu te souviens d’un Proverbe que ta maman répétait souvent:


tu pouffes de rire, baissant le regard au sol — Salomon avait donc une phrase pour tout.
le pire était qu’elles semblaient vraiment justes.

on aime croire les flammes de l’Amour plus douces, moins destructrices que celles de la colère, mais tu avais grandis avec ces deux-là entre-mêlées sans apprendre à reconnaître laquelle réchauffe le cœur et laquelle le brûle.
laquelle fait voir le monde en rouge, laquelle en rouge et gris.
laquelle répand sa chaleur et laquelle étouffe.

la fièvre colérique s'apaise petit à petit au contact de l’Amour, mais tu sens l’Amour violent en retour, tu sens ses ongles marquer ta chair mais tu ne te plains pas, ne grimaces pas — tu as été méchant, tu mérites cette douleur.

Dante
tu relèves aussitôt le regard vers Seren, les yeux ronds, étonné, refroidit d’un coup.
c’est que tu arrêtes presque de respirer, attendant comme un croyant qu’un ange ne lui livre son message divin.

peur
et comme si l’ange t’avait tourné le dos, t’avait maudis, la peur s’empare de ton regard. tu comprends un peu mieux peut-être la différence entre le feu de l’Amour et celui de la colère.

c’est à toi qu’il livre ses premiers mots et tu aurais préféré des mots plus joyeux associés à ton prénom, en fait tu aurais préféré que ton prénom, associé aux images infernales, ne soit pas son premier mot, tu aurais préférés des mots comme “Pachinko”, “Amour” ou “Amis” à ses lèvres, mais non ! il a fallu que ta Vengeance, que ta colère souille jusqu’aux premiers mots d’un autre.

le ciel gronde et d’un geste brusque tu romps le contact de vos mains et recules d’un, deux pas, comme pour observer les dégâts que tu avais fait — un autre aurait rit, aurait été heureux de voir Seren, si fragile, brûler d’une flamme similaire à la tienne mais toi, toi, tu voulais fuir, tu ne voulais pas croire que cette peinture était la tienne.
le goût métallique dans ta bouche te devient soudainement insupportable, tu avales, avales, à t’en dessécher la bouche pourvu que le goût disparaisse.
tu te sens sale, si sale, de tout ce sang sur ta chair, de tout cette colère dans tes veines.
si tu te sentais comme ça, qu’en était-il de Seren ? était-ce vraiment ses premiers mots ? était-ce sa première fois en colère ? ton sang sur ses mains, était-ce la première fois qu’il en touchait ?

tu reviens vers lui, prends ses mains une à une dans les tiennes et frotte fortement le sang séché avec le bout de ta manche. il ne partirait pas sans eau et tu te désespères — il a fallu que tu le marques jusqu’à sa chair. j’te demande pardon Seren… tu souffles regardant ses mains rougies - les larmes ne bloquaient pas ta gorge ni ne floutaient ta vision, tu n’avais pas le droit aux larmes - puis tu relèves le visage vers Seren, l’expression troublée de peur et de tristesse cette fois, pardon d’t’avoir fait peur, d’t’avoir fait parler... dans un autre contexte, sous un autre ciel, tu aurais été si heureux d’entendre le son de sa voix rauque, d’entendre ton prénom de ses lèvres, mais aujourd’hui tu ne peux que t’attrister de cet évènement pardon d’t’avoir blessé. tu t’approches pour le serrer fort dans tes bras, les bras autour de ses épaules, ton visage dans le creux de sa nuque.

c’est injuste, quand même. c’est toi ! qui crache ta colère et pourtant c’est dans son regard que tu la vois, alors en récolter les fruits n’est que juste. pourtant sa colère n’est pas vénale comme la tienne, elle naît de l’Amour. mais pourquoi, pourquoi devais-tu faire de l’Amour Vengeance et colère ? pourquoi cette triste folie à laquelle tu vous soumettais ?
parce que tu ne veux pas apprendre de tes erreurs, des erreurs de tes parents,
parce que tu ne savais pas aimer,
parce que tu avais peur d’aimer.

tu avais l’habitude du silence de Seren, ayant appris à lire son regard, ses expressions, son corps mais à présent ce silence t’effraie — que feras-tu s’il ne te pardonne pas ? s’il ne veut plus jamais te revoir ? tu feras comme toujours.
tu redeviendras un être solitaire sans cette communauté qui se voulait famille.
mais maintenant que tu avais goûté à l'amitié, tu ne voulais pas l’abandonner, ne voulait pas t’en priver. alors tu ne romps pas votre étreinte, craignant de voir son expression te rejetant — tu regrettes tout alors tu voulais faire durer ces hypothétiques derniers touchés le plus longtemps possible.

puis tu sens ces mains, leurs chaleurs sur tes hanches, sur ton dos, dans tes cheveux, un frisson te parcourt à chaque touché, comme si ton corps se réhabitue au sentiment d’être touché, tenu - trop vite a-t-il oublié cette sensation -, suivis d’un OK. deux lettres tracées sur ton dos, simples et pourtant elles signaient la fin de tes angoisses - tu ne lui demandais pas de te pardonner aujourd’hui, ni demain, ni jamais, mais savoir qu’il te voulait encore dans sa vie malgré ta colère voulait tout dire. enfin tu sens son visage au creux de ta nuque, en miroir au tien, ses cheveux mélangés aux tiens, son souffle caressant ta peau puis sa voix. mais cette fois, aucune peur, aucune colère, seulement des mots rassurants. pour ce “ça va aller” tu ne t’en veux pas, au contraire il calme définitivement tes angoisses, te permettant enfin de rompre votre étreinte. tu gardes quand même tes mains sur ses épaules, viens on- on doit aller laver le sang… déjà qu’on nous r’garde mal au réfectoire imagine si on s’pointe peints comme ça… une grimace aux lèvres, si ce n’était que toi, tu t’en ficherais - bien qu’à nouveau adepte de l’hygiène, tu serais peut-être passé aux douches, qui c’est - mais déjà Seren avait des problèmes, tu ne voulais pas lui en rajouter, surtout que s’il en avait trop à gérer, tu ne pourras pas le protéger.

tu poses enfin ton regard sur Pachinko, évitée jusque là, honteux, et consciente de ton nouveau regard sur elle, elle s’approche de vous, se pose à vos pieds, ses yeux bleus ciels, lumineux dans les tiens — c’est comme si elle cherchait à comprendre, à prendre toute la noirceur de tes yeux, de ton esprit. faudra aussi débarbouiller la miss… quelques tâches de boue et de sang pouvaient se voir sur son pelage, tu passes une main sur tête, puis sous une oreille, sous l’autre à quoi elle réponds avec un aboiement. aller, on y va. tu prends la main de Seren avant d’ouvrir la marche.
ainsi vous marchiez en silence, trois figures tachées de carmin - une plus que d’autre - et le peu de personnes qui passait près de vous vous fixait perplexe mais tu ne leur adressa aucun regard en retour, tu voulais juste vous laver de tes colères. enfin, vous arrivez à un grand évier de jardin près des bungalows. tu ouvres un des robinets pour voir si l’eau en coulait et après un court grondement de tuyau, un fin jet d’eau coule du robinet. t’as une belle voix, tu sais ? et tu tournes brusquement le robinet en faisant couler un débit d’eau beaucoup plus fort, trop embarrassé pour qu’il t’entende dire ça, pour qu’il comprenne ce que tu viens de lui dire, les compliments n’allaient pas avec ton esprit noir, ta voix grondeuse. manches retroussées, tu commences à te laver les mains pensant à ce que Seren avait dit “Dante, peur, ‘a va aller”, tu t’en voulais quand même encore - peut-être pour toujours - d’avoir forcé sa voix à se révéler, mais en pensant juste au son de cette voix rauque, utilisée après qui sait combien d’années, irrégulière, plus aigüe que la tienne, tu ne pouvais t’empêcher de l’apprécier — tu ne pouvais t’empêcher d’aimer tout ce qui était cassé.

ce n’était pas la bonne manière d’aimer, mais tu n’avais jamais eu la chance d’être gentil - même avec ta mère humaine tu n’y étais pas arrivé, seulement moins colérique, plus souriant mais jamais tu n’étais réussi à lui montrer ton amour -, toujours les poings ensanglantés, la mâchoire serrée. animé par le désir qu’on ait peur de te faire mal, qu’on est peur de faire mal à tes proches, qu’on est peur que le sang sur tes mains soit le nôtre.
et cela fonctionnait, mais à quel prix.
au prix de ton propre amour.

et pourtant dans ces mains teintées de sang, Seren s’y sent en sécurité. dans l’ombre de ta figure rougeâtre, il se sent en sécurité. à tes côtés, il se sent en sécurité.

de ta vue périphérique, tu vois le torchon tomber de ses mains, il t’avait donc entendu. mais tu continues de te frotter les mains, le bout de tes manches, frissonne au contact de l’eau et le tissu froid sur ta peau, regardant l’eau rougeâtre couler dans l’évier habitué à voir des couleurs plus sombres, plus sales. puis Seren se reprend, mouille le torchon et à ton étonnement ne se lave pas lui mais toi. il le passe sur ton torse puis ton visage, tu fermes les yeux le laissant faire, fronce légèrement des sourcils quand il passe sur une plaie, sur ton nez encore un peu endoloris, mais ne bouge pas, docile — cette affection malgré les mots durs, malgré les grognements, cet amour soigneux qu’il te montrait, quel genre d’amour est-ce ?

en quête de réponse, tu ré-ouvres les yeux, le regarde se détendre, sourire — amour familial ? amical ? la réponse t’es dure à lire. tu n’arrives qu’à lire le calme revenu, un vague “merci” sur ces lèvres. c’est sincère. tu reprends assez subitement, j’la trouve belle ta voix. tu passes une main dans tes cheveux mouillés, détournant le regard, embarrassé si jamais… ‘fin un jour si tu t’sens de- de parler… j’aimerai bien l’entendre à nouveau… ta voix. ouais… et Seren pourrait frotter longtemps ton visage avant d’enlever la nouvelle teinte de rouge qui peignait maintenant tes joues — cet amour qu’il cause dans ton cœur, quel genre d’amour est-ce ?
trouveras-tu cette réponse dans un des mille livres que tu avais lu ? dans ces yeux ? sur ses lèvres ou celles d’un.e autre ?
mille questions à poser, mais à qui ?

tu les laisses alors en suspens, sachant déjà que tu préférais la colère, plus facile à identifier, à comprendre, à montrer, et pourtant tu lui prends alors le torchon des mains, le passe à nouveau sous l’eau avant de te mettre à nettoyer le sang de ses mains, plus facile à enlever vu qu’il n’avait pas coulé de ses veines. tu passes le torchon sur ses manches aussi, son haut, son cou, tachés quand vous vous étiez pris dans les bras. tes gestes étaient moins doux, moins précis que les siens mais témoignaient de cette même affection que tu t'obstinais à te refuser.