Elle a fermé les rideaux miteux de son petit appartement. Ils sont jaunis par le tabac de l'ancien locataire et puis le sien aussi. Au coin du plafond, juste à côté, de la moisissure s'étend peu à peu. Elle paye une misère. Ne trouve pas de quoi se plaindre, mange sans envie le morceau de gâteaux que la fille qu'elle a vu hier soir lui a donné. Elle aurait dû en prendre plusieurs parts. Elle se sent stupide.

Elle s'est recroquevillée sur son matelas, la radio crachant les dernières actualités à côté d'elle - Dionne a encore un malaise de la veille, sûrement d'avoir trop bu dans le sous-sol d'un immeuble de Manhattan, qu'elle tente tant bien que mal d'extraire. Elle soupire. Ca tambourine à la porte. Elle n'attend personne - alors elle ne répond pas. Cela continue de tambouriner. Elle se relève, lisse machinalement sa longue chemise de nuit et observe à l'œillet de sa porte. Elle ne retire pas la chaîne qui coince la porte et qui empêche d'ouvrir pleinement, regarde rapidement autour d'elle - il lui faut un pas pour se munir d'un couteau de mauvaise facture, à la lame grande, et un autre pour revenir à la porte. Le visage qu'elle entraperçoit lui tord le ventre. Il a du courrier entre les mains et une casquette de facteur.

Mais il y a quelques jours, il lui servait un plat, au restaurant -
Et il y a deux semaines, en soirée, elle l'a vu, au bras d'une de ses seules amies qui s'amuse encore à fréquenter des hommes, elle l'a connue du lycée, une de celles qui l'a aidée, à l'époque
Et encore un avant, peut-être un mois, c'est lui qui conduisait le taxi dans lesquelles sa copine de l'époque et elles se sont engouffrées, ivres,
Alors -
Je ne sais pas à quoi vous jouer - Elle dit et entrouvre la porte, coincée par l'entrebâilleur, elle peut discerner sa silhouette et inversement - il peut deviner la tenue de nuit, les cheveux coupés courts, à la garçonne, les pieds nus - et peut-être un peu du couteau, même, Mais cela en devient particulièrement terrifiant. Je ne sais pas ce que vous voulez mais mes voisins savent que je suis une jeune femme qui vit seule, et au moindre cri, ils contacteront la police. Elle chuchote pour ne pas alarmer tout l'immeuble, les murs sont relativement fins ici, surtout dans les couloirs tapissés de moquette. Le regard qu'elle lui offre est inquiet et défiant, n'osant pas ouvrir davantage. Partez avant que je contacte la police. Elle tente de lui ordonner, le coeur serré.

Elle est encore jeune, ne prétend pas à une jeunesse artificielle ; sa nature divine est encore acquise seulement du bout des doigts. Elle ne connaît ni son potentiel, ni un monde différent - avec elle - avec les autres, les faux hommes, tout cela lui est lointain. Elle a cette solitude, qui l'isole, qu'elle tente de vaincre par l'omission.

Elle comprend immédiatement ce qu'il prétend en un sous-entendu ; elle comprend sa nature surnaturelle et l'anormalité de ces rencontres multipliées au détour d'une vie prétendue. Ils sont liés par la dissimulation. Elle sait et elle a peur - elle sent le danger qui rampe jusqu'à ses pieds, et que s'il n'entre pas par le fait qu'elle lui ouvre, il pourra sûrement le faire par la force. Sa méconnaissance la trouble, elle n'est pas certaine de comment elle doit agir. Elle craint aussi pour les autres - pour ses voisins, qu'elle soit dévoilée - qu'il détruise son quotidien plus que si elle coopère d'elle-même. Cela va vite dans sa tête, sa main serre autour du manche du couteau.

Si les prisons ne sont pas faites pour l'enfermer - les verrous ne sont pas faits pour lui résister. Elle recule de trois pas, en silence, et ouvre grand la fenêtre et les rideaux. Derrière, des escaliers de secours comme dans la plupart des immeubles de New York. N'arrête pas de penser à l'erreur suivante : quand est-ce qu'elle lui a dit son prénom ? Était-ce au restaurant, avec son amie ou dans le taxi ? Ou encore avant ? La radio chante encore.

Dionne referme la porte, en retire la chaîne mais ne lui indique pas que c'est ouvert. Ele n'a pas envie qu'il lui défonce sa porte et a un instinct autour du fait qu'il pourrait le faire. Encore pieds nus, en chemise de nuit, couteau en main, elle se précipite vers la fenêtre pour dévaler les escaliers métalliques, il y a quatre étages. La rue, en-dessous, est déserte - c'est une petite rue malfamée comme une impasse, qui ne mène à rien de plus que l'avenue, cent mètres plus loin. Le temps de descente lui semble infini.

tw violence/sang

L'illusion lui fait pousser un cri d'effroi. Le béton sous ses pieds, froids, les bras en protection comme si cela pouvait changer quelque chose, contre le mur en tentant de s'écarter, un instant plus tard et il n'y a rien - ni mort - ni voiture crissant. Seulement la voix de l'être maudit qui la hante jusqu'à son pallier. Sa respiration s'est agitée, les mouvements de sa poitrine sont erratiques, l'esprit sous le choc des événements à la suite. Les hurlements près d'elle sèment encore plus le trouble dans sa tête et elle peine d'abord à lutter quand elle se fait soulever - l'humiliation grandit. Sentir ses mains sur elle le dégoûte, et elle ne se sent ni sauvée, ni reconnaissante - comprenant à la rue vide qu'il est question d'un tour de passe-passe qu'elle ne pouvait soupçonner comme existant.

Elle ne lui a encore pas dit un mot qu'il les ramène à son appartement : d'un mouvement de violence et de survie, elle soulève le couteau qu'elle serrait toujours dans sa main pour lui enfoncer d'un geste sec et tremblant dans la jugulaire, s'y reprenant à deux reprises dans l'espoir de l'achever, hargneuse et volontaire de survivre -

elle est bien trop jeune pour mourir. Elle a accompagné ses gestes d'un glapissement de rage, le visage contorsionné par l'effort, dans les escaliers de l'immeuble. En espérant le faire taire.

C'est un cauchemar. Elle fait un bruit sourd quand elle tombe dans les escaliers et le sang qui s'écoule à flot macule, elle aussi, dans le mouvement collectif des corps, des fluides, son pyjama, son visage, ses cheveux et le sol.

Elle ne croit pas en la comédie, ne veut pas y croire, en fait elle aimerait qu'il soit mort pour de vrai. Plaidera la légitime défense, pleurera un mort qu'elle ne regrette pas. Elle rampe d'abord pour grimper quelques marches et se redresse pour en remonter d'autres, elle aussi accrochée à la rembarde. Elle pousse un cri d'effroi en l'entendant en reprendre la parole, tourne la tête, les yeux écarquillés. La blessure aurait pu presque, elle aussi, être une illusion, s'ils n'avaient du sang partout qui lui rappelait son crime récent. (Et s'il était faux, lui aussi ?)

La ligne est ténue entre la réalité et les illusions, entre les deux mondes - mini-dieux au lieu de demi-dieux, cela la ferait crever de rire dans d'autres circonstances. Dionne n'an rien de divin. Rien de petit non plus. Plus haut dans les escaliers elle le regarde, les yeux écarquillés. Elle n'a plus d'autres choix que l'obéir et d'avancer, ce qu'elle fait à grands pas, Je peux aussi soigner mes blessures. Elle lui déclare sèchement, se sachant incapable de le faire aussi bien que lui. Ce n'est pas de la provocation mais une tentative de se redonner contenance. Elle se sait à sa merci et potentiellement presque morte alors autant le faire dignement. Son corps trahit tout le reste, elle rouvre la porte de l'appartement, humiliée, dévoilant la petitesse du lieu ; il y a toujours l'assiette avec la part de gâteau à la crème sur le lit, la radio allumée, la fenêtre ouverte, ses vêtements de la veille dans un coin, sur une chaise. Elle se retourne vers lui, le regarde, tourne la tête, se voit dans le miroir et se met à rire - c'est un fou-rire nerveux de constater qu'elle a lutté pour survivre pendant plus de vingt ans pour sûrement mourir ici, maculée d'un sang qui n'est pas le sien, les genoux abîmés sous la chemise de nuit - elle rit, et se plie, se retient de pleurer, cela serait indigne. C'est sûrement pour cela, qu'elle rit, Ah - trimer comme une chienne pour mourir dans cet appartement pourri - c'est cruel - Ca pue le désespoir.

Dionne s'arrête de rire quand il réfute la mort. Ce n'est pas pour autant qu'elle le croit ; l'individu face à elle lui semble particulièrement imprévisible et soudain. Elle ne lui répond volontairement pas, juste avant, quant à sa capacité de régénération pour ne pas lui donner trop d'indices. Son visage s'éteint, se devant de suivre mentalement les chocs émotionnels perpétuels qu'il lui offre.

Elle regarde derrière elle les traces qu'elle a laissé dans son propre appartement - elle peut imaginer la forme de ses orteils inscrites en rouge sur les escaliers puis effacés dans la moquette sale, et puis à nouveau présente après son pallier.
Elle redresse son nom aux fracas des petits placards, tendue et souillée de le voir fouiller jusqu'à dans sa cuisine qui est aussi son salon - et aussi sa chambre. Elle aperçoit elle aussi le paquet de pommes de terre, la maigre vaisselle, des boîtes en métal où se cachent les condiments et un thé de Chine coûteux, sûrement offert - et c'est tout. Seulement instantané. Elle quitte sa place au centre de la pièce, lasse, pour venir à ses côtés. Elle 'ui fait les gros yeux, toujours méfiante, tandis qu'elle fouille et sort une petite casserole, sur la pointe des pieds. Et il est vrai : de plus près, ainsi, elle ressemble à une adolescente aux traits indéfinis. Elle claque une tasse contre le plan de travail, mer de l'eau à chauffer, Pardon. En hôte aimable, à contrecoeur, elle s'occupe de tout pour lui ; et lui sort une cuillère pour lui préparer le café. Cela lui occupe les mains. Elle ouvre la boîte métallique et dose. Je doute que tout ce bazar soit uniquement pour un café, monsieur. Elle le regarde du coin de l'oeil, toujours effarée par sa présence, et s'effaçant malgré elle, se détestant passive - mais trop prudente, maintenant, pour risquer d'être elle-même. Sa mâchoire est contractée et elle vient à en haïr sa mère, lui donnant la responsabilité de cet instant. Lui donne la responsabilité de devoir se montrer soudainement aussi douce avec un être qu'elle abhorre.

Scandalisée par la réaction immédiate, par l'insulte ; elle pestifère sans un mot, se contrarie, évidemment, malgré toute sa bonne volonté pour être douce et conciliante. Ce qui la choque encore plus est le jet précis de la tasse, l'écho ridicule de sa casse : elle se précipite à la fenêtre, se penche, pour voir dans l'obscurité, le blanc éparpillé - et dans son dos cela chante les morts sans élégie, uniquement un cynisme éteint. C'est un être destructeur qui prend tout - toutes les petites choses de son quotidien, jusqu'à ses tasses. Il racle ses fonds de tiroir en sachant qu'il n'a que ça - elle ne croit plus en lui - il est définitivement cruel. Le vent par la fenêtre fait bouger sa chemise de nuit, elle aussi, il faudra sûrement la jeter. Elle n'a jamais appris à rattraper les tâches de sang, a souillé trop de tissu, ainsi - et elle ne sait pas si c'est le froid de la nuit ou ses paroles qui la fait frissonner, mais elle a la chair de poule sans même le regarder.

D'un acte théâtre involontaire, elle se retourne en même temps qu'il la pointe du doigt, les mains encore sur le rebord de la fenêtre. Elle le considère sans le croire, Pourquoi vous feriez ça ? Car vous vous ennuyez, vraiment ? Elle aurait aimé lui dire : je ne veux pas de vous et je n'ai pas besoin de votre aide. Mais elle ne le peut pas, elle le croit pleinement quand il dit qu'il les a dévorés. Je croyais que les animaux ne répondaient qu'à leurs instincts les plus primaires. Elle pique, induit en prenant un pas de côté ; inspirant le doute et sans assumer le mépris de ses paroles. Elle est encore jeune et féroce, n'a pas encore la sagesse, la retenue - les mots justes. Pas toujours. Elle compose avec ce qu'elle peut et retient déjà bien assez ses mauvais sentiments. Elle le toise, immobile.

Tout va trop vite, ce soir. Un instant il lui sourit, offre une réflexion logique sur le temps qui passe, les années millénaires, la petitesse par extension de son existence à elle, ce que cela peut représenter de l'épargner - au fond un amusement, donc, et pourquoi pas - !

Mais nouveau revirement, qui lui semble particulièrement long dans l'enchaînement, il s'exclame et sort un couteau qu'elle n'a pas utilisé depuis son arrivée. Elle ne le connaît pas, le pensait calmer mais voilà qu'il s'agite à nouveau - la lumière de l'appartement se reflète dans la lame et ses yeux s'écarquillent pour quelque chose qu'elle a elle-même provoqué. Le coup la met au sol, proche du mur de la fenêtre, elle voit en contrebas et le voilà bien plus terrifiant, plus concret dans sa monstruosité - elle n'est toutefois pas certaine de la marche à suivre (cela ne peut pas être si facile ?).

C'était une blague, je n'aurais pas dit ça sérieusement. Elle tente le tout pour le tout, Vous m'avez fait mal - Elle souffle, s'accrochant à son bras en le regardant de bas. Elle a toujours son sang sur lui, lui aussi d'ailleurs - elle serre gentiment le bras de Duke, Je pensais que nous pouvions rire ensemble puisque vous m'avez fait des blagues plutôt désobligeantes jusqu'ici. Le contact contre son corps ne lui plaît pas, elle le fait sans envie, mais sans contrariété non plus, c'est une issue facile que de se redresser à moitié, assise, de poser sa joue contre sa cuisse et ne pas lui lâcher la manche - littéralement - Hébé n'est jamais venue pour les quelques que j'ai connu. C'est pour cela, je pensais que vous me moquiez de moi quand vous disiez que vous souhaitiez que nous devenons amis.

La radio crache, derrière eux, "Don't be cruel" d'Elvis Presley, la chanson la plus entêtante de cette année-ci -
Baby, if I made you mad
For something I might have said
Please, let's forget my past
The future looks bright ahead
Don't be cruel to a heart that's true -