il est temps, oui, il est temps. voilà longtemps que vous vous croisez, toi et elle, que vous échangez ces regards vitreux au fond desquels brille un reflet vipérin et soupçonneux.

elle sait, fils d’arès, elle sait tes torts et les exècre. elle peut faire ta chute, l’a bien laissé entendre lors du procès : elle saurait, elle saura peut-être bientôt, si tu ne marches pas droit, trouver les mots pour te pousser de l’olympe au tartare.

elle sait, et pourtant, elle n’a rien dit. plus jeune, plus jeune elle n’aurait pas hésité à user de sa voix comme d’un couperet, à se réjouir de voir le sang noir couler de ta gorge coupable et pourtant si blanche. plus jeune… plus jeune, elle aurait fait de ce procès pour enlèvement une mise à mort publique, elle n’aurait pas hésité. mais ce jour-là d’avril, elle n’a pas hésité, elle n’a pas tergiversé. elle t’a couvert de sa superbe, a soumis au silence de fils d’aphrodite pour que tes guerres demeurent secrètes, elle a choisi de ne te juger que sur l’ordre du jour : l’enlèvement de ton frère, dont tu étais innocent, dont tu es innocent. elle avait tranché, et la séance avait été levée.

mais aujourd’hui… aujourd’hui, deux mois après, il est temps pour elle de venir réclamer son dû, il est temps pour elle de venir en charognard noir et pieux, venir voir jusqu’où elle pourra triturer tes viscères, jusqu’où tu considèreras que son silence qui vaut pardon te sert plus qu’il ne te dessert.

d’une oeillade sombre, elle avait attiré ton attention à la sortie d’un conseil, toujours agité par les mêmes tempêtes que david ne maîtrisait pas ; quelques mots, et l’affaire s’était arrangée, vous vous rencontreriez aujourd’hui, chez elle, en territoire hostile, pour toi bien sûr. simple visite de courtoisie, n’est-ce-pas : était-il étrange pour des ambassadeurs voisins (elle avait entendu dire que tu logeais chez une jeune femme du quartier) que de se rencontrer à l’heure de l’apéritif ? sans doute pas.

derrière sa porte blindée et verrouillée à mille et une serrures ou presque, edith attend. sur la table basse, savamment ordonnés, des légumes tranchés dans des bols en grés n’attendent que d’être saisis et croqués avec une hargne toute humaine.

enfin, tu approches, et elle t’ouvre la porte, rayonnante comme seuls savent l’être les assassins (vous devriez pouvoir vous entendre, n’est-ce-pas ?).

« ah, cecil ! entre, entre, je t’en prie, enlève tes chaussures, je tiens à mon carrelage, et puis appelle-moi dito, bien sûr, c’est ainsi que l’on m’appelle lorsque l’on est mon invité. »

elle dit invité, elle aurait aimé asséner obligé. tu es son obligé, ne l’oublie pas, fils de la guerre.

ah, cela t’énerve, n’est-ce-pas, de l’appeler dito, de marcher sur ses terres comme on lève des yeux païens vers une icône, avec l’assurance bien humaine de ceux qui croient savoir et la crainte animale de se sentir pris au piège. tout t’énerve, sans doute, dans le décorum de cette visite qui vous impose à l’un l’autre de vous toiser à égale hauteur, à égale méchanceté, à égale incapacité d’action. il apparaîtrait certainement à un observateur extérieur que les deux serpents sur le caducée d’hermès ne sont nuls autres que vous !

tu la salue en retour, docile mais pas dompté (elle ne s’en inquiète pas : cela viendra). tu parades dans son appartement , en armes et en gloire toutes brillantes. ça jure avec les tons mats de l’appartement, avec la tranquillité du lieu qui n’accueille de guerres que celles, silencieuses, qui rythment les vies des enfants de nemesis qui dorment parfois ici. mais ce soir, il n’y a personne, que vous deux, toi et elle, elle et toi.

« sans doute pars-tu en guerre, cecil ? »

elle rit doucement.

edith marche à tes côtés, te guide de gestes bien larges, t’invite à t’asseoir sur le canapé noir en velours frappé —ça ressemble à la nuit. (la vérité, c’est qu’il était rouge, rouge sang, et puis un enfant a versé de la boisson, edith n’a pas pu s’énerver, cela n’aurait servi à rien, alors elle a reteint les housses, et puis ’est bien mieux ainsi, n’est-ce-pas ?)

« ah ! ne parlons pas tout de suite de cela, installe-toi d’abord ! que prends-tu à boire, pour commencer ? moi je vais prendre un verre de rouge, mais j’ai de très bons alcools si tu n’aimes pas, dis-moi tout, ou plutôt sers-toi, la desserte est à côté de toi, fais-ton choix »

fais ton choix, choisis ton poison.

occupée, industrieuse, elle s’agite, incline les stores, réarrange les coussins, t’offre le verre correspondant à la boisson que tu choisis, et puis finalement s’installe, ses pieds ne touchant plus le sol : justice désincarnée, elle s’élève autant qu’elle le peut afin d’atteindre les cimes obscures de sa mère.

« tu te pressais à l’instant, mais tu dois bien connaître le motif de ta venue, non ? disons… disons qu’il y a, elle fait une pause, réfléchit, deux mois, c’est cela, j’ai planté un arbre dans un coin ombrageux de ma cour, un endroit où l’on m’a dit que rien de bon n’y pousserait… et je viens en récolter les fruits aujourd’hui. »

les fruits de la connaissance, les fruits du secret dévoilé : voilà ce que tu lui offriras, cecil.

« je n’ai pas coupé la parole par bonté au fils d’aphrodite, tu sais. d’ailleurs, je me moque bien de ce qu’il voulait ajouter… j’ai déjà tant vu de toi. mais, par simple curiosité, sais-tu ce qu’il allait dire ? »

elle fait tourner, attentive, le vin dans son verre. il a de la cuisse, et saigne lourdement sur la paroi transparente. elle attend avant que de le porter à ses lèvres.

edith a un rire ouvert, tout en exclamations, ha-ha lorsqu’elle ploie le cou vers le plafond bien trop haut et que tu couine ta défense comme un petit délinquant accusé par ses pairs. quel enfant de chœur tu ferais pour des yeux moins aguerris, cecil !

« on n’est pas son passé, c’est certain. ou en tout cas, nous ne sommes pas que cela. »

elle sourit doucement, elle dit cela avec la commisération bâtarde de ceux qui rassurent les malades incurables, comme si elle n’y croyait pas. pourtant, elle-même…

« nous avons toujours, jusqu’à notre dernier souffle, l’occasion de nous réécrire, de changer de style. et puis, les actes sont une chose, mais l’intention en est une autre… pourrait-on faire le procès d’un homme qui brûle des champs, affame son village, afin de contrer l’avancée d’une maladie du blé ? sans doute pas. la finalité… la finalité de nos actes n’est jamais certaine aux yeux des autres. »

il le faut bien, qu’elle en soit persuadée : autrement, ce qu’elle fait, tout ce qu’elle fait, edith, pour grandir hors de l’ombre directrice de sa mère, pour guider son sombre troupeau dans la lumière, tout cela n’aurait aucun sens, n’en aurait jamais, si elle renonçait à croire qu’on pouvait décider qui on était — choisir comment appréhender sa mort, à défaut de choisir quand la rencontrer.
cependant, cependant, si l’on peut prétendre changer, si l’on peut prétendre ne pas être ses actes, si l’on peut prétendre à une Raison supérieure ainsi qu’elle le fait (ainsi que sa mère le reconnaît ou finira par le reconnaître, elle veut s’en persuader), si l’on peut tout cela, ce n’est pas ton cas, cecil. nemesis a tranché, et ton cas semble… injustifiable.

maternelle, faussement inquiète, réellement amusée, elle t’écoute te dépêtrer, te démêler de la lie boueuse du péché. ah oui, tu essaies de t’améliorer ? elle laisse glisser son regard au-dessus de ta tête, tentée d’employer jugement… quasiment comme un sixième sens, son pouvoir s’active. edith bride son don et le fait cesser, ne se trahissant que par un geste discret de l’index et du majeur, comme elle avait fait défiler les flashs lors du procès. elle est curieuse, edith, curieuse de ce que toi, tu as à lui dire. quel plaisir trouver dans le voyeurisme criard, alors que tes justifications grotesques lui sont offertes ?

« un monstre ? »

elle rit à nouveau, brièvement, faussement (c’est faux à dessein : il faut que tu saches que tu as fait une erreur), et chasse l’idée d’un haussement de sourcils las, entendu.

« bien sûr que tu n’es pas un monstre, cecil. je suis vieille, mais je m’en rendrais encore compte, en tout cas je l’espère, si jamais je devais avoir invité dans mon salon l’empouse ou ses charmants amis ! »

son regard s’égare sur le mobilier, revient vers toi. elle ne fait pas semblant de se trouver drôle.

« être un monstre… en voilà une belle expression d’homme pour ne pas se regarder dans la glace. il n’y a de monstres que ceux que nos parents ont combattus, cecil. et malheureusement, il n’y a pas plus humain que les enfants que nos parents ont enfantés… le meurtre, la manipulation, l’empoisonnement, l’adultère… elle fait des moulinets avec la main qui tient son verre tandis qu’elle poursuit son énumération. les péchés capitaux, les dix commandements, tout cela a été inventé par ceux de notre espèce pour nous donner des objectifs parjures, ne te méprends pas. tu n’es pas un monstre, tu es un humain… comment dis-tu ? horrible, voilà ! »

et elle aussi, ne t’en fais pas. vous êtes coreligionnaires dans l’engeance, tous les deux ; simplement, l’une d’entre vous a le pouvoir de mettre à bas les masques, et en même temps celui de se draper dans la pourpre glorieuse des empereurs empêchés… de ceux qui ont du sang sur le bas de leur toge, le leur se mêlant à ceux des autres.

« pour un demi-dieu, c’est classique, rassure-toi. pour un humain, de manière générale. »

edith dit cela du bout des lèvres, dégoûtée. elle prend finalement une gorgée : le vin a eu le temps de s’aérer, il est parfait. l'ambassadrice sursaute, puis, affable, lève son verre en ta direction :

« et santé, bien sûr ! »

santé, très cher. la mienne, et peut-être seulement en politique, mais santé tout de même.

« sur ces considérations, ma foi… existentialistes, il est temps — hélas ! de retourner à notre tambouille. ah, la politique… quel avilissement dans l’asservissement, parfois. »

il n’y pas d’ironie dans cette dernière phrase, peut-être un peu d’amertume. quelle perte de temps, ces intrigues, ces manœuvres… pourrait-elle un jour se contenter d’une vie de famille simple, d’une gestion distante de sa boutique ? saurait-elle s’en contenter, si jamais cela devait arriver ?

« ce n’est pas avec ces beaux sentiments qu’on va changer quoi que ce soit à ton cas, warren. tu es un criminel patenté et bien que vous soyez une belle brochette de crapules dans votre petit comité présidé par le rejeton favori de zeus, je pense que même eux seraient très intéressés d’apprendre certaines choses de ma bouche te concernant. qu’as-tu à m’offrir en échange de mon silence ? »

les serres du rapace se resserrent. crache, crache tes viscères jusqu’à l’os.

elle reste de marbre, et dans ses yeux, une lueur de défi, d'envie peut-être : ose, ose seulement m'approcher. il verrait de quoi est capable une vieille peau ; ou peut-être se laisserait-elle faire, lasse, pressée de se laisser tuer, une fois, oui seulement une petite, une honteuse, une secrète,  une unique fois ! se laisser aller et tuer la peur du temps qui passe en y mettant volontairement un terme, dire haha, est-ce-que tu t’y attendais ? à cecil, à thanatos, à nemesis, à eux tous, et revenir parmi les siens en messie survivant, à jamais indétrônable. peut-être bien se laisserait-elle tuer, oui. elle verrait.

mais les hommes sont décevants : elle te voit aboyer, t’agiter : pourtant, tu ne mens pas, quand tu dis que tu pourrais le faire, que tu en aurais la capacité ; d’ailleurs, tu en as également sans doute très envie, de lui montrer, à cette intrigante aux histoires un peu trop bien rangées et aux dents un peu trop blanches, ce que c’est que lutter, ce que c’est que le meurtre, le vrai, pas le lâche qu’on fait malignement pour éviter l’enquête, mais un vrai meurtre, violent sanglant tout ces mots en han ! que vous autres, hommes, avez inventé pour vous faire bander. tu veux, tu voudrais lui montrer tout cela, n’est-ce-pas ? mais tu ne peux pas, tu ne le feras pas. tu as peur, bizarrement, tu dois avoir peur, tu dois savoir que ça n’est pas à ton avantage, pas tout de suite, alors qu’on t’a vu monter, alors que tu ignores si elle pourrait revenir te dénoncer, alors qu’elle n’a pas fini son verre de vin. pas encore, cecil. une autre fois, peut-être ?

oui, voilà, c’est cela, tu poursuis, tu trouves des excuses à ta lâcheté, à tes promesses sans lendemain dont tu abrutis les femmes et qui te réconfortent dans ton ego masculin désœuvré et étriqué : tu as peur, tu te sais mis en danger par la mort de cette femme que tu méprises profondément, comme tant d’autres hommes avant toi. ça la blesse encore, parfois. pas ce soir.

finalement, tu cesses de te débattre, tu te soumets au joug de celle qui tient les cartes ce soir, tu vomis sur son tapis l’or de tout ce que tu peux lui offrir : pouvoir, haine, meurtre. elle lève un sourcil à cette dernière offre : oui, peut-être cela lui servira un jour.

« oui, des informations, bien sûr. cela me semblait entendu. tes oreilles, tes yeux sont miens… mais ça n’est pas vraiment une rétribution juste pour un bannissement évité, n’est-ce-pas ? car nous sommes amis, désormais, et les bons amis se disent tout, c’est évident… »

elle y prend du plaisir, elle ne s’en cache pas. un sourire moqueur se balade sur ses lèvres alors que tu la domines de toute ta hauteur. homme minable, politicien arriviste, proie terrorisée qui se sent tant en danger que tu te balades toujours escorté… ça n’est pas en te dressant sur tes cuisses d’airain que tu l’effraieras.

« disons que tout ce que tu as énuméré me paraît très intéressant, mais très ennuyeux. tout est trop délimité. cela t’arrangerait que j’en choisisse un, n’est-ce-pas ? que je te dise, tue celui-ci, ou bien destitue celle-là, et ensuite tu pourrais partir libre… mais le problème est qu’en ce moment, tout va bien, je t’assure… je viens à peine de revenir, et ce procès a été mon couronnement. »

cependant, et elle ne te le dit pas, elle sait que bien que son retour soit récent ; bien qu’elle ait été adoubée par david après lui avoir prêté allégeance ; bien que le travail d’emon l’intéresse et soit le signal d’une fenêtre politique qu’elle avait attendue si longtemps, malgré tout cela, elle se sait sur un siège éjectable. elle sait l’inconfort des autres ambassadeurs à travailler avec elle, à cause de son premier mandat, de la mort de kastiel, de son pouvoir, ou bien tout cela à la fois. avoir un homme à sa botte dans le conseil des illustres lui sera plus qu’utile.

« disons simplement que tu me diras tout, comme à une amie, ainsi que nous en avons convenu… et quand j’aurais besoin de tes talents, que je sais ô combien grands… je te ferai signe. »

tu sembles tressaillir, un instant ; et déjà, elle applaudit ta chute. deux applaudissements, on ne sait pas si elle te félicite abruptement ou si elle souhaite rappeler un enfant à l’ordre.

« oh ? moi qui pensais que tous les fils de la guerre était lents à la comprenette… me voilà ravie ! oui, c’est bien cela. »

et alors qu’elle pose son verre, prête à t’en proposer un nouveau, prête à s’en resservir un elle-même (pourquoi ne pas étirer cette soirée, pourquoi ne pas profiter un peu, apprendre à mieux se connaître, apprendre à mieux te connaître, toi et toute tes failles ?), tu fais mine de prendre congé. déjà ! c’est qu’il doit être temps.

« ah déjà tu me quittes ? je comprends, tu as mieux à faire. »

et alors que tu t’éloignes, qu’elle profite du dernier instant qu’elle capte ton regard céruléen pour activer son jugement, une fois, une seule fois voir l’étendue du gouffre !

elle ne voit qu’une jeune femme brune riant aux éclats. tu cuisines à ses côtés. vous êtes beaux, malgré vos visages respectifs, grattés par l’ongle d’un destin jaloux de votre beauté. l’action est une bonne action. edith hausse les sourcils, surprise, sans doute, déçue… peut-être un peu.

« je prierai pour toi, si tu le veux », lance-t-elle, distraitement.

edith semble insensible à ton départ annoncé, car elle t’a accueilli en prince, et tu repars en esclave : elle ne va tout de même pas te tenir la porte ! (même si elle se jettera derrière toi dans la minute pour refermer tous les cadenas enchantés)
toutefois, tes dernières paroles l’interpellent, et elle s’arrête net, surprise, comme mise à nue par le flash blanc d’une vérité venue de loin. cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas ressenti cela.

un temps passe, puis finalement, elle te reprend, te répond.

« oui, je le ferai aussi, bien que je n’ai pas la prétention de croire que mon salut soit assuré, ou même me soit dû. mais celui des miens… je prierai pour le salut des miens, car il viendra. »

et alors qu'elle se drape dans son orgueil pourpre, tu claques la porte.