c
'est le matin ;
'est l'aube ;
'est l'été.

une petite foule s'assemble sur la place juste devant l'ecclesia, petite foule ou peut-être plus justement foule qui essaie de se faire petite alors même qu'elle ne cesse d'enfler, murmures et chuchotis d'ombres aux paupières à demi-ensablées, petits pas de côté pour laisser entrer le dernier éploré, bientôt remplacé par un autre, et un autre, et une autre, et les autres, tous les autres, toutes les autres. petit conglomérat à demi-divin à demi-mortifié, autour d'un autre conglomérat, celui-là entièrement mort, d'ailleurs on voit : des troncs, des bras, des doigts, une tête, une langue, des organes, on pense reconnaître un sexe, on imagine trouver une bouche, on croit deviner une oreille, toutes ces chairs si communes qui s'exposent ici de manière isolée, solitaire, unique, et qui se rendent par là-même impudiques, ignobles, intimes, scandaleuses. ces chairs scandaleuses à l'aube, quel spectacle.

on dit des gens sous le choc qu'ils sont blêmes, ou pâles comme la mort, mistral, lui, est plutôt bleuté, oui, voilà, du bleu autour des yeux, un bleu maladif, un bleu klein volé aux cieux qui s'éclaircissent déjà, un bleu qui le prend aux joues et aux paupières, un bleu qui le force à garder les yeux grands ouverts malgré la sueur qui perle (non, en fait elle ne perle pas, elle ruisselle, non, elle torrente, non, elle fleuve, voilà), la sueur qui fleuve sur son front, ses yeux, ses mains, son dos, cette sueur qui refroidit un corps mort par procuration, membre fantôme d'un corps dont le décès vient d'être constaté, ce matin, cette heure, sous ce soleil pâle qui fait mine de les honorer mais qui s'impatiente de les faire pourrir pour être le seul objet digne d'admiration macabre, le soleil est jaloux de ces corps, c'est cela le problème, ce matin, le problème ça n'est pas les cadavres qui gisent là sur le dallage immaculé les cadavres qui ont sangloté leur hémoglobine sur la robe blanche des pégases qui ont été leurs corbillards non le problème c'est ce soleil qui va se lever comme si de rien n'était et qui va continuer à faire pourrir les morts et fermenter les vivants avant qu'ils ne rejoignent les premiers.

et mistral se tient là, droit, complice du soleil en ce qu'il fait encore partie de ceux qui ont une ombre portée, traître à la chair de ses chers. mistral, le visage bleu et le souffle court, le souffle court et la bouche ouverte, la bouche ouverte et aucun mot à dire, il n'y a plus de mots à dire. il n'y en aura plus, maintenant qu'il n'y a plus rien à nommer, plus rien d'important, plus rien d'essentiel, voilà, plus rien qui ait une essence hors du commun dans un univers d'existences banales.

c'est le matin.
c'est l'aube.
c'est l'été.
c'est la mort.

et cette peau pâle et ces mots doux et cette gestuelle hésitante, mistral les reconnaît intimement d'un passé lointain, comme on reconnaît un objet d'autrefois non pas à sa forme, mais au sentiment de familiarité qu'on a eu un jour pour cette forme, et dont on a pas su se séparer, malgré l'oubli de l'objet-même ; reconnaissance par un jeu de miroirs, toujours médiate, parce que l'immédiat c'est ici, maintenant, ce sont ces charognes sans voix, et précieux, parce que c'est son nom, son nom tellement hors-contexte en cette heure, en ce jour, en ce lieu, lui, parle.
précieux, alors que les gemmes rouges et noires sont devant eux, déjà grignotées par la foule avide, comme c'est affreux, de s'appeler précieux quand les valeurs viennent de s'effondrer.

« qu'est-ce-que tu dis, »

il dit cela comme on pose une question, mais bien sûr, cela signifie pourquoi dis-tu cela, t'entends-tu simplement, espèce de fou, tu me parles de pleurer alors qu'ils sont morts, quel est le rapport,

« hein ? »

et cette sueur, partout sur lui, tout le temps, qui ne cesse pas de rouler, qui n'a aucun rapport avec le fait qu'il ait dévalé trois collines en courant pour venir ici depuis chez lui. chez lui, là où il a appris la nouvelle, là où quelques mots sur un écran fissuré lui ont pris le cœur comme précieux lui serre le bras maintenant, avec délicatesse, avec la certitude qu'il n'en crèvera pas, avec cette ignoble certitude qu'il restera, c'est ignoble, maintenant, la douceur, ça n'a jamais existé que pour ce genre de jours qui devraient être des nuits parce que peut-être que ça empêcherait les gens de s'exhiber ainsi, tous dégoulinants des larmes qui leur tombent des yeux et des prénoms qui leur coulent des lippes. c'est terrible, la douceur. c'est donc ça, le goût de la mort ?

et mistral lui-même qui ne cesse de dégouliner, mais c'est de sueur. les yeux perdus dans ceux de précieux, il se dit que c'est à cause de son don, ce fameux présent divin, celui qui devrait le protéger des incendies mais qui le protège à peine des allumettes impatientes, ce don qui ne sert à rien, ne sauve personne, même pas lui-même, tant mieux peut-être, après tout, c'est terrible d'être le seul à se sauver, maintenant il en prend conscience, ce don qui s'affole ce matin et qui lui pompe toute son eau alors que tous les feux sont éteints, que tous les feux sont éteints, que tous les feux sont éteints. peut-être que c'est lui qui brûle alors.

mistral exhale, bruyamment, une fois, il dit : « putain », exhale à nouveau, amène ses deux mains à ses tempes, à ses joues, à ses yeux, d'ailleurs pour cela il tire un peu sur le bras de précieux, le soulève peut-être, il ne s'en rend pas compte, il dit : « putain », à nouveau, ça n'est pas ça qu'il voudrait dire, il voudrait dire pardon à précieux pour l'avoir déstabilisé, mais ça ne sort pas, ça ne sort pas. il se frotte les yeux, pas pour les essuyer, mais pour les dessiller, pour en arracher cette vision éclatante, puis ses mains vont se perdre dans ses cheveux, il se prend la tête et les mèches entre les mains en ouvrant les bras comme un homme en joue, en ouvrant les yeux comme un incrédule.

il voit des personnes tomber à terre, à genoux sur la dalle, des parents, des partenaires, des inconnus, il en voit d'autres partir en courant en criant la nouvelle, des enfants, surtout, qui partent en criant, on ne peut pas leur en vouloir, de partir conjurer ce fantôme ailleurs, auprès d'adultes bien vivants,

« ils font pas exprès, tu sais, »

il ne sait pas très bien à qui il s'adresse, de qui il parle, de ces enfants (qui sont-ils, des legs ou bien bien des garnements ?) ou bien de ses amis (qui ne sont plus), il ne sait pas,

« d'être impertinents, comme ça, ils savent pas ce que c'est la mort, on leur a rempli la tête des histoires de ceux qui meurent jamais, c'est très grave, c'est pas de leur faute, mais c'est très grave, ce qu'on a fait aux enfants, collectivement, »

il s'interrompt, secoue la tête, laisse retomber les bras.

« je sais pas ce que je dis, je crois. il faut que je m'en aille. »

e

t précieux d'acquiescer, que c'est doux de sa part, de regarder dans la même direction que lui, même s'il n'a pas les yeux qui piquent autant.

mistral voudrait rire, rire dans un souffle, rire dans une exhalaison, mais si, vous savez, ces timides rires soufflés qui trahissent un réel amusement, un réel soulagement, le rire d'être enfin entendu, le rire des temps anciens, peut-être le premier rire, voilà, le rire quand le premier humain a rencontré le premier autre humain qui le comprenait, partageait son expérience ; quand le premier humain est devenu le premier ami.

mais il n'y arrive pas, mistral, il a l'impression d'avoir les poumons trop froids pour ça, trop rigides, trop pleins d'une nuit qui n'a pas toujours été là, mais qui a des relents d'éternité. mistral a de la nuit dans les poumons, alors il ne peut pas souffler un rire, il peut simplement souffler, brièvement, sans joie, et ça sonne comme le soupir d'un homme sur le ring, qui sait qu'il va perdre le prochain point, le match, autre chose peut-être, voilà, c'est le soupir du déjà-vaincu qu'on force à se lever, encore, à se battre, encore, pour acter sa défaite dans les règles ; c'est terrible, de ne pas laisser les gens abandonner.

précieux a raison en un sens, en plus d'un sens d'ailleurs, mistral ne peut pas partir, peut-être n'en a-t-il pas le droit, après tout, il n'avait pas été là au moment le plus important de leurs vies, leur mort, alors, peut-être est-il dans l'ordre des choses qu'il ne puisse pas partir, qu'il n'en ait pas le droit, qu'il ne puisse pas partir, qu'il n'en soit pas capable, car on ne part pas de ce genre de scène, on l'emporte avec soi sur cinq mètres, dix mètres, toute une vie. on ne part pas. on vit dans ce lieu, on l'habite. peut-être qu'on finit par le décorer, par le réarranger, par ne plus le voir, comme on ne voit plus son domicile, la vue usée. mais on ne part pas. pour aller où ?

« je sais pas, »

des questions, toujours des questions, alors que l'évidence est là, exposée au sol, explosée en plein vol. elle n'a jamais été aussi claire, agressive, bruyante, cette évidence. et précieux qui l'accable de questions – c'était comme s'il n'attendait que ça, comme s'il s'était tapi dans l'ombre avec tous les autres, attendant mistral au tournant, voir quand est-ce-qu'il flancherait, quand est-ce-qu'il trébucherait.

« je pensais... »

il ne sait pas quoi faire de ses mains, c'est insupportable, ça lui tord le ventre, devrait-il secouer précieux par les épaules, ou bien lui tordre le cou, ou bien lui prendre la main comme il l'a sans doute fait petit garçon, faire comme si sa main était si petite qu'elle pouvait se glisser dans celle, bien plus belle, de précieux, il ne le sait pas,

« je pensais que tu comprenais, »

et c'est sur ce dernier mot que sa voix déraille un peu (et ça sonne moins comme un sanglot que comme une craie blanche sur un tableau noir, une épée rouillée qu'on laisse traîner sur une dalle brisée, quelque chose qui dit l'acharnement des choses à vous rendre la vie intolérable)

« que tu comprenais, je peux pas partir, mais je peux pas rester, c'est insupportable, et toi »

il voudrait vomir, mais il n'a rien mangé, ce matin, on ne mange pas quand on apprend ce genre de nouvelles (ç'aurait été drôle, cela dit, d'apprendre que vos amis sont morts, que votre amour est mort, que tout ce qui avait jamais compté est mort, et puis de tout de même manger vos tartines, parce qu'elles ont grillé, parce qu'on ne va pas gâcher, pas gâcher encore plus – ça les aurait fait rire (eux plus que lui)), alors il gerbe des mots qu'il ne pense pas, qu'il n'a pas intellectualisés, des mots comme des cailloux au fond d'une rivière, ce n'est pas comme si quelqu'un les avait mis là volontairement, ils ont toujours été là et ont toujours regardé les jeunes jambes des nageurs en levant les yeux, mais il les gerbe, parce que c'est plus simple de regarder les cailloux au fond de l'eau que les arbres sur l'autre rive qui brûlent,

« toi, toi, t'es là, mais qu'est-ce-que tu fais là, tu me parles, tu me parles comme si on se connaissait, mais t'es qui, en vrai, j'veux dire, t'es qui pour me dire ça, t'es qui pour être là, je vais- oh putain je vais vomir »

et il se plie en deux, équerre, plie même pas le genoux, non, il ploie à la perpendiculaire, les mains sur les cuisses, prêt à rendre, mais il n'y a rien qui sort, alors il tend une main pour attraper le genou de précieux, attraper n'importe quoi, qu'il ne le laisse pas là  tout seul.

on a l'air idiot lorsque l'on essaie de rendre sans y parvenir, la bouche ouverte, lèvres projetées vers l'avant par un appétit inverse, comme si l'on essayait de respirer à l'envers, de projeter ses poumons hors de soi. être hors de soi. on dit cela quand on est en colère, une colère folle, rage d'achille et compagnie, fureur de vivre des enfants d'arès (encore ces foutus enfants d'arès, parce que même si certains venaient de mourir, il y en avait eu d'autres, il y en aurait d'autres, les noms particuliers marquant à peine les quelques décennies de leurs vies furieuses, pour ceux-là, seulement deux décennies, la troisième à peine croquée) ; mais mistral, il n'est pas capable de ces colères ténébreuses. mistral est hors de lui, car il vient d'être exproprié de sa vie, car on vient de la lui ravir, il voit sa vie là, au sol, par terre, devant lui, il ne la retrouvera jamais, c'est sûr, même si c'est touchant, c'est vivant, ce que fait précieux, lui proposer sa main ainsi, mistral ne comprend pas tout de suite ce que c'est, ce que c'est que cette main tendue, offerte, imposée (c'est fragile, c'est froid, c'est rassérénant, c'est l'eau claire d'une fontaine qu'on ne parvient pas à boire tant elle nous glace les dents) : c'est trop, alors il serre un peu trop fort en réponse, il teste la fiabilité, la réalité des choses dans lesquelles il vivra désormais, la tangibilité des êtres qui l'entoure.
précieux, lui aussi il partira, aussi osseux et charnel soit-il, il partira, à quoi bon tout ça ? à quoi bon cette inquiétude maternelle et cette patience amie, à quoi bon cette défense de s'ôter la vie, à quoi bon ?

finalement mistral parle, il parle au sol, mais il répond aux cieux, aux cieux de précieux (ce prénom dans la langue de sa mère, il le reconnaît, mistral, comme il a reconnu sa voix son visage des temps anciens, tout dans précieux le renvoie à avant, avant, un avant en arrière, un avant qui n'incite pas à aller de l'avant),

« tu sais, ça ne servirait à rien, comme ça n'a servi à rien. »

il dit ça, ça pour les corps, pour le massacre, pour leur imprudence, pour l'absence impardonnable de mistral lors de cette virée, pour le soleil ce matin qui brille, brille, brille, pour la mort, pour leur, leur m, leur m-, non, ça ne se conçoit pas encore.

ce sombre constat, il le fait aujourd'hui et pour des siècles et des siècles, il le mâchera comme un prisonnier sa rancune, comme un pécheur sa faute. il le mâchera sans jamais l'avaler, pour donner un goût à cette éternité de repentance.

« ne t'en fais pas, »

il se redresse comme un homme seul, tout entouré qu'il est, il domine cette foule de sa hauteur de montagne, sans encore lâcher la main de précieux, encore accroupi, il la tient du bout des doigts, comme pour lui poinçonner la pulpe, ou pour le guider dans le culte d'une idole inconnue,

« ne t'en fais pas, précieux, »

et il articule son prénom comme un au-revoir, déjà, un au-revoir au monde.

pardon pour les doigts serrés et les reproches amers et les insultes et le temps mis à reconnaître ton visage. pardon pour les morts, pardon pour les mots à suivre, je vais te sceller dans ta survivance grotesque, prisonnier avec moi, précieux, tu le veux bien ? tu ne seras même pas obligé de t'y tenir, simplement de me le promettre, cela suffira, cela suffira pour aujourd'hui.

« nous ne pouvons plus nous permettre de mourir, toi et moi, de toute façon. »

il y a un frémissement dans la foule. mistral détourne la tête. déjà, le reflux, déjà, la mort est consommée, la viande avariée, les sacrifices déplorés ?

déjà, les enfants sont oubliés ?

précieux acquiesce, accepte son sort. c'est bien. il ne sera pas tout seul, précieux sera là. précieux, les doigts osseux et les yeux pâles et le réel grignoté du bout des dents, à petits coups, un mot, un mot, un autre. c'est bien.

l'agitation superflue s'agace de plus belle, remue-ménage criard dans un portrait macabre, c'est affreux. il y a des joies, des cris, des prénoms, un prénom. mistral entend sans comprendre, entend sans consentir. c'est affreux.

ses acouphènes s'intensifient, comme si son corps voulait le protéger physiologiquement de cette nouvelle dévastatrice. comme si entendre cela directement, sans filtre, sans la médiation de précieux, cela pourrait le tuer (on y revient, à cette médiation nécessaire, cette zone-tampon entre lui et les choses : désormais, précieux sera entre lui et le monde, pour l'empêcher de le quitter, pour l'empêcher de s'y investir).

on dit quelque chose.
on dit quelque chose à précieux
on dit : i̴̙͈̟̟̰͕̐̀̈́̿͑͛̎̌l̸̘̹̦̼̔͊͜ ̷͕̰̘̮͙͔̣̩̔y̶̭͙̲̪͈̯͒̈́ ̶̨̛̼̘̝͜͜ả̵͈̗̼̞̤̪̂̅́̾̒͊̆̀ ̶̺͖͍̲̲̎́̉̚͘͘u̶͖͈͎͉̩̤̮̹͖͌̇n̴͚̬̤̍̔̑͑̂̒̔̎͘̚͜ ̷͓̮̭̦͌͌͌̔̕͠͝ş̶̲̂̒͗̓̀u̷̝̻̜̘̱̝̠̺̞͙̅̀̈́͆̈̊̑̆̚ȑ̵̳̪̥͈̘̭̝̣̐͛̑v̷̛̙̦̤̈́̎͌͛i̷̩̳̪̜͑̐͐̐͗̎̋̅̊v̵̹̜̪̗̰͓͚̥͎͎̆́̒͐̌̕͠a̶̡̛̟̞̳͎̥͒̅̇̐͘ņ̵̺̱̜͕͘ͅṱ̸̮͎͈̻͚͇̝̰́̐ ;  et précieux traduit à mistral.
mistral vacille.







il aurait dû mourir.







mistral ensuite entend : zuhair est vivant, et il se dit : il faut qu'il meure. il acquiesce à cette sombre pensée, acquiesce à ce qu'il est le seul à entendre dans l'exclamation effrénée de précieux. ça ne lui vient pas à l'esprit, mistral, qu'il ne répond pas de la bonne façon.

il faut qu'il meure.

ça n'est pas qu'il se mette à faire mentalement un portrait de zuhair, à se rappeler qu'ils avaient des griefs, ou au contraire, qu'ils étaient comme des frères. non, il n'y a rien de personnel dans cet état de fait : il faut qu'il meure. il n'y a jamais rien de personnel, dans ces situations-là. simplement, s'il est en vie, s'il est là, si on le dit, c'est le pire, dire, dire ce genre de choses, alors… alors on dit qu'on peut oublier ceux qui étaient morts au profit d'un seul, cela veut dire marchander avec la mort, estimer qu'on ne s'en tire pas si mal. cela veut dire : briser l'unité indivisible du conglomérat de morts, en altérer la pureté macabre.

il ne peut pas y avoir de témoins.

« j'ai entendu. »

il faut que zuhair meure. il faut qu'ils meurent, tous qu'ils sont. zuhair, le messager… les oreilles attentives présentes ce matin. il fallait que rien ne ressorte de là-bas, que rien ne n'émerge de cette mare de sang déjà figé, qu'aucune main de survivant ne s'en extraie, qu'aucun ayant pu voir la main du survivant s'en extraire ne puisse survivre.

il ne peut pas y avoir de survivant.

faut-il que précieux meure, lui aussi ?

non, pas précieux. précieux se laisse berner par les fausses joies, mais précieux a promis d'être là, précieux ne peut pas mourir, précieux est l'invité de cette veillée funèbre qui durera toute la vie, précieux…







« précieux... »







et s'il venait, et si zuhair venait, là, maintenant, si précieux l'emmenait à sa rencontre, s'ils devaient se réjouir de cette joie atone, si mistral devait assister à cela, que pourrait-il bien faire, ou plutôt, que serait-il capable de faire ? le tuerait-il de ses mains, non, il n'en aurait pas le temps, avant que d'être interrompu, avant que la foule ne se jette sur lui pour les séparer, avant que précieux ne le regarde avec ses grands yeux et renie sa promesse et lâche la main de mistral (il prévoyait un meurtre main dans la main, après tout, précieux et lui survivent aux morts à deux) alors il faut qu'il parte, qu'il parte avant que de le tuer, si jamais il doit venir vivre par ici, venir exposer sa vie découpée dans le noir au vu et au su de tous.

mistral serre la main qui s'agite, essaie de la ramener à la raison, ramener l'oiseau à la terre, lui rappeler l'humilité, alors qu'il essaie de rattraper à nouveau précieux, ses yeux qui l'avaient quitté pour se contrer sur le messager, véritable oiseau de malheur… c'est peine perdue, n'est-ce-pas ?

« je vais y aller, il est temps. c'est fini. »

il ne sait pas ce qui est fini, au juste. beaucoup de choses, probablement.

« merci, précieux. revoyons-nous, peut-être, un jour. parler de tout ça. »

et sans en dire plus, il lui lâche la main. ça lui fait drôle. ça lui fait un peu mal, en fait.

il passe un avant-bras sur son front, lance un dernier regard, pas tant aux cadavres qu'à la foule, il a déjà tout vu des premiers, il veut s’écœurer des seconds. il part à grandes enjambées, celle de ceux qui s'en retournent sur leur montagne.