il est sauf, rassure-toi - ne s’est pas asphyxié -
même s’il est vrai qu’ici ressemblait à l’abîme ;

ici la Lune franchit des carreaux bleu sarcelle - donne à l’endroit des airs de chapelle engloutie - et dans les coins des lampes brasillent rouge-orangé, comme ces feux de détresse aptes à briller dans l’eau. on croirait des poissons lumineux au plafond - mais ce sont les guirlandes qui trompent à première vue - et puis il y a la brise, faufilée aux fenêtres, frissonnant les tentures étendues en hauteur : lorsqu’on lève la tête on dirait la surface chiffonnée d’une mer ondoyant sous la nuit ;
quand même, l’on ne s’y noie pas
du moins pas pour l’instant.

au creux d’un angle-mort, Tau respire très discret, recroquevillé parmi les coussins en soierie. il tourne tout son dos à son chez lui désert, au monde entier au fond ; ne veut plus trop rien voir en rêve comme en réel.
il pourrait s’aveugler. n’aurait pas aussi peur du noir à l’infini qu’il s’essayerait peut-être à se blesser les yeux - se gratter les paupières jusqu’à pleurer du sang - l’idée l’a démangé, plus tôt. il voulait s’enlever les images encore fraiches, celle de l’oracle sans vie - ni tête - celle des corps sur des corps, au-dessus d’autres corps, celle du sol et son bruit, tout imbibé des sèves - chaque fois qu’un pied s’y posait l’herbe clapotait un peu - il voulait, s’amnésier peut-être, peut-être qu’il vaudrait mieux ; ou sinon l’océan lui rappellera bientôt, non pas la pointe du Cap mais l'apex des tueries ;

trois coups à son entrée l’arrachent à ses pensées.

Tau titube éthéré plus qu’il ne marche vers, et lorsqu’il t’ouvre enfin son regard traîne par terre. ses joues demeuraient sèches - mais les prunelles brillent, et ses cils au jour blanc des lueurs corridors renvoient quelques éclats comme la rosée luirait - . . .
sa bouche s’est entrouverte sans qu’aucun mot n’émane ; inutile, se referme. il redresse son nez, alors, pour te dévisager - comme il fait rarissime, c’est-à-dire droit dans l’âme - à son œil
c’est écrit : Dante ! Dieu merci tu es là…

Dieu merci Tau n’est pas de celleux qui s’enlisent, qui dès lors sous le spleen s’y laissent sombrer entier - s’empirent les vagues à l’âme à coup d’esprit-de-vin - il n’aime pas l’eau-de-vie. ni tellement les larmes, au fond : lorsqu’il a des tristesses il évite d’y plonger, se penche à peine dessus avant d’en dévier l’œil ; ne dit-on pas d’ailleurs que cela vaut mieux ? puisqu’admirer l’abîme c’est risquer d’en être un.

il toise tes yeux, alors, vides en rien il lui semble - au contraire - pleins d’humeurs et les siens s’y sont comme accrochés, comme on fait les prises sûres vous menant à l’abri. à l’abri c’est tes bras. tu le tiens malhabile - en cela le tiens bien - dans tes ombres il retrouve un peu de nuit bénine, des obscurs anodins, parfaitement indolores. il s’y love le corps sans même penser le geste, comme on fait à l’instinct : presse sa tête à ton cœur comme pour terrer sa peur, oublier sous tes côtes les terreurs illustrées. prends-les, si tu veux, planques-les toutes dans un coin ; tu veux ? elles ont la forme de perles lui tombant des paupières, atomisées de suite par les mailles de ton haut ; tes habits les lui boivent. un temps.

au suivant tu t’écartes.
il conscientise vague le retour sur ses pas, la revenue chez soi ressentie comme un rêve - quelque part tu l’emportes comme on fait les dormeurs, ces somnanbules perdus qu’on se doit reconduire - non pas au creux des draps mais au petit salon.
tu l’assois, et l’impression persiste. ainsi, comment décrire enfin ? les cauchemars, les chimères, si l’on se sent sans cesse comme en proie aux sommeils, à demi réveillé ;

en tailleur, Tau l’ignore - l’air ailleurs quasi-loin tandis que tu le sondes - réalise, peu à peu : désormais l’on est deux à se taire par ici, cet ici liminal et plombé du bleu nuit - où le désordre point si l’on fait attention - ça et là des cartons, jamais remplis encore, et des bougies brasillant un jour barbouillé sous lequel les meubles et les objets chagrinent ;
sous lequel ses traits froissent progressivement,
comme un fragment papier chiffonné à la main ;
... je veux pas m’en aller - soufflé, tout bas - ne veut-il pas quitter le monde des endormis, des presque non-voyants, sinon des égarés, peut-être ; peut-être tous ces mondes confondus à la fois, je veux pas, Dante, je veux pas… auquel cas ce serait la seconde maison dont on l’arrache, soudain, sans mander son avis ; à douze printemps, déjà, Tau préférait rester.

tu es bien le premier à lui livrer ces mots - reste ici, n’y va pas - tant qu’il peine à les croire. comme s’ils étaient des fleurs il n’ose pas les prendre, pas tout de suite, ingénu de ces gestes au suivant les bouquets ;

c’est qu’au Cap à l’époque personne ne l’avait dit - reste ici, n’y va pas - à Tau l’on avait seulement prié la main, donne, et puis intimé, viens, et c’était tout. il a songé longtemps que c’était acceptable, car cela ressemblait aux histoires des Textes où de grands éclairés guident les petits prophètes, ailleurs loin de chez eux, pour y faire des miracles ; n’est-il pas obligé, alors ? de rejouer ces scènes ; elles sont pourtant sacrées

mais tes termes le semblent - eux aussi liturgiques - retranscrits en corolles ils seraient l’anémone ou le myosotis : signifient composés : souviens-toi de durer.

... tu penses ? qu’une phrase peut suffire à conjurer le sort ; il le pense également, fait confiance à l’ave ; il repense quand même au sommet à l’Olympe et ses doigts crispent un peu. sur les tiens, il les fixe. voudrait-il t’incarner un Écho de misère, t’imiter en murmures - reste ici, avec moi - mais il s’inquiète, Dante, ils ont dit certaines choses, au Conseil l’autre jour, graves et confidentielles - il tremble de te confier - ils… ils se méfient de toi. ils se méfient de nous - de vous sans lui, bientôt - se méfient de l’Atè toute entière ; il a peur, trop pour admettre enfin
... ils se méfient, beaucoup. rien de précis en-soi.

désormais son visage est trempé mais sans pluie, l’accalmie retombée ; il y passe une paume, te tient dans sa deuxième. si tu restes avec moi, qu’importe s’il part ou non, ils vont te remarquer, ça fera du vacarme, se verra sur-le-champ ; ça te rendra flagrant à leur œil dynaste ; faut pas qu’ils te remarquent… il faut que tu reprennes, tes mots, tes fleurs ; tout. tout doit être un secret.

oh sois certain, Dante, qu’il ne considère pas l’ambassade gentille.

Tau le sait très bien. il l’a vue au Conseil : elle n’a rien de commun avec son Dieu à lui car elle montre un visage pluriel et concret, possèdant une bouche qui parle très audible. a contrario de Dieu, l’ambassade s’entend, et son règne est tangible ; les doigts peuvent y toucher tout comme elle peut, aussi, toucher avec ses doigts ; l’ambassade a des mains, de vraies mains d’hommes et femmes, et ces mains sont capables de vous atteindre, tous. pas comme la main de Dieu, régissant invisible.

en cela Tau redoute leurs mains pire que la Sienne.

surtout ces mains le tiennent, puisqu’il les a serrées ; à présent il se doit de les prendre et les suivre, de manger en leur paume ; d’obéir à leurs gestes, peu importe lesquels, comme on fait en soliste face au chef d’orchestre. toi tu dis t’en moquer de jouer les notes fausses, mais moi je m’en fous pas, qu’il t’arrive un malheur, je veux pas, même pour lui. parce qu’il compte.

tu lui dis et ses yeux plongent aussitôt, troublés, comme si tes mots venaient d’en remuer la brume. il ignore quoi répondre. il ignore tant de choses, au fond ; alors qu’il est voyant Tau se ressent aveugle - un inculte inutile - souhaiterait vous guider mais son regard est vide ;
il tente, pourtant, tu sais. là tout de suite il serre la seule prise de chair, ces étoiles à cinq branches entremêlées ensemble - vos deux mains imbriquées - et quand même, pas d’image, aucune vision pratique ; il ne présage que les mains ambassadrices, plânant au-dessus vous et ce quoi qu’il advienne ;

au final, il te lâche. je veux pas que tu restes. c’est un demi-mensonge. il ne veut pas de toi qui te mets en péril ; manque de vocabulaire pour t’en faire l’aveu. il se lève, l’air un peu vacillant lorsqu’il bredouille, debout, je- j-... je dois faire mes cartons, et saisir leurs mains sans que toi tu les mordes, tu peux rester pour m’aider, mais - après je veux que tu partes. parce que tu comptes, Dante ; pour Tau tu comptes trop.

mais il en a de la colère ! seulement, la sienne est toute blanche, et naïve - si naïve ! autant que celle des bêtes - et tu sais, tant que les doigts s’approchent sans furie ni menace, les bêtes ne mordent pas. se laissent apprivoiser, même, parfois qu’on les caresse.

pareillement que ces bêtes, Tau s’assagit facile.

suffit-il qu’on le flatte d’un seul mot ou d’un geste - si ce n’est leur fantôme - et son cœur fait le reste. il n’y a qu’à le voir dans le giron d’Hécate, depuis qu’il est enfant : dès lors qu’il a compris qu’elle ne frapperait pas il s’est tenu à elle, cramponant à ses jupes tout de suite et très fort ; il l’ignorait sa mère qu’il s’y lovait déjà ; d’où il vient, tu comprends, tous les grands prenaient soin.

enfin. quémande-lui si tu veux, si ça t’importe tant - l’indignation de Tau en dernier serment - réclamée tout à coup et lui t’admire, blême, les yeux ronds presqu’extrêmes comparés à sa mine - qu’il avait minuscule - ils semblent y déborder, s’épancher à ses joues ; surtout ils sont ouverts tandis que sa bouche, non. sa bouche persiste une ligne dessinée tremblotante, brouillonne à main levée. c’est qu’il aimerait céder, t’acquiescer sagement ; d’accord, s’ils font le mal je ferai le mal en retour, promis
sauf que comment-… comment je devrais faire ?
questionné doucement, sa confusion sincère ;
a contrario de toi, Dante, je me bats pas. jamais. je veux dire - regarde-lui ses poings ! malingres, quasi-squelettes - même serrés c’est à rire ! je sais même pas- trop m’énerver… partant de là Tau pense qu’affirmer je te jure, ce serait te mentir ; il ne le fait donc pas, te souffle plutôt pardon.

c’est drôle que tu lui prennes les mains de cette manière, comme pour mettre les armes, tandis que ces mains-là n’ont jamais tant servi qu’à couvrir ses yeux ou ses tempes - tout dépend. selon de quelle nature lui paraissent les craintes - visuelles ou sonores - Tau ne sait que s’aveugler ou faire silence, se planquer au verso de ses paumes de spectre ;

quand même tu les tiens et même les crois utiles, capables d’user des ongles pour agriffer la peau, balafrer les méchants, leur ouvrir le derme que ses mots s’y faufilent quand il ne suffit plus de les hurler furax. tu dis, c’est bien qu’elles soient tendres et féroces en rien - malgré tout tu déplores qu’on les piétine souvent - et c’est drôle et gentil ce que tu dis, Dante, mais lui peine à penser tes dires vrais et sérieux. surtout il se fait honte et son regard se couche ... moi je suis pas comme ça.

l’évidence le frappe si durement qu’il cille, s’écarte, ses doigts coulant ainsi comme s’ils étaient liquides entre tes doigts solides. je suis pas comme- comme toi ou les autres ici, moi - chez moi on faisait pas, ça - on- on devait pas penser à soi, chez moi, parce que- tout le monde pensait à tout le monde, et s’en aller d’ici de la même façon qu’on l’avait arraché de ces terres le fâche, non pas d’ires furieuses mais affreusement tristes - son visage s’en crispe, opprimé de chagrin - il étouffe à redire les deux mots à voix haute, chez moi, immédiatement chez lui gorge son œil de pluie, y a pas de dieux, ou de monstres, ou des enfants de dieux qui se comportent comme des monstres, chez moi, déferle sur ses joues toutes les perles du Cap - auxquelles il tient tellement ! - et elles bruinent à sa bouche et elles meurent sur sa langue et leur goût d’eau salée lui déclenchent la trombe, des sanglots qui s’écrasent comme des vagues à son cœur, c’est pas ça être fort, et courageux, c’est pas crier, et faire du mal-

mais ici c’est que ça, pour tout, partout, tout le temps - il faut crier, crier, crier, et sinon faire du mal tu dis - tu dis je me fais marcher dessus mais chez moi on faisait pas ça, on me faisait pas ça, maintenant ça l’afflige au point qu’il le frôle presque, ce feu que tu lui veux, le feu pour se défendre sauf que ce feu le brûle, lui, et c’est à peu près tout ;
d’autant que ce feu n’empêche nullement l’orage - sous ses paupières, pressées des doigts - tu dis fais leur n’importe quoi et c’est ça, tout ça, c’est- juste- n’importe quoi ! il a beau t’aimer Tau n’écrabouillera personne, alors ; ni pour lui ni pour toi.