Fin juillet, tu avais demandé quelques congés à Hermès qui avait bien sûr accepté, témoin sempiternel de la brutalité et de la cruauté du destin de ses enfants, surtout celui de ce mois-ci. Il pouvait bien t'accorder une pause méritée. Une pause que tu avais employé à voir Bellamy de temps en temps mais surtout le reste des rats en prévision du procès de Rhys. Pas un si bon moment finalement. Ah, la rancoeur pourrissait l'intérieur.

C'est un matin d'été au ciel clair que tu ouvres l'application des mails. Le coeur se soulève à la vue d'un nom familier : Luther. Fantôme du passé bien ancré dans l'adolescence, tu te souviens de lui comme un pilier dans ta construction, un petit rendez-vous régulier épistolaire qui avait fini par s'estomper... avec la vie, avec le temps - plus les mêmes priorités ni les mêmes envies.

((Ta mère l'aimait beaucoup))
Tu avais été difficile quand elle était morte, un enfer pour ce tuteur pourtant si patient et généreux. Alors évidement Leslie, quand tu lis son gentil message, tu t'en veux.

Vous aviez rapidement convenu d'un rendez-vous pour rattraper le temps perdu.

(...)

Dans ce simulacre de bureau (beaucoup trop grand pour vous deux) tu fais face à un homme dont les traits n'ont que peu changer en plus de quinze ans. Un peu gêné car la dernière fois qu'il t'a vu tu étais encore un enfant. Tu espères qu'il n'est pas trop déçu par ce que tu es devenu.

Salut...

Tu tires la chaise et t'assois, les mains plaquées sur tes cuisses.

Pas de soucis...

Un regard vers la canne et l'homme semble quand même soumis à la cruauté du temps : sa jambe le fait souffrir. Ça t'inquiète. Tu penches la tête pour regarder discrètement sous le bureau.

Ça va ?

Tu t'enfonces dans le siège et hoches timidement la tête à sa question. Tu te souviens avoir été insupportable la première année, puis t'être plongé dans un mutisme traumatique les suivantes. Mais vos échanges par courrier électronique étaient doux.

O-oui. Mon parrain.

Tu manques de t'étouffer. Qu'est-ce que ça signifie, parler héritage ? Est-ce qu'il va mourir ? N'a t-il personne d'autre à qui léguer tout ce qu'il a construit ? Tu ne l'as pas assez connu pour te sentir légitime. Tu es tenté de dire oui, par facilité et par appât du gain - mais plus tu y réfléchis et plus tu te convaincs que ça serait mal. Étrange venant de ta part, d'ailleurs ; tu ne t'es que trop rarement senti gêné pour quoi que ce soit.

Vraiment ?

Devant son altruisme et sa bonté, c'est difficile de résister. Tu t'en voudrais de refuser par fausse bienveillance un avantage aussi précieux pour la vie plus tard. Ta mère l'aimait énormément - peut-être même plus qu'elle n'a aimé Hermès, à un moment. Tu ne peux pas dire non. Surtout, tu ne veux pas dire non.

Mais ça te gêne, terriblement.

Woh. Hum... Ok.

Tu forces un petit sourire, lèves les bras pour te masser les tempes. Tu te donnes l'air de réfléchir mais toutes les parcelles de ton corps te hurlent d'accepter sans même y penser.

Généreux... Sûr ?

Tu te grattes l'arrière du crâne.

Si pas de regrets, okay pour moi... Mais... aimerait beaucoup... qu'on reprenne contact.

Qu'on s'appelle quoi, qu'on se fréquente.
Que tu n'aies pas l'impression de voler la fortune d'un inconnu.

C'est difficile de ne pas se sentir un peu mal à l'aise quand il affirme haut et fort être surpris que tu acceptes si vite sa proposition. Est-ce que c'était mal poli, intéressé ? Tu as pourtant témoigné être gêné ! Pour apaiser tes tourments imaginaires, tu joues nerveusement avec tes ongles. C'est tellement discret qu'il ne s'en rendra pas compte ; toi même tu n'en es pas conscient - c'est un automatisme de défense.

((il y a quelque chose qui cloche mais quoi ?))

Ce que tu veux, Parrain.

Tu essaies de te rattraper mais le pire, c'est que l'opportunisme criant est pourtant sincère ! Tu souhaites vraiment rattraper le temps perdu, pas pour une somme d'argent mais pour le leg d'un homme que ta mère estimait plus que tout, et qui a accepté de s'occuper de toi quand même les services sociaux avaient baissé les bras.

Ah...

Tu tires une chaise devant son bureau et te permet de t'assoir. L'innocence de tes traits adoucit ton insolence.
Tu n'as rien à craindre, la Brume ne peut pas te censurer ; dans tes souvenirs les plus lointains, Luther était au courant que tu étais à Nausikaa, pour t'y avoir accompagné.

C'est tranquille. Je suis... livreur. Pour Hermès Express. Horaires cools, bien payés. Sur l'île ça se passe...

Tu ne sais pas s'il est au courant de l'attaque des monstres sur Governors Island. À vrai dire, le monde des mortels avait tourné ça autrement, créant une histoire différente à laquelle ils pourraient tous croire pour ça fasse sens (pour eux) - mais dans quel camp est-il, lui ?

Les doutes sont peu à peu dissipés et le sourire a progressivement remplacé l'apathie croissante qui grandissait à mesure que la perspective d'un héritage te faisait tourner la tête. Le malaise ambiant semble lui aussi être parti s'enterrer ailleurs, car désormais tu accueilles chacune de ses inquiétudes avec un papillonnement de cils bien moins timides qu'il ne le fut cinq minutes auparavant.

Oh ! Vrai ?

Tu hausses un sourcil, soudain très intéressé par les raisons qui motiveraient les nymphes de faire ami-ami avec un mortel et d'en plus de cela lui confier des secrets concernant la vie sur Nausikaa.

Ah oui... Le festival...

Tu perds de ton aplomb, mais pas suffisamment pour te murer dans le mutisme.

C'était horrible.

Admets-tu. Tu repenses à la mort subite de Georges alors que tu lui tenais la main, à la manière dont Rhys avait explosé le crâne de Pascal, à comment Armand s'adaptait à sa vie d'handicapé.

Croisé Meduse... Tu sais, hm... la femme cheveux de serpents... Bref, voilà. Des amis sont morts.

Tu fais l'effort d'articuler chacun des mots de la phrase pour ne pas souiller une telle gravité.
Vous parliez de quoi déjà ? Ah oui, ton père. Tu n'as pas su interprêter correctement le dédain sifflé d'entre les lèvres de Luther à la mention de celui-ci mais tu ne t'étais pas non plus attardé.

Oui... c'est le patron.

Tu hausses les épaules.

Il est très occupé.

Les demi-dieux avaient tous la même malédiction concernant leur parent divin : ils n'étaient pas souvent là. Tu te sens presque privilégié de pouvoir travailler à ses côtés.

Leslie est touché d'une grâce céleste, presque mythique. Il bats des cils, laisse son coeur se faire conquérir dignement par l'homme qui se tient face à lui. Il dit : j'aurai aimé te protéger et en cela il en dit plus que son propre père, qui aussi divin était-il, ne pouvait aimer ses fils et ses filles d'une manière équivalente. Dans les yeux de Luther, il se sent aimé complètement ! Il tombe dans le piège, et s'il avait su que ça en fut un - il aurait dit : bien joué parrain.

Pourquoi ?

Demande-t-il, curieux et alarmé. Sa mère adorait Luther, et elle lui accordait sa confiance. En sa mémoire, Leslie n'avait jamais douté. Mais que sait-il réellement d'Hermès ? Pourquoi cherche-t-il à le préserver ? Et la question à un millier de drachmes, de quoi ?

M'angoissent, tes histoires.

Il joue nerveusement avec les plis de son pantalon, au niveau de ses cuisses.
Luther a au moins le mérite de l'impressionner.

Dis-moi...

S'il en sait autant sur la mythologie, les histoires, sur lui ! Alors qu'il parle et ne le prenne pas pour un enfant qui suit aveuglement les directives et les conseils de son ainé. Ça serait mal connaitre Leslie.

Sarah.

Il demande simplement, même si une boule se forme au niveau de sa gorge.

Étiez en couple ?

Leslie écoute attentivement. Il ne le coupe pas à un seul instant. Ses yeux braqués sur les traits mouvants de son visage traquent la sincérité. Leslie boit en réalité les paroles de Luther. Il n'ose pas remettre en question la vérité qu'il lui présente avec tant d'aisance. Et quand Luther parle des guerres d'Arménie, Leslie se sent happé une fois de plus par une vague de confiance, que Luther instrumentalise par le rattachement à ses racines. Leslie se sentait plus arménien qu'américain, plus humain que divin. Luther était désormais sa dernière ancre à son pays et à sa mère, dont l'âme et les souvenirs s'étaient évanouis.

((dans le vent))

Ok je vois.

Il comprend malgré les non-dits qu'Hermès a en réalité conquis Sarah alors même qu'elle était promise à Luther. Leslie est mal à l'aise - lui en voulait-il, à lui l'enfant de cet union, d'être né pendant qu'il croupissait en prison ?

Non, bien sûr que non...
Pourquoi sinon l'avoir recueilli après la mort de Sarah, pourquoi avoir gardé contact durant les années au camp, pourquoi le rappeler maintenant ?

Ça aurait du être toi.

La phrase lui avait coupé le souffle.

Mon père.

Il ne sait pas ce qu'il risque en le déclarant à voix haute. Hermès, depuis sa tanière, grinçait surement des dents de voir son fils ployer le genou face à Ladon.