étendue sur le sol, à l’image d’un cadavre, antigone aujourd’hui ne court pas. elle se répand, embrasse la mort sans lui voler son étoffe et se demande, vraiment, si elle devait gratter le sol pour l’honneur d’autres âmes que la sienne. mérite-t-elle vraiment d’être antigone, après tout ?

un coup d’oeil à sa droite et elle observe echo. elle gratterait le sol jusqu’à la graine même de la terre, pour elle. sans savoir pourquoi. il y a des personne, ainsi, pour qui l’on veut déplacer des montagnes et se féliciter de tant de force, sans regarder les dégats. elle sourit, elle a rencontré le repos.

je tuerai pour toi.

mais c’est un peu vide de sens, car elle tuera toute sa vie. chaque combat chaque charge chaque course, elle pourra la lui dédier mais ne pourra jamais vraiment se mentir. si antigone respire c’est pour elle-même. non ; alors, c’est bien vrai… elle ne mérite pas son titre de martyr.

peut-être aussi je te tuerai toi.

parce que son chant est une névrose qui hante ses rêves, déguisés en cauchemars. sa voix même à travers un simple souffle vient se loger dans sa tête sans qu’elle n’autorise la moindre venue et alors souvent antigone se dit ; il lui faudrait un chien de garder pour la protéger de ces maux. il lui faudrait. alors elle ne se suffirait plus à elle-même ?

et antigone se souvient qu’elle veut ce qu’ils ont, tous. et que jamais elle ne se suffira à elle-même.

un soupire qui s’échappe et son corps se redresse assez pour s’asseoir, le regard porté sur l’horizon.

ou peut-être me tueras-tu.

elle n’est pas morte. la nymphe n’est pas poussière non et elle ne mérite pas qu’on gratte le sol, secrètement elle s’en réjouit. mais elle ne se relève pas pour autant. nymphe reste à l’état de cadavre et se refuse à la vie, mais pourquoi ?

le ciel n’est qu’une image sans son, ni profondeur. triste doit-elle être de ne pas vouloir embrasser le paysage qui les accueillent. elles pourraient alors chasser. entendre les cris, sentir le sang, empoigner les corps.

m’enfin. à quoi bon. c’est vrai que le repos a bon goût, lui aussi.

et si je te tue, je serai seule. tu sais que j'abhorre ça.

plus que d’être morte, plus que d’être faible, plus que d’être en vie.

pourquoi tu ne veux plus faire offrandes à la mort ? hm ?

c’est vrai qu’elle n’est pas très reconnaissante, après tout. antigone hausse les épaules. chacun son sort, chacun sa bêtise. elle se lève, cette fois, observe son corps de femme, sourit une seconde.

nah, je comprends. on donne sans jamais rien recevoir.

une brise et antigone devient renard, géante et massive, bien loin du squelette frêle et mince qu’elle avait choisi d'incarner auprès des hommes.

j’ai mal, au fond de la mâchoire. tu peux regarder ?

dénué de pudeur mais surement vêtue de rancoeur, la bête immense surplombe le corps de la nymphe, ses quatre pattes de part et d’autre formant une prison. sans pudeur, aucune, avec un grondement dans la gorge elle se penche, laisse perler sa bave sur le visage de l’innocente, lui dévoilant toute ses dents. elle semblait, comme, prête à la dévorer, d’une simple bouchée : la décapiter pour l’entrée, et le reste du corps comme repas. il y avait si peu de distance entre elles que son souffle chaud devait être désagréable à echo, mais probablement pas autant que l’assombrissement de sa vue quand son visage fut presque entièrement dans sa gueule.

echo est simple, echo est bonne. elle ne semble craindre ni la vie ni la mort. alors antigone aussi veut jouer sur les extrêmes. la surplombant elle demande à l’aide, insurge en même temps la peur. derrière elles le soleil qui se couchent, veut aussi faire mentir le jour sans pour autant tout de suite trahir la nuit ; et l’aube est belle, mais moins que la vue du sang.

elle retire, sans peine mais avec violence, l’outil de son désastre. antigone grogne plus fort mais ne mord pas ; c’est trop tôt pour se séparer d’une compagnie si plaisante. cet instant précis, est si précieux.

elle s’assit, cabot, tord sa mâchoire, grimace, mais redécouvre un peu plus ce qu’est l’aisance. pas de merci entre elles non, antigone n’a pas appris la politesse quand on lui a ordonné de courir. elle lèche toutefois la plaie de la bête abîmée, avec douceur et appétit.

donne donc l’os, plutôt que de râler.

et elle s’en saisit sans attendre, récupère ce qui lui appartient. d’un coup de crocs broie la matière, avale la poussière. le renard est calme mais chaque mouvement est étrangement sec et agacé. elle s’allonge finalement, enveloppant le corps de l’imprudente de par son pelage ébène. ensemble elles peuvent admirer la fin du jour, découvrir les étoiles qui une à une, osent se dévoiler.

tu es drôle, esychia.

elle pose sa queue touffue sur son corps.

bien trop libre, pas très vaillante pour autant. que comptes tu faire si tu ne veux plus tuer alors ? vas-tu m’engager pour que je tue pour toi ?

de drôles de questions, badines, comme le temps qui leur échappe. abandonnées à la nature de la sorte, observées par la lune qui se dévoile, timide, par le soleil qui se cache, fatigué. étrange séparation quand deux opposées finalement se rencontrent et décident, le cœur en miette de par leurs actions, de profiter d’un peu de repos. mais était-ce mérité ?

tous les jours.

même sans la rencontrer, echo quand elle y pense ça lui arrache un sourire.

sur sa tête un soupçon de tendresse, qu’elle ne peut renier. silencieuse à cet égard pourtant antigone pourrait s’émouvoir pour si peu d’affection, quoi que cela puisse vouloir dire. il fait juste si bon d’être caressé sans que l’on se sente forcé d’en parler.

comme une brèche, qu’on ne saurait voir tant l’on s’efforce de la couvrir avec les mains pour la protéger des regards.

non j’ai pas besoin d’excuse.

crache-t-elle sans sourciller ; véritable gamine elle n’aime pas les parjures. elle assume, elle est grande, elle est monstre. elle est ce qu’elle veut et rien ni personne ne saurait la couvrir pour ses immondices tant elle les revendique, fièrement ; car c’est en étant aussi explosive que cela qu’elle se sent presque complète.

à qui tu penses ? pas que ça importe. m’enfin oui je pourrais.

ils sont bêtes, cupides, narcissiques. c’est à duke qu’elle pense. elle pourrait. pas par la force, surement par la ruse. la renarde réfléchit une seconde, grogne pour exprimer sa pensée.

mais je le ferai pas. pas pour toi. pour personne, même. c’est pas… dans l’ordre des choses, tu comprends ? tu sais. tout a un cycle. tout ce qu’on peut faire, c’est interférer. là, ne pas te chasser, admirer l’horizon, respirer sans m’agacer. ça, c’est faire un doigt à ma raison d’exister, sans pour autant la renier. chacun son travail echo. j’peux déguiser le mien mais pas m’y soustraire. je respire pas pour ça, non. je respire pas pour ça.

elle a des souhaits étranges, des souhaits qui ne méritent pas tant d'être des souhaits. antigone écoute et se dit, que s'amuser, ce n'est pas si difficile. mais peut-être est-ce un trésor pour ceux qui ne sont pas encore fous ? encore un détail qu'elle ne comprend pas. décidément.

le monde est bien plus clair quand il suffit de courir et de tuer.

t'as juste peur.

ça lui parait comme, évident. il n'y a que ça qui limite les cœurs, qui répulsent les corps. cette saleté de crainte qui pullule, foutue mauvaise herbe qui déborde de la tête.

le silence entre elles s'installent, trop à l'aise, avant qu'echo ne le chasse d'une nouvelle question qui retourne la tête. et antigone n'apprécie pas particulièrement les discours philosophes, ni les petites paroles compliquées. toutefois. pour la nymphe, elle s'y risque. il est bien trop tôt pour partir.

je sais, que je disais le contraire il y a une minute mais, maintenant que j'y pense... je suis déjà seule. et je détruis déjà tout ce qui m'entoure. tu feras parti des cendres, toi aussi, un de ces jours. je soufflerais sur ton corps en miettes.

le renard soupire, ferme ses yeux. penser la fatigue, sa voix l'apaise.

tu râles, nymphe. on est tous abandonné. tu marches seule, tu respires seule, tu dors, seule. moi je te propose ma compagnie, pour chasser et garder tes mains propres. et toi tu me dis que tu te sens abandonnée. tu n'y connais rien.

mais antigone est bête, antigone croit tout savoir. antigone prétend que sa pésence est suffisante, que son existence est un cadeau. antigone ignore simplement tous les méandres qui peuvent occuper un coeur ; car antigone ignore l'immensité même de sa propre peine. mais peut-être, trouvera-t-elle, un jour ; quelqu'un pour occuper l'espace, quelqu'un pour chasser la solitude.

il suffirait d'un chien.

jamais. la peur n'effleure pas le renard, la peur est trop lente, elle bien trop rapide. antigone s'endort de fatigue, s'épuise à travailler, s'offre du réconfort déguisé mais jamais la peur ne pointe le bout de son nez pour se jouer d'elle, non, que pourrait-elle faire, après tout ?

la mort ne l'effraie pas. la solitude est son amie. l'abandon est une coutume.

des fois j'y crois, à la famille, quand je pense à echidna. et puis je me souviens, on est que des pions. elle n'a de mère que la fonction, genre, un titre.

elle voudrait hausser des épaules mais sa forme de renard le lui empêche ; pour cela elle soupire simplement.

j'aime chasser seule.

menteuse, mais elle ne peut s'avouer plus envieuse que sa réputation ne le laisse croire. elle accueille sans sourciller la nymphe contre elle, se repose drôlement bien d'être devenu support sans âme, pour une fois qu'il ne lui faut pas se démener pour quelque chose.

et puis soudainement des mots plus forts, moins légers et compliqués que ceux qui avaient précédés. antigone ouvre les yeux, contemple ce qui existe devant elle. étaient-elles si aisément devenues, amies ?

hein ?

la bête se lève, laisse la nymphe rejoindre sa terre. elle marche, le pas lourd et lent, autour de cette chose insignifiante qui prétend à quelque chose de doux. est-ce un piège ?

une famille, toi, moi ? donc tu ne crains pas qu'un matin je te croque ? qu'un soir je t'étrangle ? que je disparaisse des jours et des mois, que les années défilent sans que l'on se croise ? tu veux d'une famille où j'existe, tu veux ma compagnie, sans être sûre qu'elle soit sincère ?

c'est illusoire, un pareil bonheur si simple qu'il suffit de demander. le monstre se refuse d'y croire ; ça la tuerait de comprendre que rien n'est impossible.

elle s'arrête de tourner, saute par un bond puissant qui la propulse en haut d'un arbre. d'ici on ne voit que le tronc trembler, et les feuillages se bousculer. elle court alors de branche en branche, dans la forêt qui les garde.

tu veux m'attraper, nymphe ?! tu crois pouvoir me tenir en laisse ? Je déteste les colliers ! je suis libre, et sauvage !

et soudainement elle atterrit aux pieds d'écho, ancrant la formes de ses pattes dans le sol qui craque sous son poids.

c'est d'accord.

echo est sincère, brutalement honnête, désagréablement pure. elle a sur le bout de la langue des envies qui ferait rougir même le plus solitaire des loups.

voilà que prononcé par elle, le concept de famille ne semble plus si divin aux oreilles d'antigone, qui se surprend à y penser.

alors quelqu'un serait là pour l'accueillir, pour témoigner que son retour est une bénédiction ? et quand seule face à la lune elle léchera le sang de ses victimes, quelqu'un qui sait sa monstruosité l'attendra quoi qu'il en soit ?

quel rêve. et echo semble le tenir dans ses mains.

renarde la dévisage, elle se méfie des illusions. d'avoir tant vécu on connaît l'horreur du monde, mais jamais pourtant on a douté de la sincérité des nymphes… son expression fermée voudrait qu'elle disparaisse avec son idée, mais son cœur la traquerait si elle osait.

un jour, ça ne suffira plus, écho. de vouloir. d'y croire. un jour il faudra fermer cette parenthèse. c'est trop joli pour que ça dure, et je sais que tu en as conscience.

l'animal redevient humaine, à nue dans cette forêt qui n'appartient qu'à elles.

alors on peut sûrement en profiter.

elle tend la main, quémande à ce qu'elle serre la sienne.

voilà qu'après les menaces il eu l'union soudaine, qui toutefois ne pouvait être une aubaine. antigone est fille de rage, et elle incarne une justice qui lui appartient.

si c'est toi qui rompt le lien je te traquerais. si c'est moi qui détruis notre famille, tu pourras me bannir des terres que tu occupes.

car abandon il y aura. antigone se sait trop capricieuse pour se satisfaire éternellement de quelque chose qui saura la lasser.

les voilà liées, à présent soeurs pour un temps dont elles n’osent estimer la durée. chacune a dans le regard l'appréhension, parce que toute paix précède la guerre. mais il faut se contenter, quelquefois, d’une brise printanière avant d'affronter l’ardeur de l'hiver.

antigone dans ses bras y trouve le réconfort dont tant d’Homme parlent. et ils ont raison. c’est agréable de laisser le poid de son corps se reposer dans l’étreinte de quiconque n’est pas soi.

pour leur renaissance, un peu frêle et bercé par le froid de la nuit qui s’étend, antigone tire ses cheveux pour qu’ils enveloppent ses épaules. la nudité n’est pas une honte mais l’inconfort est une peine ; quand elle est renard le pelage la couvre, quand elle est humaine la peau est sensible.

longtemps j’ai aimé entendre les demi-dieux crier poniria, poniria !, avec l’effroi dans la voix la rage dans les yeux. mais j’ai appris l’histoire d’une femme résolue à faire ce qui devait être fait, si bien qu’elle eu sacrifié son existence, ses amours, sa famille, et tout le confort que la vie lui avait prêté. antigone. et pour avoir accompli ce qu’elle estimait son devoir, elle est morte. depuis ce jour, je veux entendre mes futurs victimes crier le prénom d’antigone, qu’ils craignent le renard et la femme déterminée que je suis.

elle sourit, fière de porter plus qu’un nom : un titre.

aucun homme ne me donnera de nom, je serai toujours celle qui le choisi. ne te trompe plus, esychia. c’est moi qui décide de mon sort. et toi ? veux tu que je te baptise d’un nouveau nom pour fêter la naissance de notre famille ? ou veux tu encore continuer avec tes lettres en désordre ? peu m’importe. je peux te nommer ismène, pour ton incapacité à user de tes mains pour te battre. créon, pour croire que tu contrôles ton avenir. haemon, pour ta simplicité trop peu craintive. je ne suis seulement pas sûre que tu sois prête pour un quelconque renouveau.

il est trop tôt, dans les yeux d’esychia il n’y a pas d’éclat.

tu pourrais tout aussi bien être étéocle ou polynice.

ses joutes verbales font mouche, esychia se refuse à endosser le moindre second rôle. antigone s’en réjouit, mais se garde bien de le montrer. elle est fière, en un sens, de s’allier à une force de caractère qui suit le grondement du sien.

t’es si sérieuse.

et c’est louable, mais pas assez pour la renarde. elle se penche en avant, vient baiser son front comme une bénédiction, si ce n’est le serrement qu’il faudra qu’elles s’entretuent le moment venu.

bien, esychia, alors.

les étoiles ne craignent plus de se dévoiler, et la lune se montre sans pudeur elle aussi. un coup d’oeil à l’astre, et il suffit. c’était bien assez de discussion pour aujourd’hui ; maintenant antigone a le goût du sang dans la tête.

voilà mon premier départ, ma soeur nymphe. je m’en vais chasser. ne craint pas mon absence, car mon retour est imminent. vagabonde, suit donc le vent, cherche un autre arbre à défendre — j’ignore comment tu t’occupes. j’ai ton odeur dans la poitrine, je te retrouverai. mais ne dors pas sur tes deux oreilles. moi je comprends que deux frères se soient entretués pour un royaume. pas toi ?

sans réponse attendu, le renard reprend sa forme bestiale, et quitte sa fraîche famille pour chasser. à son retour, peut être plus tard que le petit matin, peut-être trouvera-t-elle esychia non loin de là où le pacte est né, ou bien sera-t-elle déjà bien loin pour se moquer d’elle. qu’importe. antigone aurait toujours la rage et la force de la traquer, jusqu’à ce que plus fou qu’elle ne s’y oppose.