Il fait beau et avec le soleil vient Dana, aussi sûrement que les premiers rayons du jour. C’est facile de l’adorer quand elle est si dévouée, qu’elle s’arrache à New York et sa langueur pour tolérer l’été paisible qui écrase l’île et la transforme en rêverie où il fait à peine bon de vivre. Dana vient voir Arden mais Arden ne va jamais voir Dana, et ça doit compter pour quelque chose, tout ce temps donné ; ça rend sensible les choses futiles et c’est tout ce qu’elle adore chez elle. Arden l’avait laissé choisir le café, elle avait fait ça bien : c’est sur le littoral qu’elles se retrouvent, dans la grande clarté du mois de juin qui résonne déjà du bruit des vagues. La saison estivale s’annonce par le sable sec qui vient s’échouer partout, qui se loge dans les plis des vêtements même quand on est loin de la plage, porté par un sirocco atlantique qui apporte aussi la joie de vivre. Oui, Dana a très bien choisi ! Il avait pour ces choses-là une aisance qu’Arden adorait sans y penser, la facilité de sa séduction couchait dans ces choix qui témoignent d’une affection désinvolte qu’il donne sans détour.

Arden rejoint Dana qui est déjà là : c’est facile de la retrouver car c’est vers elle qu’on porte son regard. Son profil découpé sur le monochrome de la mer, au loin, est d’une perfection sans âge ni époque, de ces portraits qu’on verrait gravé dans le marbre ou peints sur des panneaux de bois—il faudrait que le monde garde trace de Dana. Arden lui sourit déjà, charmée par cette scène parfaite qui avait été dressée pour elles. Elle lui fait la bise, effleure à peine ses joues qui sentent vaguement la crème, et le ton est donné ; elles seraient vives, enjouées, heureuses surtout ; d’une légèreté sincère, d’une légèreté artificielle, Arden ne savait plus les distinguer. Elle s’assoit face à Dana, commande un café, et prend déjà le rythme des petites manières qu’il faut avoir pour ces conversations galantes et frivoles, parfaites pour l’été.
T’as vu ça ! J’ai pris le soleil, il fait déjà assez chaud pour la plage. Et toi alors ! T’es trop belle, comme toujours.
Elle le dévore de ses yeux sombres qui, en pleine lumière, reflètent la courbe du soleil : elle reconnaît très bien l’angle mutin de son sourire. Le simulacre prend toute la place de leur amitié, il n’y a pas d’absurdité dans leurs plaisirs ; c’est ici qu’on peut dire des amours qu’on ne prononce pas au grand jour—ce n’est pas très sérieux.
Ça fait longtemps qu’on s’est pas vues, c’est vrai ! Je t’avais parlé de Cecil, je crois ? On sort ensemble depuis quelques mois—j’ai trop de trucs à te raconter, je sais pas par où commencer.
Elle n’est pas pressée, elle sait déjà qu’elle dira tout : elle finissait toujours par se dévoiler, par tout dire à Dana, parce qu’on pouvait ainsi tout balayer d’un rire. Il n’y avait rien de grave, quand Arden voyait Dana, et ce qui l'était arrêtait soudain de l'être. C'est une sincérité qui ment ou un mensonge qui est sincère, ça n'a ni queue ni tête ; ce qui compte, c'est le bonheur, qu'il soit vrai ou non, qu'il soit intense ou non. Au final, au moins, on en tirerait un chouette histoire ! Son café arrive, elle en prend une gorgée.
Et toi, alors, ça va ? Et Libellule, et Mimi River ?
Elle dit ça comme pour mettre les choses à plat, comme si Dana et elle avaient un même savoir de l'autre quand c'est Arden qui expose sa vie en plein soleil. Elle se trouve déjà bien trop enjouée.

---

Arden l’aime sous tous ses angles, de profil ou de trois-quart avec la mer en fond ; c’est elle qui brille, c’est elle qu’on voit, et tout le paysage est aux pieds de Dana, peint autour d’elle en espace négatif qui cerne son visage. L’incrédulité lui va à ravir, le rend plus beau encore car sa mine s’éclaire, et voilà qu’il ressemble à un ange sous le plein jour—c’est une jolie entourloupe parce qu’Arden ne pense pas à être vexée, trouve là toute la légèreté de l’existence, et ça la rend heureuse, très heureuse, que Dana se penche vers elle, entrouvre les lèvres, lui joue tout le petit théâtre de la surprise, de l’intérêt, de la malice. Le sourire qu’elle retourne est vrai, sans nuage comme la journée de printemps qui les abritait : là, sur le littoral, Arden retrouve l’insouciance dont Dana la nourrit, n’attend que sa permission pour être futile, tendre et indolente comme le sont l’été les jolies filles.
Son coude posé sur la table, le creux de sa paume épousant la courbe de sa joue, elle écoute avec un intérêt sincère toutes les choses de la vie qui viennent s’accumuler là, entre elles, pour former une pile de petits problèmes qu’on se dit pour se les dire, sans attendre de résolution ; ne demandant qu’une écoute attentive qui autorise à mettre ses affaires en plein soleil, comme des draps propres qu’on laisse sécher dans le vent chaud de midi. Et c’est très bien, de dire les choses comme elles sont ! c’est très bien d’en parler, de savoir avant même de les avoir dites que l’autre sera d’accord, prendra un petit air intéressé, complice, amusé et dira oh, tu as bien raison ! C’est ce laisser-aller qu’appelle le mois de juin. Libellule, le mariage, les pleurs, les fleurs, Porcelaine, Mimi River, tout ça n’est qu’une série de petits bibelots, des perles qu’on égrène au fil d’un collier, et Arden écoute, s’intéresse, dodeline de la tête aux questions qui ne lui sont pas vraiment adressées. Ça doit être stressant, c’est normal de pleurer. Parfois, c’est la meilleure chose à faire. Montre-moi, oui ! Elle baisse les yeux vers le téléphone, regarde très vite le diorama d’une vie parfaite que Dana fait défiler sans y penser, par l’habitude peut-être d’exhiber son bonheur idéal. Oh, iels sont mignon-ne-s, c’est vrai, iels ont l’air heureux-se ; ça fait plaisir à voir.

Arden prend une gorgé de café déjà tiédi par le vent marin, s'adosse dans sa chaise et regarde ses doigts refermés sur la tasse ; puis, elle relève les yeux, accroche sans pudeur aucune ceux de Dana qui sont très clairs sous la lumière bleutée du bord de mer. Elle ne prend pas ses mots comme une moquerie, accepte avec joie l'invitation à se justifier, à défendre son amour interdit auquel il s'opposait sans force, par l'habitude plaisante d'alimenter la discussion.
Ah ! Tu trouves ? Enfin, t’es pas le seul à me dire ça, mais je m’en fiche un peu, à vrai dire. Ça fait longtemps qu’on se connaît, Cecil et moi, et on est bien ensemble, c’est le plus important. On est ensemble depuis deux mois, je crois—ça fait longtemps qu’on s’est pas vues, toi et moi, dis donc !
Elle marque une pause, pas par goût du dramatique mais parce qu’elle n’est pas certaine de le dire. C’est un secret qu’elle a gardé pour elle, une petite chose précieuse et brillante, mais elle décide enfin qu’aujourd’hui, à la fin du printemps, il faut la montrer au monde—à Dana, au moins, parce qu’elle aurait la décence, la tendresse, de s’extasier un peu, de rire, peut-être, de cet éclat retenu et pur qui faisait honte aux vagues et au soleil, et on n’en reparlerait plus. Rien de vaut la peine de s'appesantir, d’alourdir son allégresse de garçon populaire ; elle sait, elle aussi, que la beauté couche dans la frivolité, dans l’étourderie désinvolte et surjouée qui caractérise les bonnes compagnies. Arden se penche quand même vers elle pour simuler la confidence.
Il m’a dit qu’il m’aime. J’ai peur que ça soit trop tôt.

---

J’ai hésité à t’envoyer un message, mais je me suis dit que c’était peut-être un peu absurde, de dire ces choses-là par message ! Elle réalise enfin ce que tout cela veut dire—le café, le front de mer, le soleil, et Dana qui en attire tous les rayons. Le rituel a le goût de l’été, dans sa mondanité tranquille qui met du baume au cœur : elles font l’inventaire de leurs bonheurs, les médiocres et les grandioses, ceux qu’ils ne peuvent pas se dire par téléphone, parce que la joie supporte mal la distance maritime de la petite bande d’Atlantique qui sépare Dana d’Arden. Ici, elles sont assez loin de la plage pour se montrer belles et dignes, sans offrir leurs secrets au battement du vent, bloqué par les immeubles qui surplombent la terrasse comme des falaises en angles droits. Ils n’ont jamais que les trois heures les plus chaudes de l’après-midi – ou parfois les premières heures du soir, mais cela venait après l’équinoxe – pour se dire ce que les mois passés avaient laissé échouer à leurs pieds de tendre, d’horrible, d’anodin. Elles ne peuvent ainsi pas sacrifier un mot, un regard ou un sourire au vent et à l’écume—cela serait du gâchis ; alors Arden voyait Dana à belle distance de la ligne des vagues.
Elle garde un instant le silence qui force sa plongée dans les sentiments de Cecil, qu’elle acceptait sibyllins avec une candeur qui se voulait désintéressée, et qui cachait peut-être la crainte d’y découvrir un vide immense, un gouffre que même son amour infini ne saurait jamais combler. Finalement, quand Dana la regarde à nouveau, Arden hausse les épaules, d’un geste mou et désinvolte qui en accentue la courbe indolente et facile. Le soleil dessine une ligne d’or là où son chemisier découvre sa peau. Je ne sais pas. J’espère qu’il le pense, ça serait triste, sinon, non ? Son rire est vite emporté par la brise, et en une seconde, il n’en reste rien, et seule la peine s’attarde, suspendue dans la chaleur sèche de l’été. Je crois que moi, je l’aime, oui. Arden le dit droit dans les yeux de Dana, comme pour abattre le doute des sentiments adverses aux siens, pour imposer sa passion tiède comme si elle suffisait à combler toute absence—c’est un mensonge qu’elle se permet parce qu’il n’y croit jamais, et qu’elle sait sa clairvoyance sans y mettre les mots. Arden ne cache rien, en vérité, dans le pli de ses cheveux, dans le recourbement innocent de ses cils très noirs, ou dans l’éclat timide de son visage, fendu à la perpendiculaire par la marque éternelle de ses tourments. Dana sait en faire la lecture : elle trouve toujours, dans les vallons et dans les crêtes de sa nuque et de sa clavicule, la vérité obscène de ses hésitations.

Comme pour préserver sa pudeur de ces yeux bleus affables qui prennent tout de l’océan, Arden porte une main à son visage, masquant d’un air absent la ligne frontalière où la peau mate de sa joue devient la peau plus claire de sa cicatrice ; pour camoufler, peut-être, cet espace d’intimité absolue qui s’offre toujours au monde et qu’elle ne peut garder pour elle. Il serait superficiel d’avouer aimer en Cecil l’or de ses boucles, qui encerclent son visage d’une mandorle très sainte, d’en aimer les yeux clairs qui racontent tout de l’hiver, ou de trouver la beauté dans la manière dont ses mains épousent parfaitement les siennes. De la mollesse de la peau à la fracture claire d’un sourire tendre, Arden pouvait peindre le tableau physique de son amour, savait que Dana comprendrait l’immaturité de sa passion, qui n’avait ainsi pas besoin d’être dite. Le lieu était approprié, et la mer faisait un beau panorama en fond de son éros.
C’est dur à dire, quand tu le demandes comme ça, tu sais ? Elle n’a pas l’impression de se chercher des excuses—elle en a toujours. Elle trouve à Dana la langueur des chefs-d’œuvres pétris d’amour, et ne la jalouse pas : c’est une Vénus contemporaine qui sait voir le futile de sa grandeur divine, comme une perle de culture qu’il ajoute au paysage artificiel des choses qu’il adore. Tu trouverais ça horrible si je te disais que je sais pas ? Enfin, si, je sais en théorie—je suis bien avec lui, je suis heureuse quand je le vois, et je pense qu’on se comprend, surtout sur les choses difficiles, et sur les choses importantes pour moi. Elle détourne le regard pour fixer la ligne d’horizon, statique et immuable, d’une placidité glaciale face à l’ardeur de son martyre. Arden savait souffrir de ses affections languissantes, puis les porter comme la preuve ultime de sa romance. Ça m’embête de pas pouvoir te donner une réponse plus tangible, plus précise. En fait, ça s’est fait un peu comme ça, enfin, les choses se sont enchaînées ; elle se sent gênée sans avoir honte—c’est une gêne face à elle-même, face à la réalisation de son incapacité à définir les frontières de son crime, et c’est moi qui l’ai embrassé en premier, mais c’est lui qui m’a demandé si je voulais me mettre avec lui. Elle fait d’un air absent la chronologie intense et courte de leur amour, veut prendre une nouvelle gorgée de café mais il ne reste au fond de la tasse que la mousse refroidie et cristallisée en boue sur les parois de céramique. Elle pousse doucement la tasse pour l’éloigner d’elle, signaler qu’elle en a fini, et la faïence racle sur la table avec le son désagréable du métal de la cuillère qui cliquette contre l’émail.

Ça t’est déjà arrivé, à toi ? De te sentir comme ça ? Arden demande cela d’un air désintéressé, curieux et dévoué, pour que Dana lui promette la justesse de ses torts. Elle pose ses coudes sur la table pour coucher son visage dans ses paumes refroidies : son indécision brille d’un éclat d’or terne sous le soleil estival, et marque son front d’un pli soucieux qui lui fait une couronne d’épines.

---

La clémence de Dana perce l’abcès qu’Arden a au coeur pour que s’en déverse tout le mal, et qu’il ne reste alors en elle que la chair saine et amoureuse dont chaque cellule est dévouée à l’ange qui couchait dans son lit : c’est très simple. C’est un moment de grâce que seuls savent faire les prophètes et les saints, dont Dana fait partie. Elle a ce sourire immaculé qui porte encore la marque de sa bénédiction, donnée à la naissance ou cultivée, peut-être, en grandissant à l’ombre des églises. Arden ne lui demande rien d’autre : la mer emporte la laisse boueuse de ses sentiments, et il ne reste rien que des galets lisses et plats, faits pour absorber et garder la lumière du soleil. Elle trouve soudain que l’été s’annonce tranquille, et que le vent porte l’odeur d’un climat chaud et torve, propice seulement à l’indolence.
Arden accepte de Dana toutes les promesses d’amour désinvoltes, et en rit avec une tendresse éclairée d’ancienne amante—elle avait fait partie, il y a longtemps, de ces aventures brèves et galantes dont on reparle parfois le soir, en riant de l’ingénuité de la romance qu’elles avaient construite sans fondations. Arden s’était dite amoureuse de Dana, et Dana aussi, peut-être, avait dit à d’autres aimer Arden. Il y avait dans leur amitié un pragmatisme solide, profond et silencieux, qui leur offrait des certitudes que les baisers fugitifs ne leurs avaient jamais donné. Arden trouvait là beaucoup de réconfort, et il ne restait rien de leurs amours romantiques, pas même la nostalgie.
Le tableau de la vie domestique de Dana se peignait avec la mer en fond, dans une atmosphère de quiétude estivale qui camouflait bien toutes les horreurs. Oui. C’est ça l’amour. La conclusion, placide, de leurs émois d’été se dit dans un souffle, comme un secret léger et futile.

Arden tourne les yeux une seconde vers la ligne de la mer, qui prend la teinte verte des fins de journées ; elle assiste ensuite à l’expérience religieuse du ravissement de Dana. En une seconde, le temps de l’éblouissement d’un rayon de soleil orange, il ne reste plus rien de lui—Ethel le remplace, et Arden reconnaît là ses vertus de proies qui s’en tirent toujours, la lame à la main, sans verser son propre sang. Dans un bruit de verre brisé, le cocktail se déverse et forme une tâche rose et sucrée qui évoque la plaie qui aurait dû crever son flanc. Ethel ? Tu— Avec cette lâcheté d’animal trop tenace, il ne la laisse pas finir, et la fuite reprend, interminable, en sens inverse du coucher de soleil. Arden est laissée là, seule sur le front de mer.

---