Il lui était devenu insupportable de se rendre à l'agence sans que son monde ne soit pas centré autour de Dana. Dana par ci, Dana par là ! Oh Isidore, tu transmettras ma demande à Dana ! ; Isidore ? Tu as vu Dana ? Elle répond pas à mes messages et je dois planifier avec elle son interview de demain ? ; Non désolé mec, Libellule est en diner professionnel avec Dana.

Isidore poussa un râle de frustration à l'énième remarque à propos de Dana. Même son chien ne faisait pas autant parler de lui - sûrement parce qu'il n'avait pas de chien.

Vous me foutez tous la haine !

Personne ne comprenait ses accès de colère, et la plupart des employés de l'agence s'en accommodaient. Parce qu'Isidore était une star, donc un client - et aussi parce qu'il était sous la protection de Libellule.

Après avoir semé son manager pour la huitième fois de la journée, Isidore glissa tel une ombre dans les couloirs du deuxième étage, là où se cachaient la comptabilité et les cadeaux envoyés par les marques. C'était ces derniers qui intéressaient Isidore, jamais assez lassé d'être couvert d'objets inutiles dont il avait suffisamment d'argent pour s'acheter lui-même.

Dana, Dana, Dana...

Il cherchait son nom sur les étagères, esquivant la sienne - se voler ne l'intéressait pas - il voulait reprendre à Dana ce qu'il lui devait.

Dana.

Le doigt sur son étiquette, il se mit à fouiller sans vergogne, s'enivrant de présents qui ne lui étaient pas destinés et heureux de se remplir les poches (littéralement) alors qu'il enfonçait le parfum de luxe dans le trou béant de son hoodie. Quelle idée, d'ailleurs... Il avoisinait les trente cinq degrés, à l'extérieur.

Tellement concentré sur son méfait, Isidore ne remarqua pas le bruit signifiant de la porte qui grinça, des pas qui se rapprochèrent. Ce fut son parfum qui lui mit la puce à l'oreille, et ainsi il se tourna, coupable avant d'avoir avoué, vers la seule témoin.

Toi.

Il avait fallu qu'elle se pointe ici et maintenant - comme le bouton d'une rose qui s'était finalement ouvert alors que plus personne ne l'attendait. Au fond du jardin, Isidore se pensait à l'abri des regards, lui pourtant avide de conflits. L'arrivée de Dana sonnait providentielle. Il était trop orgueilleux pour ne pas croire à un coup du destin. Il y avait deux choix : soit on se moquait ouvertement de lui pour le punir de son comportement, soit les Dieux le bénissaient au contraire la présence de son ennemi pour lui permettre d'enfin le vaincre.

Envie ? Tu te trompes-

Isidore serra les dents. Non, non, non ! Ça ne devait pas se passer comme ça ! Elle devait s'en rendre compte plus tard et enrager dans son coin. Évidemment, Dana était comme lui : il n'aimait pas perdre avant même d'avoir essayé de gagner.

Son bras sur son épaule, Isidore lui lança un regard froid et glacial avant de se détendre, faussement avenant. Il avait envie de l'étrangler.

Je voulais juste te soulager de produits de bas de gamme dont tu n'avais pas besoin. Organiser un concours sur instagram par exemple ! Tu sais combien ça ferait plaisir à nos fans.

Pour la démonstration de force, Isidore l'avait inclus. Il pris ses aises et lui aussi passa son bras derrière son cou. Il fit en sorte qu'ils se rapprochent, la voix mielleuse de toute l'hypocrisie dont il pouvait s'inspirer.

Alors ? Comment c'est la belle vie ? Tu n'as pas trop le syndrome de l'imposteur ? Je veux dire... ça doit pas être facile de venir tous les jours dans cette agence en sachant pertinemment que tout le monde ici pense que tout est dû à ta meuf.

Pas à un seul instant Isidore ne se gargarise d'un semblant de victoire. Il a l'impression terrible que ses cruautés ne font pas d'effet - depuis le début, l'attention qu'il porte à Dana le place dans une vulnérabilité dont il ne prend conscience que maintenant. C'est lui qui est dérangé par sa présence, lui qui est obstiné à vouloir la faire tomber, lui qui lui accorde trop d'importance alors qu'il pourrait simplement l'ignorer. Non ! Il ne veut pas ! Isidore veut la détruire, la piétiner sous ses pieds - et seulement quand il l'aura vu ramper pour implorer de l'aide ou pour disparaitre, il serait satisfait.

Quoi ?

Il est sur la défensive lorsque Dana l'effleure. Il ne supporte pas la condescendance qu'elle place dans ses gestes, ne supporte pas qu'il le touche. Il pourrait en vomir ! Isidore la repousse férocement, à l'image d'un animal sauvage acculé. La splendeur de la beauté de Dana lui apparait comme un mensonge, comme un mirage qui auraient ébloui tout le monde sauf lui. Il discerne de la laideur parce que c'est ce qu'il veut voir.

Dana ne peut pas gagner.
Parce qu'Isidore ne perd jamais.

Dana s'éloigne d'elle-même, prend appui sur les étagères pour le mépriser et Isidore se retient de lui jeter simplement des produits à la figure, pour lui faire mal, pour le blesser. Mais ses élans violents s'arrêtent à la frontière du réel. Il a envie mais ne le fait pas. Il préfère s'armer de mots cinglants, à défaut de pouvoir vraiment frapper.

Jaloux de toi ? Tu te fous de ma gueule ?

Il a tapé dans le mille mais Isidore ne se laisse pas démonter. Il a de la ressource quand il s'agit de pourrir la vie des gens et se persuader que la sienne n'est pas si mal, en contrepartie.

Tu as peut-être réussi à envoûter Libellule mais ça ne prend pas avec moi. Je n'envierai jamais quelqu'un d'aussi vide et creux que toi.

Il ourle un sourire cruel et se recoiffe. Il sait que ses insultes, aussi basses soient-elles, ne font pas mouche. Il se raccroche à une autre stratégie, celle de salir l'amour qu'on pourrait lui porter - vu que son existence ne l'émeut pas, peut-être que celles des autres aura une importance.

Tu sais pourquoi elle me laisse te saboter comme ça ? Parce que tu l'ennuies cruellement. Lib' ne voit en toi que son étalon charmant, elle a eu son gosse et maintenant elle va se rendre compte que t'as rien de mieux à offrir que ça. Un gosse. Me fais pas rêver.

Isidore est jaloux de tout chez Dana ;
sauf de ça.

Il croit mourir - il croit pouvoir tuer. Dans son regard outré, il y a la cruauté des sots. Dana se trompe, Isidore redouble d'intelligence que lorsqu'il s'agit de pourrir la vie des gens. Quand il doit faire face à ses propres émotions, Isidore devient bête à souhait ; il fait des erreurs communes sous le coup des émotions. Ça le tend qu'elle puisse le dévisager avec pitié, ça le heurte qu'elle puisse prétendre comprendre ce qu'il ressent, alors même que c'est elle qui a gagné.

Oh mais c'est pas vrai ! Tu es insupportable, j'ai juste envie de te tarter.

Il lâche ça sous le joug de sa colère. Il regrette instantanément - pas parce qu'il s'en veut d'avoir été aussi vulgaire, mais il s'en veut d'avoir été aussi faible.

Arrête de faire semblant. Arrêtons tous les deux. Moi je peux pas te saquer et je compte bien employer mon énergie à te foutre dans la merde. Alors à partir de maintenant, franc jeu.

Il ne le laissera pas envahir son territoire et le voler insidieusement sans qu'il ne puisse rien faire. Il étire un sourire cruel, ceux que les enfants font à leur victime pour se moqueur d'eux, ou à leur bourreau pour se protéger.

Avec ta belle gueule, tu te crois intouchable.

C'est Libellule qui lui a conféré son statut d'immunité ;
elle peut aussi lui reprendre.

Mais personne ne l'est.

Pas même lui, aux affres de l'impunité.

Il croit mourir cinquante fois à mesure que Dana le poignarde. Isidore n'est pas un idiot lui-même mais préfère se battre contre des sots, incapables de riposter avec brio. Les âmes subtiles l'insupportent car elles décortiquent son mauvais jeu et lui assènent une puérilité qu'il a du mal à assumer. Isidore est juste un gamin en manque d'attention et malgré le fait que Dana lui en donne, à foison, l'hystérie sèche de son apathie le crucifie dans un rôle qu'il n'a pas choisi. Elle gagne sans jouer, elle joue sans intention de gagner - en cela elle triomphe et Isidore tombe, démuni.

Dana renvoie la menace, il se défend par l'attaque légitime et Isidore n'a pas de quoi riposter. Il serre les dents et accuse le coup, le regard débordant de violences inassouvies et inachevées. Il a envie de le cogner mais se retient. Il pourrait perdre à s'écouter... Frustré, tout ce qu'il peut faire c'est maugréer.

Qu'est-ce que tu racontes ? Pourquoi tu ouvres ta grande bouche comme si tu savais tout ?

Il n'arrive pas à faire fi de ses mises en garde. Isidore tremble face à la médiocrité que pourrait embraser sa carrière si jamais il fait un faux pas. Avant, il pouvait s'amuser à jouer aux caïd sur les réseaux sociaux ou sur les plateaux - mais Libellule l'a placé tout en haut et la chute pourrait s'avérer plus rude.

Les joues qui se collent, il gronde mais ne bouge pas, éberlué par l'audace de la pétasse. Dana les prend en photo puis le nargue en lui montrant. Isidore lui arrache le portable des mains et zoom avec ses doigts sur le cliché pour se régaler de leurs imperfections. Sauf que voilà, chez elle ou chez lui - il n'en voit aucune. Il s'est toujours trouvé parfait ; Dana, lui, n'échappe pas à cette vérité. Ça serait mentir que de le nier.

Va mourir.

Répond-il simplement, alors qu'il lui jette l'appareil à la figure pour qu'il l'attrape entre ses mains. À fleur de peau, il le jauge puis se détourne de lui. Il se rapproche d'un petit miroir de poche déposé sur une étagère et se recoiffe, concentré à replacer ses mèches correctement. Même en état de siège, Isidore fait attention à ses apparences. Ils ne vont pas tarder à se séparer et Isidore devra prétendre, comme à son habitude, que tout s'est bien passé.

Tu as raison, je devrais plus m'inspirer de toi.

Sa suffisance a eu le temps se recharger pendant l'entracte. Il arbore son petit air cruel, celui dont les méchants garçons abusent quand ils cherchent à prétendre être les petits chefs de la cour de récréation.

Tu es tellement un modèle, Dana. Je pense que tous dans cette agence devrait avoir le privilège de connaitre le vrai toi. La langue de pute que tu es, a du bien s'user à faire le tapin entre les cuisses de Libellule. Bravo ! Tu as gagné.

Le baume à lèvres entre les doigts, il le coulisse sur sa bouche. Isidore frotte ses lèvres pour le faire pénétrer.

Tu m'enverras la photo ? Si tu la postes, n'oublies pas de m'identifier. Pour la visibilité de l'agence.

Il l'aura.