Inspire, aède, éclaircis ta voix, chante enfin, les exploits des héros !

Poète, forgeron parmi les hommes, trouves-tu encore des armes sous le ciel dont tu peux vanter la grandeur ? Cela fait des décennies que tu n’as plus décliné le son des boucliers entrechoqués au rythme dicté par les armées en rang.
Mourir trop jeune est une compétition dont les athlètes se sont lassés ; qu’on est bien loin, alors, du temps glorieux des odyssées !

Il est pourtant des hommes dont les tympans vibrent encore du fracas des lances et du sifflement des flèches. Il en est dont le corps ne s’endort que fourbu par les coups. Il en est encore qui, au milieu de l’arène, offrent des Jeux à un public absent.

Satya est de ceux-là, debout de l’aurore jusqu’au couchant, les mains frottées à vif par la corde d’un arc. Pourquoi, me direz-vous ! Voilà un enfant qui n’a jamais vu la guerre de ses propres yeux, un petit prince choyé entre les murailles d’une jeunesse passée sous clé. Il n’a jamais eu qu’à vivre, non à survivre, et même adulte, il ne sait que faire de l’argent qu’on lui donne trop facilement, ni des sourires qu’on lui offre tout le temps. La vie l’aime et le monde aussi ! Alors, il peint lui-même, de sa main, les ombres qui habitent son propre tableau.

À tous les jeunes arrivants, à ces nouveaux demi-dieux qui continuent d’arriver, il répète de sombres avertissements. Ne négligez pas les armes, leur dit-il, ne prenez pas pour acquise cette vie qu’il vous faudra un jour défendre ! A-t-il peur pour eux, Satya, qu’il s’acharne ainsi à en faire des guerriers, ou espère-t-il qu’une guerre à venir lui permette de mériter les lauriers que l’on n’offre pas à ceux qui aiment la paix ?

Le soleil est prêt à se coucher, en une soirée de Janvier, chassant bien vite les derniers acharnés. Mais il est encore là, le dos aussi droit qu’aux premières heures du matin, à aboyer sur son compagnon de clan, de nouvelles instructions.

- Redresse-toi, Sohel ! Et ta posture ? Tu écartes tellement les jambes qu’un monstre te renverserait juste en soufflant un peu !

Fort ? Peut-être. Mais ce n’est pas le premier à l’être. Au début, la bravado des fils d’Arès le faisait renifler de dédain ; maintenant, il se surprend à en rire. Satya trouve presque un malin plaisir à leur prouver qu’il n’a pas usurpé son rôle de professeur. Qu’ils essayent ! Ils ne gagneront pas si facilement. Sinon, comment apprendraient-ils ?

Et puis, Sohel ne semble même pas vouloir feinter. Il fonce, tête baissée, presque trop prévisible. Le jeune homme, en face de lui, n’a qu’un pas à faire pour l’esquiver avec fluidité et, passant dans son dos, lui asséner un coup sec du manche de sa lance avant de s’éloigner à nouveau.

- Tu penses, vraiment ? Tu n’arrives même pas à me toucher, moi. Alors, toi, face à un monstre qui serait plus habile ou plus malin que je le suis… commente-t-il, d’un ton quasi-nonchalant, traversant à foulées amples l’arène pour rétablir une certaine distance d’avec son adversaire. Il t’aurait déjà tué.

À force de trop fréquenter les belliqueux membres de son clan, Satya s’est étonné lui-même à pouvoir souvent prendre un tel goût à la provocation. C’est qu’ils le méritent bien ! Mais le fils d’Aphrodite, tout fier qu’il est, ne s’attend guère à ce qu’on lui rende la monnaie de sa pièce. Aussi le commentaire de Sohel le fait-il s’interrompre. Distrait, il relâche sa posture.

- Qu’est-ce que tu racontes ? Je ne sais même pas où tu travailles.

Il n’est que rarement surpris, Satya. Son monde, après tout, n’est rien si ce n’est méticuleusement contrôlé, une série de chiffres et d’ordres dont il a la plus experte maîtrise. Rien ne lui échappe et rien ne le devrait. Et pourtant, Sohel y parvient. Son imprévisibilité le rend dangereux.
Cette fois-ci, le coup de poing, au lieu d’être esquivé aisément par le fils d’Aphrodite, frôle le sternum de ce dernier. Ses yeux s’écarquillent, ses sourcils se froncent. Il refuse de comprendre. Il le faut bien pourtant, car Sohel n’est guère discret. Il lui jette au visage des évidences qui le terrifient.

- En face, tu dis ? marmonne-t-il juste assez haut pour se faire entendre.

À défaut d’être aussi colérique que son adversaire, le jeune homme n’en est pas moins fougueux. La peur lui glace les veines avec autant de force qu’une brusque poussée d’adrénaline. Sans un mot de plus, profitant que Sohel ait relâché sa vigilance, pensant que son commentaire venait d’interrompre l’entraînement, il bondit. En deux pas, Satya est à sa hauteur, le pousse sèchement du manche de sa lance pour le faire chuter au sol et appuie un pied au milieu de son torse afin qu’il ne se relève pas dans la foulée.

- Qu’est-ce que tu as vu ? Qu’est-ce que ça peut te faire ?

Dans la panique, sa voix grimpe d’un octave. Les phéromones que ses lèvres libèrent sans les contrôler répandent un mélange doux-amer de charme et de pitié. Mais ses yeux, eux, ne perdent rien de leur dureté. Il s’en veut, Satya ! Comment a-t-il pu être aussi négligeant !

Et voilà Sohel qui en rajoute. Il ne sait pas se taire, il n’a jamais su. Il le cherche. D’ordinaire, Satya prend une certaine fierté à ne jamais réagir à aucune de ses provocations, à se vouloir au-dessus de tout ça, de ses petites bagarres d’adolescent. Mais, cette fois, le fils d’Arès a touché juste. Trop juste. A éraflé sa cuirasse au point d’exposer la peau.
La main sur sa cheville ne le fait pas ciller et, au contraire, lorsque Sohel se redresse pour s’asseoir, il ne reçoit qu’un ferme aboiement :

- COUCHÉ ! ordonne-t-il. Reprenant le contrôle sur son propre pouvoir, Satya laisse jaillir l’ordre avec brutalité et les phéromones au bout de sa langue ont presque un goût d’acier.

Bien sûr qu’à la moindre occasion, ce chien fou lui sautera à la gorge. Il ne peut pas se le permettre. Satya va devoir le dresser avant qu’il ne soit trop tard.

- Ca dépend, Sohel, qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Que je sois sérieux et que je te flanque une fessée en public ? réplique-t-il sèchement, sa panique transparaissant dans l’agressivité inhabituelle de ses paroles. Parce que c’est exactement ce qui va t’arriver si tu parles de ça à qui que ce soit. Tu m’entends ?!

Il n’arrivera pas à le maintenir ainsi sous son emprise indéfiniment ; il le sait bien. Il sait tout aussi bien qu’il n’a pas le choix que d’obtenir gain de cause dans le cours laps de temps qui lui est imparti avant que Sohel ne finisse par réussir à se relever.
Seulement, par chance peut-être, le fils d’Arès semble ne rien comprendre à la situation. Ne pas se douter une seconde de la gravité de ce qu’il a surpris. Il ne le juge pas ; pire, s’en fiche complètement. L’idée le trouble presque plus encore tant il s’attendait aux moqueries, ou au chantage.

Détachant sa cheville de la prise de Sohel d’un coup sec, il tâche de calmer sa respiration et d’adoucir sa voix. Les menaces, apparemment, ne feront que rendre le fils d’Arès plus belliqueux.

- Tu en as peut-être rien à foutre, mais c’est important, pour moi.

L’aveu est fait à contre-cœur. Satya déteste l’idée de révéler à autrui la moindre de ses faiblesses ; et plus encore aux autres Spartiates. Pourtant, aussi belliqueux soient-ils, les membres de son clan ont aussi en commun un certain sens de l’honneur qu’il compte bien faire ici valoir.

- Promets que tu ne diras rien à personne et je te laisse partir. rajoute-t-il alors, avec plus de fermeté, reprenant sa lance en main tant il se doute que le contrôle de sa voix finira vite par se dissiper. Je te donnerai ce que tu veux, si tu te tais. Je me battrai tous les jours contre toi, si c’est le prix que tu réclames. D’accord ?

- Tu dis que tu n’en as rien à foutre mais c’est toi qui est venu m’en parler en premier ! réplique-t-il, abasourdi malgré tout par la véhémence de l’autre dont l’incompréhension paraissait presque approcher la mauvaise foi.

Mais tant mieux, s’il ne rajoutait rien sur le sujet. Cela n’était que pour l’arranger et s’i n’y accordait vraiment aucune importance, Sohel ne parlerait pas. Du moins, il l’espérait fort ou les Spartes risquaient de perdre un membre.

- Je ne fais pas exprès ! Ca va se dissiper, sois un peu patient !

À son tour, cette fois-ci, de faire preuve d’un peu de mauvaise foi. Si Satya ne maîtrisait en effet pas toujours les phéromones échappés de ses lèvres, l’ordre qu’il avait donné plus tôt avait été tout à fait conscient. Le reste ? Il fallait accuser sa surprise paniquée qui avait, contre son gré, maintenu le charme. Il n’aimait pas y avoir recours ; détestait se servir d’autre chose que de ses armes. L’instinct, ce détestable instinct qui le rattrapait toujours, lui donnait envie de vomir.

- Bien sûr que je vais survivre, Sohel. Je suis ton professeur. Ce serait indigne de ma part de te laisser gagner. soupire-t-il alors, cependant légèrement soulagé d’entendre l’autre revenir à ses défis habituels. Un combat tous les jours, j’ai dit. Et si ce que je fais en dehors de l’île t’intéresse tant que ça, tu n’auras qu’à venir boire avec moi la prochaine fois que tu me verras.

Mais ce ne sont pas des coups qui tomberont si Sohel se risque à le suivre.
Le fils d’Arès semble assez niais pour ne pas se douter des véritables raisons de sa colère. Mais l’est-il assez suffisamment pour ne pas se douter de ce qui se trouve derrière les portes-mêmes de son propre lieu de travail ?

- Tu sais très bien que ça ne sert à rien de me menacer. Je reste ton coach et si tu veux continuer à pouvoir profiter de l’arène, tu devras te trouver un autre punching-ball.

Sans compter que Satya, loin de se laisser faire, s’assurerait de lui faire mordre la poussière. Mais inutile d’exciter encore plus l’ego belliqueux de Sohel, déjà bien assez froissé par ce qu’il vient de vivre. Au lieu de ça, le jeune homme se réjouit que sa proposition semble avoir réussi à le distraire, ne serait-ce que pour quelques instants.

- Je n’ai rien à prouver. À part si tu as peur de ne pas tenir l’alcool face à moi ? C’est vrai que je vois rarement des fils d’Arès au club, c’est peut-être de famille.

La provocation est facile. Sûrement un peu trop évidente. Il compte sur le fait que Sohel y soit aveugle, comme d’habitude.
En réalité, Satya calcule son prochain coup. Si Sohel se risque à l’accompagner au club et à se mettre à son tour dans une situation embarrassante dont il pourrait être témoin… Ils n’auraient pas d’autre choix que de passer un pacte de silence.
Ce qu’il se passera au club y restera.

Inspire, aède, éclaircis ta voix, chante enfin, les exploits des héros !

- Si mon rôle n’était que d’être un punching-ball, je ne réussirais pas à vous apprendre grand-chose… soupire-t-il en toisant son élève des yeux.

Au moins, la proposition avait eu l’air de réussir à distraire Sohel du sujet plus fâcheux… Et si Satya arrivait à le pousser à s’enivrer assez pour le surprendre dans quelque position embarrassante, il ne se soucierait plus de ce qu’il pourrait déjà savoir.
Et le fils d’Arès avait déjà prouvé être largement capable de le sous-estimer !

- Tu serais surpris…

Un sourcil haussé, Satya prit le temps de griffonner son numéro sur un petit bout de papier qui traînait dans sa poche.

- Contacte-moi quand tu auras une soirée de libre. Je sais déjà où te trouver.