Les rayons de la lune mouchetaient sur l'acier des bennes à ordures. Ezrael aurait pu trouver ça cynique de se réveiller au milieu des déchets - s'il n'avait pas été transporté par une âme sensible à sa détresse. Il avait quitté le monde des morts, les enfers poussiéreuses peuplées de spectres brumeux. Alors qu'il appelait encore à l'aide, hanté par les visions macabres de ses amis, prisonniers de son père et de leurs peurs, Ezrael fut brutalement ramené à la réalité.

Et elle n'avait rien à envier au monde souterrain.
Ezrael papillonna des cils et ses paupières tremblèrent. Il geignit et ouvrit finalement les yeux sur un visage inconnu, ce qui le fit sursauter. Il repoussa la jeune femme, le souffle rauque et effréné. Sa vision était flou, du moins semblait l'être alors qu'une aura se manifestait au-dessus de la tête de celle qui l'avait manifestement secouru. Il n'avait pas les idées claires - son corps demeurait en proie au traumatisme alors dès lors qu'il eut retrouvé ses facultés cognitives, il poussa un cri d'effroi.

Son attention était focalisée sur ses mains ; il les agitait devant lui pour vérifier qu'il avait encore tout ses doigts. Puis l'une d'elle se leva à hauteur de sa figure ; il la tâta et s'assura qu'il ne lui manquait rien de plus, rien de moins. Ezrael comprit qu'il était mort, et que la bénédiction lui avait permis de revenir. Désormais, la mort serait définitive.

Arrière !

D'abord affolé par la perspective d'être toujours traqué par les monstres, il se calma peu à peu. La musique assourdissante au loin attira son attention. Il déglutit et riva ses yeux fatigués sur elle, sur :

Dionne.

Il ne l'avait jamais vraiment fréquenté mais son nom et son visage étaient connus dans la communauté des demi-déités.

La traitresse...

Il n'y avait aucun jugement dans la voix d'Ezrael ; il n'était pas de ceux qui condamnent, mais plutôt de ceux forcés d'être puni pour ce qu'ils sont, même si c'était injuste et arbitraire. Tous les jours de sa vie, Ezrael payait le fait d'être le fils de la mort. Il pouvait bien la remercier de l'avoir sauvé. Mais l'avait-elle fait ? Il arqua, méfiant :

Tu comptes me livrer à eux ?

Et alors qu'il leva les yeux vers elle, il crut discerner des numéros s'agiter au-dessus de sa tête ; il n'arrivait pas à bien les comprendre. Ni à bien les lire. Il aurait préféré que cela reste entre elle et Thanatos ; Ezrael avait l'impression d'être témoin d'une révélation qui ne le regardait pas.

Ezrael fronce les sourcils. Confus et désabusé, il ne rit pas face à la remarque de Dionne. Il la fixe simplement sans comprendre, avec une certaine pointe de colère, qui brille au fond de ses yeux sombres. Il pourrait en vomir s'il avait quelque chose dans le ventre ; par chance il n'y a sûrement qu'un fond bile acide et Ezrael n'a même pas la force de déglutir.

De l'espionnage ? Non.

Le fils de Thanatos baisse les yeux. Il réalise à quel point sa mort est asburde - tellement qu'elle ne vient pas à l'esprit dans un premier temps. Il n'est pas une victime, il est simplement curieux ou espion. À la bonne heure !

Je sais qu'ils sont là...

JE LES AI CROISÉ SALE TRAITRESSE, ILS M'ONT TUÉ ! a-t-il envie de hurler. Sa gorge se noue et ses poings se serrent. Il reste calme.

Tout va bien maintenant. Je suis mort, je viens de revenir. Laisse-moi partir s'il te plait. Je veux juste rentrer à la maison...

Quand il relève la tête, c'est pour la jauger. Il la juge sans arrogance - spectre de leur vérité, à tous les deux.

Je ne dirais pas que je t'ai vu.

Ezrael comprend qu'au lieu d'une bienfaitrice, il rencontre sur sa route une potentielle nouvelle ennemie. Il est fatigué et las de se battre, surtout contre les membres de sa propre espèce. Quand Dionne le toise, il se replie sur lui-même et abdique simplement, de sorte à lui faire comprendre qu'il ne la froissera pas davantage. Par contre, il ne cédera plus aux caprices et aux égos des uns et des autres. Il surveillera son langage, pas ses échos.

J'ai été ramené à Cerbère pour qu'il me tue. L'Empuse m'a torturé pour se venger de mon époux, selon ses dires.

Il répond machinalement aux questions, sans y mettre d'émotions. Ezrael veut juste que ça s'arrête.
Dionne lui impose de ne jamais revenir - il ne va pas se faire prier, il n'a aucune envie de mourir.

((une seconde fois))

Je ne veux pas dénoncer celui qui m'a vendu, mais...

Il hésite, il fuit son regard, pour ne pas être impertinent.

C'est surprenant. Je ne comprends pas pourquoi vous êtes de leur côté, pourquoi avoir quitté Nausikaa pour cette vie ?

Et Ezrael le voit au-dessus de sa tête ;
une vie qui la conduira à une mort certaine.

Dionne est désolée. Ezrael l'a été lui aussi, toute sa vie. Il sait reconnaitre les vrais désolé des mensonges qu'on dit pour se rassurer. Ça ne réussit pas à lui arracher un sourire mais ses lèvres tremblent et son air s'adoucit. Il a moins l'air d'un animal sauvage. Ezrael écoute attentivement Dionne lui compter son récit. Bien sûr, il a de l'empathie. Son coeur se serre et la nausée revient tenter sa glotte. Il a de la peine pour cette femme - de la peine pour cette vie longue et inconsistante.

Tu t'es sacrifié ?

Il ne se débat pas. Elle va peut-être nier ; alimenter un mysticisme et se penser égoiste mais Ezrael, lui, en reste persuadé. Elle s'est sacrifié.

Moi aussi je suis désolé pour toi.

Tout ce qu'il peut faire, c'est espérer que ses choix ne soient pas vains, et qu'elle y trouve du sens. Qu'elle soit sanctifiée par l'éternel repentance, celle que lui accorderont les dieux d'en bas quand la mort la frappera.

Quoi...?

Confus, il s'y refuse d'abord. Mais Dionne s'offre à lui, exquise aux traits damasquinés. Ezrael puise dans la violence qui l'animait à son réveil et tente de s'en damner.

Il déteste faire du mal.
Mais espère que ça lui fera du bien.

Il attrape son visage et tente de la griffer. Il laisse des traces rouges mais ne réussit pas, malgré ses efforts acharnés, à lacérer la peau. Désespéré, il arme son poing et le fracasse sur la mâchoire. Il éclate la lèvre inférieure, qui se fane en pluie de sang le long de son menton. Ezrael grimace. Il lui vient à l'esprit qu'il aurait préféré taper Midas.

Est-ce que ça va aller ?

Demande-t-il d'une voix éteinte. Ses yeux sont inquiets. Il se redresse, pressé et mal à l'aise.

Ça suffit ? Dis-moi que ça suffira. J'espère qu'ils ne te frapperont pas.

Ça mettrait Ezrael dans une haine noire, que même les immortels ne sauraient appréhender s'il venait à les maudire pour l'éternité.