Les dernières nuits avaient été interminables - impossible de dormir sans penser à Simca et Midas, impossible de sombrer dans l'insouciance alors qu'il y avait un risque, une chance... que rien n'ait changé au réveil, que ta soeur t'annonce une mauvaise nouvelle. Que Midas ne revienne jamais, ou pire ! Qu'il soit déjà trop tard et que seul elle puisse lui parler, son âme partie rejoindre les Champs Élysées.

Le regard morne et accablé sur l'écran du rainphone, recroquevillé sous le même plaid depuis plusieurs heures, tu fais passer le temps en scrollant indéfiniment sur les réseaux sociaux. Tu es encore une énième fois l'ombre de toi-même, à attendre un signe ou un appel.

Le téléphone vibre et tu manques de sursauter. Ton visage reprend des couleurs, bien que la mine s'en retrouve vite encore déconfite par le ton alarmiste  de ta soeur. Midas a été retrouvé, c'est tout ce qui compte. Mais dans quel état ? Et pourquoi est-ce qu'elle souhaite te voir à l'Arbre ?

Tu ne perds pas de temps et te précipites dehors. Tu ne mets que quelques minutes, à petites foulées, pour la rejoindre au point de rendez-vous. Les joues rouges et la sueur au front, échevelé, tu t'accroches à elle comme un papillon en manque de lumière.

Simca !

Tu es épuisé, épuisé d'avoir été aussi inquiet. Autant pour lui que pour elle. Tu n'en peux plus, tu dois demander - ça te brûle la langue.

Où est Midas ?

Es-tu heureux, comme ça ?
Tu fronces les sourcils, le sourire nerveux. Tu lèves une main pour caresser son épaule, t'y accrocher pour ne pas tomber.

Quoi ? Simca... Où est Midas ?

Heureux, heureux. La tension te stresse ; tu jettes un regard évasif vers l'adolescent accroupi derrière. Reportes finalement ton attention sur elle tant bien que mal.

Qu'est-ce qu'il s'est passé ? S'il te plait raconte moi, tu m'angoisses !

Tu t'en voudras plus tard de ne pas avoir su répondre.
Je suis heureux quand vous êtes là.

Oh pitié, Ezra, tais-toi. Les traits s'affaissent. Tu restes de marbre, à l'image d'une statue codifiée d'une tragédie grecque. C'est la tienne, la vôtre, celle qui porte le fardeau des enfants de Thanatos. La Mort est plus qu'une vieille amie sur laquelle se reposer, elle vous a enfanté. Qu'est-ce qui pourrait être pire ? Vous perdre l'un et l'autre, errer dans le froid cruel de l'indifférence. Elle n'a pas le droit. Pas après tout ça. Pas au bout de toutes ces années. Pas le droit de te trahir et de t'abandonner.

La façon dont elle retient son exaspération ; tu crois voir Précieux dans ses pires moments. Pourquoi est-ce que tu les déranges, de ta simple présence ? Il leur suffit de soupirer. C'est toi qui est angoissant à exister.

Désolé.

Tu te mords l'intérieur de la joue.
Un peu précipité par l'attente et l'anxiété ; tu oublies de lui demander comment elle, elle va. Trop pressé de savoir comment Midas s'en est sorti.

C'est grâce à toi. Tu as réussi. Désolé vraiment, j'ai été rude.

Tu prends ton mal en patience.

Pourquoi tu t'excuses ?

Ses mains à ton visage sont glacées. Plus elle parle et plus tu déchantes, plus tu te tends. Les boyaux retournés, tu appréhendes.

Tu ne dis plus rien.
Ne réponds pas à la question.
Le regard est braqué dans le sien, tu crois mourir à ton tour d'attendre la sentence. Quand tu crois enfin à une libération, c'est une énième chaine qui se noue autour de ton cou.

Hein ?

Tu crois d'abord à une blague, alors tu ris un peu, léger.
Un rire bête qui ne tarde pas à s'évanouir lui aussi. Comme ton sourire, comme le reste de ta sanité.

Attends, t'es sérieuse ?

Ça n'a aucun sens. Tu cherches à percevoir, les paupières mi-closes, ce que ça signifie vraiment.
Tu répètes en articulant, à la fois confus et désarçonné.

Tu as promis ma main ?

Tu te détaches d'elle avec une certaine violence et recules de quelques pas. Tu avances ensuite vers l'Arbre de Méduse et t'accroches à une branche pour ne pas vaciller.

Qu'est-ce qu'il t'a pris ?

Et malgré le trouble des révélations, tu arrives encore à penser :

C'est lui qui a demandé ?

Le regard jusqu'alors assombrit soudain éclairé d'une idée triste et malsaine : est-ce qu'enfin quelqu'un t'aime sincèrement pour te réclamer, sien pour l'éternité ?

Il y a derrière ces promesses aux lendemains fiévreux des circonstances dont tu n'as pas idée. À vrai dire, tu t'en fiches. Simca, Emon, Midas... Les égarés et les Spartes ont chacun une bannière à porter ; des intérêts qui t'ont toujours dépassé. Tu laisses ta soeur préparer la guerre et Midas la faire. Jusqu'à ce que leurs querelles t'éclaboussent - toi et ton confort, toi et ta lâcheté. Aujourd'hui tu paies.

Il l'a demandé.
Elle peut le voir... ton coeur se soulève et tu reprends vie. Tu ne questionnes pas tout de suite l'absurdité de la situation - trop occupé à te réjouir comme le plus idiot des naïfs.

Oh.

Et pourtant ! Bon nombre de questions te viendront après aux lèvres, et t'empêcheront de dormir tellement elles sont essentielles.
Du genre ;
Pourquoi est-ce qu'il lui a demandé à elle ?
N'avait-il pas autre chose à penser, à peine libéré ?
Où se trouvait-il ?
Est-ce qu'il comptait t'en parler ?

J'imagine que c'est important.

Simca ne serait pas désolée si elle avait le choix.
Et Simca a toujours le choix - pour la voir aussi déterminée à se faire pardonner, c'est bien qu'elle y était elle aussi obligée.

Pour tes plans, je veux dire. Pour les égarés.

Un instant lucide, tu essaies tant bien que mal de raccorder les ficelles qui se sont tissées dans ton dos - ou plutôt, avouons-le Ezra, sous ton nez. Si seulement tu avais eu le cran de t'y intéresser.

Bon bah d'accord.

Comme ça, tu t'y résignes.
Tu te répètes dans la tête la voix de Simca quelques minutes plus tôt. Ça te donne le tournis :
Midas, tu l’aimes bien, pas vrai ? 
Peut-être bien que oui !

Un peu plus résigné que heureux, tu décortiques petit à petit les étapes qui t'ont mené jusqu'à ce moment là. Tu réfléchis aussi, dans l'urgence, à des questionnements fondamentaux qui bercent déjà le futur de votre relation. Épouser un homme, épouser Midas, épouser quelqu'un. Tu accuses le coup car ça n'a rien d'anodin. Tu t'imaginais depuis l'enfance finir seul à attendre que quelqu'un te tende la main.

Il semblerait qu'à défaut de te la tendre, on te l'avait demandé.
((et la seule fois où c'est arrivé, c'est une autre qui l'a accepté))

Une immunité...

Tu te redresses, le dos plus droit mais les épaules toujours avachies. Tu t'adosses à l'arbre et lèves la tête vers l'entremêlement de racines qui constitue les serpents de la gorgone.

Haha ! Un mariage d'alliance ! C'est bien joué, oui.

Et tu souris encore, c'est si loufoque que ça te semble irréel. Tu soupires sans faire disparaitre le rictus nerveux qui habite tes lèvres tremblantes. Simca confesse qu'elle n'est pas douée en amour.

Je t'aime.

C'est lâché comme ça, pour désamorcer la pression qui commençaient à vous acculer.

C'est tout ce qui compte, hein ?

Tu n'as jamais eu peur de lui dire à elle.

Midas ne voudras jamais habiter dans l'Até.

Tu le connais, ça serait une humiliation. il déteste cet endroit.

Je veux lui parler.

Tu t'éloignes de l'Arbre pour avaler la distance respectueuse qui vous sépare. Tu te tiens fier devant elle, cette fois conféré du privilège du condamné. Elle ne peut pas te le refuser.

Où est-ce qu'il est ? Tu peux me le dire ! J'ai accepté, alors dis-le s'il te plait.

Tu l'appelles et elle ne t'entend pas. Simca semble être ailleurs, perdue dans les méandres d'un esprit trop étendu, cloisonné aux humains mais pas aux esprits qui chuchotent en permanence à son oreille. Et même pour toi, le fils de la Mort, c'est effrayant. Tu voudrais juste prendre sa main froide et la sentir parmi vous. Elle siffle et tu te tends. C'est elle qui t'impose le silence ! Elle qui ne te dit rien. Elle qui est si loin.

Da-d'accord.

Tu fronces les sourcils et baisses la tête pour fixer le sol. Elle te traite comme un enfant ! Mais est-ce que tu lui as déjà prouvé l'inverse, est-ce que tu as déjà été digne d'être traité autrement ? Grand et indépendant, dans tes rêves seulement.

((Tu les détestes tous de te voir comme ça))
Tu te détestes toi d'être incapable d'être mieux que ça.

Comment ça, tu m'y emmeneras ?

La détresse du sourire las se mue en grimace de frustration. Occupe toi d'être heureux Ezra ! Ils se foutent de ta gueule.

Yeah ..! J'ai hâte ..!

Tu te mords la lèvre et l'enlaces ; le coeur déjà occupé à ressasser.
Elle n'a pas répondu au je t'aime lancé à la mer comme un navire près à s'échouer.