Il avait peut-être senti le fébrile frémissement de l’air estival quand elle avait rejoint le jardin : juillet était bien là et charriait avec lui tous ses supplices. Pour Arden, la mort venait souvent l’été, et son amour de la saison s’en retrouvait crucifié, laissé en offrande à des puissances abstraites qui rongeaient sa peine comme un os à moelle. Juillet dans le jardin avait le parfum entêtant du genêt et du chèvrefeuille, sucré quand le jour était tiède, et août venait toujours avec ses chrysanthèmes—c’était une tradition atroce.
Arden avait cherché Ellair entre les parterres rangés d’aster et de glaïeuls, qui ne poussaient en ligne que sous la contrainte, dans une géométrie variable qui allait contre la nature. Elle l’avait trouvé sur un banc où – elle ne s’en souvient pas – elle l’avait rencontré dix ans plus tôt. C’était un lieu approprié pour la fin de vie d’une amitié : à l’ombre d’un bosquet, les rayons du soleil filtraient par les branchages en une lumière pure et claire, qui tournerait au rose à la venue du soir. Elle s’était dit qu’Ellair était sensible au sublime du paysage, à la quiétude brumeuse des haies tout alignées en dessous desquelles poussaient déjà des simples, pissenlits et trèfles, dans le terreau battu.
En silence d’abord, Arden s’assoit à côté de lui ; elle regarde ces herbes qu’on disait mauvaises pour trouver la beauté dans la dentelle parfaite des feuilles. Un bourgeon encore jeune laisse entrevoir le jaune des pétals futurs. J’aimerais te parler. Elle l’annonce ainsi, attendant peut-être l’autorisation de briser un silence encore salvateur—c’était sa façon à elle de faire la guerre. De la poche de son pantalon, elle sort un paquet de cigarettes, en tire une de l’étui et l’allume sans rien dire, couvrant de fumée l’odeur suave de l’été qui devenait écoeurante, comme la prémonition d’un charnier à venir en succession de celui tout juste passé. Arden avait le coeur lourd, la gorge nouée, les mains moites, tout un panorama de preuves physiques de la détresse qu’elle ne s’avouait pas, qu’elle avait rangé bien sagement dans la clairière mentale où s’entassaient toutes les choses qu’elle n’était plus capable de ressentir. Elle avait trouvé en elle une colère qu’elle ne savait diriger, qu’elle habillerait de bienveillance pour gâcher ce qu’il restait de cette journée funeste. C’est au sujet de Cecil et toi.

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Arden préférerait le silence : elle préférerait qu’il n’y ait rien à dire, et que l’été se déroule, placide et tranquille, comme elle les aimait. Il est bien trop tard, pourtant, pour aspirer à cette quiétude déjà gâchée des premiers sangs. La mort venait toujours prendre le mois de juillet, et quand août venait, il s’élevait dans l’air la pourriture des charniers laissés au soleil, la gangrène des maux qu’elle ne voulait pas adresser, pas voir, et qu’elle laissait dormir jusqu’à l’automne. Maintenant, oui, si ça ne t’embête pas. Elle n’avait rien dit de plus, d’abord, avait fixé les haies en laissant sa cigarette se consumer lentement, trouvant en elle l’élan déjà perdu d’une confrontation qu’elle avait fui pendant longtemps. Le jour est beau, comme dix ans plus tôt, et rien, dans l’air, ne laisse transparaître le deuil qui les frappait tous, ou les frapperait plus tard, dans l’après-midi, quand leur parviendrait le décompte final des morts et des blessés. La vie suivait son cours comme un ruisseau que la chaleur ne savait assécher, les pisselits survivaient dans la terre dure et stérile des champs de bataille où s’étaient joués les massacres de la veille, et le matin était venu, et il viendrait encore. C’était là l’ordre des choses : la simplicité du monde ne tenait pas rigueur des affres des enfants des dieux.

Je trouve que ça va trop loin, entre Cecil et toi. Elle l’avait déclaré sans le regarder, avec une sincérité qui découpait au couteau le ciel bleu de la saison. Arden s’est ensuite tournée vers lui, portant sur le visage d’Ellair marqué de ses propres stigmates son regard très noir, transpercé de la candeur qu’elle avait choisi de lui infliger au lendemain de la guerre séculaire qu’ils avaient vécu ensemble, cette fois-ci. Elle avait dans les yeux une peine tranquille qu’elle déposait sur ses épaules d’Atlas, qu’elle savait à même d’accueillir la douleur. Il y avait, dans sa cruauté, un fond de bienveillance. Ce n’est pas sain.

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Ellair et Arden ne se regardent pas : ils voient tous les deux, face à eux, la même haie, qui abrite les mêmes fleurs bien rangées, dans une impression de quiétude qui sied à un jardin d’hôpital. Ce parallélisme de la ligne directrice de leurs regards révèle peut-être la discorde à venir, alors que déjà, ils ne se voient plus que du coin de l’oeil, silhouette familière occupant un espace qui lui était toujours destiné. Arden fume, ne regarde que le paysage contrôlé du jardin, et l’odeur de la fumée couvre doucement celle de la végétation, rappel imminent de la fin, entre eux, de tout ce qui était naturel. Elle commettrait l’affront de trop. Ça me concerne parce que je vous aime tous les deux. Elle dit ses amours sans hésiter, sans flancher non plus, sincère dans sa certitude.

Le ton sec d’Ellair n’a pas d’emprise sur la façade lisse de sa bien-pensance ; Arden ne réalise pas, peut-être, que c’était là que mourrait une amitié si vieille, qui était née dans cette même terre. Il faudrait la déraciner comme on arrache les pissenlits, qui envahissent avec une vivacité silencieuse l’espace qu’on dédie aux plantes d'apparat. Le printemps était passé depuis deux mois déjà, et avec lui, la tendresse et la joie silencieuse qu’ils avaient trouvé l’un dans l’autre. Arden se tourne vers lui avec cet air éploré d’ange ou de madone, qui lui allait bien quand frappaient les tragédies—il y a dans ses yeux une dévotion sincère, pour lui ou pour Cecil, et ses iris noirs sont tâchés du sang versé la veille au soir, au réveillon de leur fin à eux. Vous vous mettez mutuellement en danger, je trouve ça grave. Tu trouves ça normal, toi ?
Son ton monte pour accompagner l’inflexion ingénue de sa question—c’est une innocence calculée, peut-être, et son visage garde la rigueur de la nuit. Arden attend une réponse qu’elle connaît déjà.

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