Visitation of the Ghost —

par instants brille, et s'allonge, et s'étale un spectre fait de grâce et de splendeurLes fantômes sont partout mais surtout dans sa tête. Plus récemment, elle en a croisé en vrai, jusqu'à se rappeler que rien du présent ni du passé n'est une illusion fiévreuse ; qu'elle ne peut soustraire aux sentiments et qu'elle ne peut s'endormir sur sa colère, sur sa peine, sur l'horreur.
Mais il n'y a rien à faire pour lutter : l'Archéron est une prison organique qu'elle a anticipé longtemps et qu'elle n'a jamais ignoré à partir de ses vingt-et-un ans. Mais dans cette cage de chair et de sang, les fantômes se doivent de ne rester que des intangibles concepts et ne doivent pas franchir les limites du réel.
Pourtant il y a son bruissement quand elle s'échappe hors de sa carcasse d'ombre
Pourtant il y a ses lèvres qui prononcent avec une douceur
Pourtant il y a Vivienne quand elle se tourne brusquement dans un sursaut, hantée par les vivants.

Ses yeux s'élargissent dans la coquette chambre où il n'y a rien si ce n'est des draps roses et des vêtements qui pendent, une petite commode avec du maquillage - rien à part elle qui prennent toute la place. Un sentiment d'angoisse lui arrache le souffle et il son éveil est sauvage ; elle est déjà défaite de la longue soirée dans la boîte de nuit, pas encore lavée, la sueur en souvenir, le mascara intact par entraînement - mais tout le reste n'a plus rien de l'élégance empressée qu'elle arborait au Conseil. Dionne a un réflexe violent de la saisir par la gorge, principalement entre son index et son pouce écarté - pour la plaquer contre le mur. Vivienne. Elle répète en écho son prénom quand elle reconnaît son visage, sans la lâcher, la maintenant contre la paroi qui sépare le couloir et la chambre. Qu'est-ce que tu fous là ? Elle appuie un peu plus par menace, et ses sourcils se froncent et la tension dans sa poitrine s'élargit -
La voilà retrouvée.

Je crois que tu ne te ressembles plus. Ou peut-être que tu te ressembles plus que jamais. Je ne m'étais encore jamais assez intéressée à toi pour en être tout à fait sûre.
Qu'à cela ne tienne, mes yeux sont à toi désormais. J'ai appris ce qu'il y avait à savoir ; ce qu'ils disent de toi, tout bas, les regrets de tes anciens amours, les pleurs interdits de tes adelphes, j'ai écouté, sagement, dans l'ombre toujours, sans que personne ne se méfie, parce qu'ils ne se méfient jamais, de la douceur de mes poisons. J'ai appris à te connaître sans te regarder ; et maintenant que je pose enfin à nouveau les yeux sur toi, j'ai l'impression de retrouver quelqu'un dont j'avais été trop longtemps séparée.
Je te vois comme on voit pour la première fois un tableau qu'on a passé des années à étudier.
Je vois les veines dessinées à la gouache au creux de tes poignets et le grain de beauté oublié sur ton cou où palpite un pouls trop vivace.

Est-ce pour écouter le mien que tu me saisis de la sorte ?
Je devrais, je crois, réagir à un tel éclat. Me débattre, peut-être. La douleur contre ma trachée me rappelle que j'ai un corps. Mais elle semble si loin encore.
J'ai fait attention, tu sais, à purifier mes veines avant de te venir chercher. Mais il reste toujours quelque chose, quelque éther tenace pour m'anesthésier.
À trop te regarder, j'en oublie de protester.
Il faut, pour me rappeler à l'ordre, que le souffle vienne à me manquer.

"Oh" Et à m'entendre croasser de la sorte, je me rends bien compte que tu fais mine de m'étrangler — "J'ai eu beaucoup de mal à te trouver... Tu n'es pas contente de me voir ?"

Tu n'as pas encore de raison de l'être ; pas encore de raison de remarquer mes doigts frôlant la longueur de tes avant-bras.
Mais ne t'inquiète pas ; je t'amène ces raisons.
Regarde-moi et habitue-toi à l'éclat argenté de mes yeux ; voilà la Lune qui désormais surveillera tes nuits.

par instants brille, et s'allonge, et s'étale un spectre fait de grâce et de splendeurDionne ne peut sous-estimer Vivienne, d'ailleurs elle craint qu'elle s'enfuit là en un instant - qu'elle lui échappe seulement pour mieux la hanter plus tard, qu'elle disparaisse et réapparaisse ; elle ne conscientise pas encore le phénomène de l'ombre. Que si Vivienne disparaît, encore, ce n'est pas pour de vrai - qu'elle est là, près de ses cheveux, de sa gorge, de ses omoplates, qu'elle peut la frôler dans l'obscurité - elle n'explique toujours pas sa présence. La magie de cette apparition. Son regard est dur et contrarié, elle fronce les sourcils et cette tension de cette poitrine - elle est toujours là. Elle ne disparaît pas. Elle retire sa main de sa gorge parce que la prise est méchante et qu'elle ne se connaît pas ainsi, avec les femmes, et descend une de ses paumes jusqu'à son épaule, encadrant sa tête, de l'autre côté, de son coude, pour l'acculer - la porte n'est pas loin, après tout - elle est fermée, au moins. Mais pas verrouillée. Étouffe son odeur de la sienne. Elle sent ses os contre ses doigts. Elle sent son corps et ne cherche qu'à l'étouffer - le rendre tout petit dans la cage aux monstre - le rendre inexistant, si elle le peut -
Dionne veut autant que Vivienne disparaisse qu'elle reste encore un peu, pour s'expliquer.

Elle parle un peu plus bas jusqu'à un murmure, un bruissement secret pour tout le reste du bâtiment. A quoi tu joues ? Les gens qui se rendent difficiles à trouver le font pour une raison. Explique-toi, maintenant, ou je te dénonce aux monstres. Leurs visages ne sont pas si loin et elle ne peut prétendre avoir mieux observé Vivienne que maintenant, où elle la découvre elle aussi - de manière moins anecdotique, plus singulière - avec la peur que cet événement change, d'une quelconque manière, le déroulé silencieux de sa vie, ces derniers mois. Je vais te tuer. Elle déclare enfin, sans conviction mais une panique émotionnelle qui la dépasse, plus elle la regarde -
Elle ne comprend pas son rapport avec elle
L'effort avoué mis pour qu'elles soient, là, ensemble, qu'elle doive avoir peur pour elle
Elle ne comprend pas l'engagement de ce qu'il se passe, en cet instant.

Voyons,
ne sois pas bête,

"Tu ne vas pas me tuer"

Tu pourrais y arriver, éventuellement. Mais tu ne le feras pas. Je suis dure à tuer. Peut-être pas autant que toi mais tout de même.
Tes mains contre ma peau, savent-elles ce qu'elles risquent ? Je pourrais briser un à un les os de tes phalanges. Mais à quoi bon ? Tu guéris vite.
Les jeux inutiles m'ennuient trop pour que je m'y prête.
C'est pour ça que je ne joue pas, avec toi, je ne joue pas en te laissant m'envelopper de la sorte, en mêlant discrètement nos souffles, en accrochant mes doigts à tes épaules, emmêlés dans tes cheveux.
Ce n'est pas un jeu.
Je sais ce que je fais et surtout ce que je veux.

"Je fais mon travail, Dionne... Savoir où tu es, c'est une information précieuse à avoir. Et tu sais comment ces choses-là fonctionnent, non ?"

Crois-le, pour l'instant, que j'ai perdu tant de temps à te chercher pour de la politique ; que je veux me servir de ton secret comme monnaie d'échange. L'idée me dégoûte, pourtant !
Je ne devrais pas avoir à mentir pour peser plus lourd dans la balance que les mâles incapables qui nous gouvernent ; je ne devrais pas avoir à manigancer pour obtenir de leur part un respect qu'ils me doivent naturellement.
Non, ce n'est pas pour eux, pas pour les Olympiens et leur foutu piédestal, leur tape sur le dos et leurs regards trop haut, que tu m'es précieuse !
Mais ça, tu n'as pas vraiment besoin de le savoir.

"Ne t'en fais pas, je ne le dirai pas... Ça me plaît que nous ayons un petit secret, toi et moi."

Avant que tu ne trahisses, je ne te regardais pas.
Mais maintenant ! Tu vaux tellement plus cher. Peut-on m'en vouloir alors, d'être une femme et d'aimer les diamants ?

par instants brille, et s'allonge, et s'étale un spectre fait de grâce et de splendeurLa finalité est qu'elle est devenue un enjeu : un enjeu moral, un enjeu de vengeance, un enjeu d'honneur. La finalité, c'est que cela ne la quitte pas et que cela la blesse, ce danger imminent agité sous son nez ; et heureusement elle ne le dit pas, heureusement elle ne va pas jusqu'à l'affront de nommer les hommes face à elle ; n'y'-a-t-il pas plus cruel qu'une femme qui pour se venger du patriarcat en sabote une autre ? Elle n'aurait pas eu de pitié.

Dionne ne veut pas la relâcher car elle sait qu'elle est davantage en position de faiblesse que Vivienne, que c'est sa manière de la regarder, encore, et de la sentir. Et puis que feraient-elles ? Elles vagabonderaient dans la petite chambre, elles élèveraient la voix ; là le conflit est discret, contenu entre elles, entre l'espace minime de leurs visages
Alors il ne vaut mieux pas lui laisser trop de liberté. Il vaut mieux lui répondre, Tu joues avec moi. S'ils savent où je suis, ils me tueront. Cela arrivera, c'est certain ; mais pas besoin de le précipiter, Alors c'est toi, ou moi. Qu'est-ce qui te dit que je me sacrifierai pour toi ? Elle ne relâche pas ses yeux, intense dans sa prise visuelle et physique, Pourquoi tu garderas ce secret, Vivienne ? On se connaît pas. Ou ce qu'on connaît de l'une et de l'autre, la majorité est fausse. Il n'est pas question d'aimer des mirages, Vivienne doit le savoir ; Dionne a déjà assez de fantômes dans sa tête. Assez d'hier à constater, à se remémorer - et pourquoi est-ce que cela l'intéresserait ? Pourquoi invoquer les secrets à deux, soudains - quand ils ne font pas de sens avec le poids politique prétendu ? Que faire des contradictions d'une bouche sournoise quand il est question de vie ou de mort ? Que faire de ses mains ? Faut-il qu'elle étrangle ce sombre fantôme en espérant l'étouffer une bonne fois pour toute ?

Mais je ne veux pas qu'ils te tuent. Morte, à quoi me servirais-tu ? Et si tu me tuais ? Morte, tu ne pourrais plus me toucher comme tu le fais.
On m'a dit que c'était là ta faiblesse, Dionne ; que ton cœur était trop tendre pour tes choix ; que les femmes s'enchaînaient sous tes draps.
Ce ne doit plus être le cas.
Qui viendrait encore te visiter, dans cette petite chambre miteuse ? Ton lit est trop ordonné pour avoir accueilli quelqu'un récemment.
Tant mieux.
C'est ce que je veux.

"Te sacrifier pour moi ? Je suis flattée, ma belle, mais ça ne sera pas nécessaire."

Parce que tu n'iras pas me dénoncer, n'est-ce pas ?
Si tu le fais, tu ne sauras jamais ce que je suis venue faire là. Tu resterais seule, avec la poussière et les courants d'air.
Ton corps frôlant le mien se veut menaçant, je crois ; mais ainsi, tu l'offres à mes mains qui parcourent tes flancs. Étreins donc ma gorge, si tu le souhaites ! mais dépêche-toi ou ce seront tes lèvres plutôt que tes mains, qui viendront s'y poser.

"Je garderai ce secret parce qu'il m'appartient, Dionne. Je ne t'ai pas trouvée pour le compte de quelqu'un d'autre. C'est moi qui te cherchais. D'une certaine manière, c'est à moi que tu es."

par instants brille, et s'allonge, et s'étale un spectre fait de grâce et de splendeurComment peut-elle s'illustrer ici et se croire parfaitement en toute puissance ? Comment peut-elle supposer qu'elle n'a ni besoin d'aide, que le coeur de Dionne est assez tendre pour l'exaucer comme une idole, pour la regarder pleinement sans craindre pour elle ? Vivienne a-t-elle oublié qu'avant d'être divine, elle est humaine ? Ne craint-elle pas la fureur des rois de chaque royaume ? Dionne ne bouge plus, elle la maintient ainsi et n'oublie pas la cruauté de la solitude, admire toutefois l'audace irraisonnable et se demande avec quoi elle doit composer ; comment doit-elle composer, même. Elle interroge tout quand elle voit Vivienne ainsi ; Tu crois que tu peux me posséder ? La question remet déjà en cause l'affirmation, c'est au tour de Dionne de sourire sans la lâcher, que Vivienne l'éprouve - la craigne, s'il le faut - En quoi serais-tu différente de tous les autres Vivienne ? Je n'appartiens qu'à l'Hydre.

En quoi Vivienne se différencie-t-elle des monstres si, comme eux, elle décide de la tenir comme un secret, dans son ombre ? Dans le silence des annonces officielles, dans le creux de la nuit ? Elle cherche sur son visage une trace d'inhumanité, elle cherche le mysticisme d'Hécate, elle cherche la magie ; celle qui la convaincra que Vivienne est digne de composer avec. Mais elle voit aussi les traits fins et hautains, le contraste de son noir avec sa peau pâle, la faiblesse du cou qu'elle tient, cette force secrète - car c'est vrai, après tout, elle l'a trouvée avant les autres. Elle interroge cette vivacité.

Cela m’attristerait presque. Mais devrais-je m’étonner, que l’on s’attende à ça de moi ? Ma peau à ce jour doit suinter le poison que je consomme avec trop d’indulgences ; mes doigts doivent, si noueux qu’ils sont, ressembler à des crochets. Le monde veut que les femmes dans mon genre soient mantes, veuves et cannibales.
Fatales, disent-ils ! Ils font de l’ambition un crime si elle ose peindre ses lèvres.
Puis-je alors te reprocher de partager cette idée trop répandue ?

“Si je voulais posséder quelqu’un, Dionne, j’adopterais un chien.” Et ta main contre ma trachée n’empêche guère une pointe amère de moquerie de colorer ces mots étouffés.

Posséder est un désir d’homme. Je n’ai pas besoin de te posséder. Je ne le veux même pas. Tu ne m’intéresses tant que ce fantôme de couronne sur ta tête tient encore droit. Si tu dois être à moi, tu le seras de ton propre gré.
Mon seul travail est de t'inoculer ce désir dans les veines. Cette envie d’être le Soleil derrière lequel la Lune pourra agir.

“Tu n’appartiens pas non plus à l’Hydre. Ou si c’est le cas, dénonce-moi. Tu me tiens, n’est-ce pas ? Appelle-le.”

Et si l’Hydre me dévore, je saurais que tes rayons ne brilleront jamais assez fort pour servir mes intérêts. Tu pourras le voir ouvrir mon ventre et fouiller dans des entrailles vides, se servir d’os trop fragiles pour nettoyer ses dents, relécher désespérément un sang rendu acide par des décennies de poison… Alors, peut-être que tu me désireras ! que tu te laisseras tenter par la vitre brumeuse de mes yeux morts, par la douceur de la peau glacée que tes doigts insistants bleuissent déjà.
Alors, j’aurais réussi.
Je réussis toujours.

par instants brille, et s'allonge, et s'étale un spectre fait de grâce et de splendeurElle ne connaît qu'un pouvoir agenre au sein de cette prison dédalienne où les âmes mortelles, si elles ne sont pas invitées, ne sont bonnes qu'à s'y perdre ; et le monstre le plus puissant, le plus splendide, le plus important arbore sa féminité si dignement, si volontairement qu'elle en vient, dans sa folie, à oublier que le pouvoir ne provient pas uniquement de la mère, et que la possession a quelque chose d'intrinsèquement masculin dans le reste du monde.

Dionne s'oublie mais elle n'a pas oublié que la chair comme celle de Vivienne ne connaîtra pas de belles issues si elle ne s'enfuit pas. Elle la provoque et Dionne voudrait que son coeur soit assez corrompu par l'influence de ceux qu'elle fréquente maintenant quotidiennement pour la dénoncer, qu'elle trouve la mort indignement, dévorée, déchiquetée, déshumanisée. Mais Dionne n'y parvient pas : c'est facile à prévoir, elle a toujours eu une tendresse violente pour les vivants et connaît trop la mort pour ne pas la craindre. Elle ne lui répond pas frontalement. C'est un aveu de faiblesse. La prise se défait contre sa gorge et elle lui chuchote. Écoute-moi bien. Tu vas repartir et peu importe ce que tu veux de moi - tu l'auras. Tu n'as qu'à m'envoyer un message, je n'y répondrai pas, mais je saurai que je dois venir sur les ruines de l'ancienne colonie. Maintenant va-t-en. Je ne te donnerai pas à l'Hydre. Ni à personne. Son coeur bat fort et vite. Elle l'invite à revenir dans son ombre pour la sortir de cet enfer sans un bruit, qu'elle s'éclipse, encore vivante, de cet endroit, à travers les rues de Manhattan.